dimanche 20 octobre 2024

Last Call

J'ai achevé la correction de la 775e copie ce matin.  J'aurais pu pousser jusqu'à la 776e, mais j'avais froid, et de toutes les personnes qui habitent dans l'immeuble, je suis la seule à pouvoir recueillir sans dégueuler le cadavre des dindes sauvages que les coyotes ont décimées la nuit dernière dans la cour communautaire.

Madame F. n'a pas cessé de me hurler dessus depuis le soir où j'ai pris la décision de nourrir un coyote nommé Last Call.  Deux trois sardines par ci, deux trois biscuits Oreo par là, je n'y voyais qu'une plaisanterie passagère, une forme de charité écologique tout au plus, enfin, pas de quoi devenir fou, mais bon, madame F. s'est quand même liguée avec maître P., son avocat, pour exiger que je vende mon unité et que je décâlisse au plus vite de cet immeuble écocertifié, qualifié de bonne tenue, peuplé de propriétaires 5 étoiles, etc.  

Moi et ma mentalité de locataire, gueulait-elle.  Moi et mes manies animalières, capotait-elle.

Je n'ai pas lésiné.  J'ai mis mon condo en vente.  Deux jours plus tard, je recevais le coup de fil d'un Hell's du nom de Sweet.  Nous devrions passer chez le notaire d'ici la fin de la semaine et conclure cette bienheureuse transaction.  Mais je dois d'abord ramasser les éclats de dindes dépiautées qui jonchent la cour communautaire, c'est l'absolue priorité, et tout de suite après, je dois me mettre à la recherche d'un logement.  J'ai repéré un 3 et demi à 450,00$ par mois dans le coin d'Ivujivik. 

Je suis peut-être à court d'antipsychotiques, mais je suis formel: je n'aurai pas besoin d'acheter une Butterball le 17 décembre prochain.  Il faut d'ailleurs que je me rappelle de me faire une note pour ne pas oublier d'inscrire à mon agenda de contacter le docteur Bamberger et le convaincre de renouveler mon ordonnance.  Le docteur Bamberger est juif.  Si je le mentionne, c'est qu'il y tient.  Je veux dire: il est très fier de ses origines ibéro-sémitiques et me vante souvent la supériorité du Mossad sur les autres compagnies de placement immobilier.  Quand on entre dans son bureau, on aperçoit d'ailleurs un poster de Netanyahu en bedaine au bord de la mer, le pied posé sur une immense saucisse qui jute des deux glands.

J'ai froid, je ne suis pas en manque mais j'ai froid.  Il ne me reste plus qu'à suivre les traces de mon coyote facétieux -- ou plutôt la volée de plumes ensanglantées qui ornent le trottoir de la rue B...  Une piste mène en direction du parc, l'autre en direction de la nuit... J'ai du jus de sardine plein les doigts et la bouche qui goûte le bord de la Rivière des Prairies: on ne peut pas se manquer.

(à suivre)