lundi 14 avril 2025

Journal ritaphysique (14 avril 2025)

J'ai relu dernièrement La Nausée de Jean-Paul Sartre, chose que je n'avais pas faite depuis le cégep, question de renouer plus organiquement avec une disposition affective que je crois propice à l'achèvement de mon foutu roman.

Nul doute que l'expérience de la contingence soit le point de départ de la philosophie existentielle -- je suis, j'existe, c'est clair, mais il n'y a rien de nécessaire là-dedans --, et si un certain nombre de circonstances historiques ou de croisements conceptuels ont très tôt favorisé (chez Sartre du moins) l'arrimage de la contingence à une vigoureuse affirmation de la liberté humaine, je me demande parfois de quoi pourrait avoir l'air une philosophie existentielle qui accouplerait plutôt l'expérience de la contingence à la conviction que la liberté est une fiction et que nous vivons dans un monde où tout est conditionné, déterminé, etc.

Pourrais-je encore habiter de l'intérieur toutes ces dispositions affectives que la philosophie existentielle classique a rendu possible -- à commencer par l'angoisse -- s'il s'avérait que la liberté n'est rien d'autre qu'une histoire qu'on se raconte pour faire sens de ceci et de cela?  En d'autres termes, la nausée est-elle encore possible dans un univers où la liberté est inexistante et où tout ce qui arrive, tout ce qui nous arrive, est le résultat de forces, de lois, de mécanismes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle, aucun pouvoir?

*

La réponse de Sartre à cette question serait violemment négative.  Si j'adhère à une conception déterministe de l'existence en général -- et surtout de mon existence en particulier --, cela fait de moi un Salaud.  Si je conçois mon existence comme nécessaire, je m'interdis aussitôt l'accès à l'expérience de la contingence, et donc je suis un salaud, un peu comme le protagoniste de la nouvelle L'Enfance d'un chef.  Fin de l'histoire.

Dans le moins pire des cas, je serais comparable à quelqu'un qui fuit sa liberté pour justifier, par toutes sortes d'excuses, le fait que je suis ceci plutôt que cela, que je fais ceci et non cela.  Je serais un Lâche qui refuserait catégoriquement le fait d'être seul et sans excuses, une espèce de salaud mineur qui décline l'assomption des conséquences découlant de l'exercice de sa liberté.

Soit.  Mais ma question est la suivante: si un univers déterminé de part en part évacue toute expérience de la liberté, évacue-t-il pour autant celle de la contingence?  Je veux dire: que l'univers soit comparable à cet océan de forces dionysiaques que Nietzsche décrit exclut-il la reconnaissance que le fait de cet univers dans son ensemble soit contingent?

Un jeu de forces étant donné, tout doit s'enchaîner fatalement.  Mais la donation de ce jeu demeure gratuite, rien ne la nécessitait, son événement demeure contingent.  C'est comme si deux cadres de référence qui, logiquement, s'excluent, se retrouvaient ici en état de superposition sauvage, un peu comme deux cyclones qui se téléscopent. Je lance deux dés, j'obtiens un 2 et un 6.  Une fois les dés lancés, tout contribue fatalement au résultat obtenu: le plan, la force, la vélocité, etc. déterminent le résultat.  Je n'aurais pas pu aboutir à autre chose qu'un 2 et un 6.  Mais le jeu lui-même, l'il y a qui précède de justesse sa production, demeure contingent.  

Que Dieu ait créé ce monde il y a 14 milliards d'années ou que ce monde se vomisse, se ravale et se revomisse éternellement n'y change rien.  Le fait du monde demeure contingent même si tous les phénomènes qu'il contient s'enchaînent selon des règles implacables.

(Si Dieu a créé ce monde, l'idée de la création lui est venue comme aurait pu lui venir n'importe quelle autre mauvaise idée.  Le monde devait venir à Dieu comme une idée avant de lui venir comme un monde, sinon le monde aurait été créé avant d'être créé, ce qui est un peu con.  Or même si Dieu est parfait et que le monde qui lui vient à l'idée est parfait, leur rencontre est contingente, elle doit l'être, sans quoi la différence entre Dieu et le monde s'estomperait: tout ce qui est serait déterminé à être ce qu'il est, mais rien ne serait jamais arrivé. Dieu est tout, sauf l'il y a de l'idée du tout, ce qui nous permet de distinguer le panthéisme d'un bloc de ciment coulé en soi et pour soi une fois pour toutes.) 

*

Je suis un salaud qui fait l'expérience de la contingence, donc quand même pas un parfait salaud.  Fiou!

*

Une des scènes qui m'émeut le plus dans La Nausée de Sartre, c'est celle du brouillard.

Il y avait des gens autour de moi; j'entendais le bruit de leurs pas ou, parfois, le petit bourdonnement de leurs paroles: mais je ne voyais personne.  Une fois, un visage de femme se forma à la hauteur de mon épaule, mais la brume l'engloutit aussitôt; une autre fois quelqu'un me frôla en soufflant très fort.  Je ne savais pas où j'allais (...) 

Tout est là.  De fait, ces quelques lignes me semblent ressaisir parfaitement la disposition affective initiale, la note de basse de la philosophie existentielle.

Il y a le brouillard.  Aucun sens, aucune direction n'est indiquée a priori, on avance à tâtons dans un monde où le surgissement gratuit (et furtif) des voix et des silhouettes nous rappelle à notre propre contingence, de même qu'au vertige et à l'angoisse qui en découlent nécessairement.

Et c'est sans doute la plus grande force de la philosophie de l'existence (même après le jeu de massacre du structuralisme et le bavardage surenculé des thugs de la déconstruction) que de rendre justice à l'irréductible gratuité de tout ce qui surgit, de l'il y a propre à toute apparition, abstraction faite de ce que la science -- qui n'est jamais qu'une construction -- peut en dire.

Mais pour l'amour du ciel, que l'on me donne une seule raison de penser que je suis libre.  Je n'en vois aucune.  Je suis un salaud égaré dans le brouillard.

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Je ne choisis pas librement de poser mes yeux sur l'abeille plutôt que sur la coccinelle qui est juste à côté.

Si je m'en rends compte et que je choisis de poser les yeux sur la coccinelle, je n'ai pourtant pas choisi librement ma résolution de changer de cible oculaire: il aurait fallu pour cela que je choisisse librement l'idée d'opter pour cette résolution.

J'assiste en spectateur étranger -- réjoui ou angoissé, c'est selon -- à la venue de mes pensées, de leur écoulement ou de leur enchaînement.

Je ne choisis pas librement les mots que je profère lorsque je m'adresse à mon interlocuteur: j'ai d'abord éprouvé comme une vague pulsion de parole, et les mots se sont enchaînés d'eux-mêmes pour former des unités linguistiques plus ou moins cohérentes, ce dont je m'étonne.  À la limite, la formation de la phrase la plus simple relève de la magie.

Je n'ai pas non plus choisi librement tout ce système de préférences et d'aversions qui oriente chacune de mes actions.

Je suis une marionnette.  Salaud ou pas, lâche ou pas, je ne suis rien qu'une fucking marionnette.  Si je dois faire l'expérience de la contingence -- et je la fais bel et bien à l'occasion --, c'est à la condition de rester fidèle au il y a primitif qui précède ontologiquement ma perception de chaque chose comme enchaînée à la grande mécanique du monde, en d'autres termes, c'est à la condition de laisser la gratuité initiale contaminer par affection cela qui demeure implacablement enchaîné.

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Mais si j'oublie la gratuité ou la grâce initiale du il y a, il n'y a plus de don.  Bon ou mauvais, le donné disparaît pour céder la place à l'enchaîné.  Ce qui m'apparaissait donné de prime abord se révèle à la fin comme simplement prêté -- et à la fin des fins, rien ne m'aura jamais vraiment appartenu, tout ce que le néant m'aura prêté sera repris jusqu'au tout dernier maillon.

*

Je suis de trop.  C'est la formule célèbre par laquelle Sartre/Roquentin livre la signification ultime de sa nausée devant le monde.  Tout est contingent.  Il n'y a de nécessité nulle part.

De trop: c'est exprimer la chose dans le langage de l'excédent, du surnuméraire, de l'addition.  Mais je pourrais tout aussi bien l'exprimer dans le langage de la chute et de la soustraction en disant que le monde se passe parfaitement de moi pour exister.

Si je suis de trop, c'est que d'un point de vue strictement ontologique, je tombe dans la colonne des pertes, pire: j'y suis d'ores et déjà tombé.  N'y a-t-il pas quelque chose de rafraîchissant à se dégonfler l'ego et à tout considérer, au moins quelques instants, comme si on n'y était plus, comme si on désertait les premières loges, comme si on devenait soudain le fantôme de sa propre existence?

Car il y a bien quelque chose de fantomatique dans cette déréalisation que la contingence opère sur notre rapport au monde.  Mais encore faut-il que le monde m'apparaisse fortement enchaîné, car un fantôme qui se retrouverait dans un monde lui-même peuplé de choses fantomatiques se sentirait chez lui: l'effet d'exil, d'absurdité et d'étrangeté serait complètement raté.

Plus j'y pense, plus je suis convaincu que l'expérience de la contingence, loin d'exclure le jeu de la fatalité cosmique, l'exige très rigoureusement -- du moins, l'exige jusqu'à l'il y a de cette fatalité, jusqu'au don primitif qui précède le jeu du prêt universel et de ses enchaînements économico-ontologiques,.

*

Une marionnette consciente d'être une marionnette peut-elle être fondamentalement heureuse?  Je ne sais pas.  Mais je ne vois pas a priori pourquoi, en vertu de quelle fatalité affective, elle devrait être fondamentalement malheureuse.

Essayez de commander une pizza aux anchois à 4 heures du matin, vous verrez bien.



  

samedi 5 avril 2025

Journal ritaphysique (5 avril 2025)

Le plus souvent, le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre.

Nous avons tous déjà fait la fastidieuse expérience qui consiste à écouter le récit matinal que nous fait notre conjoint(e) ou notre coloc(que), c'est selon, du rêve qu'il/elle a fait la nuit précédente.  Quel emmerdement.  On surmonte de peine et de misère notre exaspération afin de prêter une oreille compatissante à ce foutoir qui revêt aux yeux de notre interlocuteur un si grand intérêt, on accueille d'un oeil vitreux ces péripéties sans queue ni tête, cette enfilade de complications rocambolesques qui suscitent chez lui/elle un enthousiasme indécent, priant le ciel qu'on en finisse au plus maudit...

Mais c'est comme dans la toune de Stromae: quand tu crois que c'est fini, eh ben y en a encore...

*

Si je me permets un rapprochement entre l'univers du rêve, tel que raconté par autrui, et celui du journal, c'est que dans les deux cas, on observe la même disparité entre ce qui est intéressant et ce qui est significatif.  Je veux dire: ce qui est intéressant pour autrui, dans les deux cas, ne l'est pas nécessairement pour moi, ne l'est même que très rarement.  Pourquoi?  Parce que pour lui, seigneur de son chaos onirique, les dimensions de l'intéressant et du significatif se recoupent parfaitement, elles échangent leur indice de hantise, alors que pour moi, auditeur dudit chaos, ce qui est raconté est jugé a priori sans intérêt parce que parfaitement inhabitable du point de vue de la signification.

Parce que je n'ai pas fait moi-même le rêve qui m'est raconté, sa signification ne peut pas hanter mon existence comme elle hante celle du rêveur.  Autrement dit, la signification du rêve narré est à sens unique: le rêveur est le seul à pouvoir habiter de l'intérieur le sens de son rêve (ce pour quoi il le le juge si intéressant), alors que moi qui l'écoute, je ne peux que squatter ce sens de loin en loin.  Or, sauf à me camper dans la position d'un psychanalyste, je ne peux pas trouver intéressante une signification privatisée par l'idiosyncrasie psychique du rêveur, je ne peux pas accorder de l'intérêt à une signification qui ne peut être signifiante que pour lui.

Le rêveur se retrouve donc dans la position où il cherche à donner une apparence de récit à ce qui ne peut pas être raconté, à ce qui résiste de l'intérieur à sa mise en narration.

Or un rêve n'a pas plus d'unité narrative qu'un journal.  La fiction dont ils relèvent tous deux est par essence hors récit -- et peut-être même antégrammatique. 

(Une signification insignifiante n'est même pas un paradoxe.  C'est quelque chose qui est sans intérêt, c'est quelque chose qui est essentiellement inintéressant.)

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Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.

Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?

Oui, cela a d'ailleurs un nom.  Bien entendu.  C'est un poème.  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème.  Oh mon dieu...

Donc, tout ce que j'aurais identifié (à tort) jusqu'ici comme cette fiction = X que le journal présuppose -- cela serait en réalité un poème.

Je ne peux pas tirer les conséquences de ça ici.  Je peux seulement en noter l'aberration conceptuelle.  

(Ou bien: ce que j'ai énoncé jusqu'ici sur la fiction = X pourrait encore tenir la route, mais seulement à condition de considérer le poème comme une fiction -- mais une fiction dont le propre serait d'opposer une résistance non négociable à toute tentative de traduction narrative.  Est-ce seulement possible?  À voir.)

*

Question à la Wittgenstein: Un journal qui ne révélerait que les choses que l'on tait normalement dans un journal serait-il encore un journal?  Si oui, serait-il nécessairement plus *vrai*, plus *authentique* -- et même, plus *intéressant* qu'un journal éditable, plus consensuel?  Ou ne serait-ce pas carrément un anti-journal?

Un jeu d'échecs dont on retire la reine est-il encore un jeu d'échecs?  De même, un journal dont on retire toute forme d'inhibition ou de censure est-il encore un journal?

Et puis serait-ce pour autant vraiment plus intéressant?

Comparons 2 entrées de journal, la première exposant la version publiée (et donc censurée) d'un événement dont la seconde expose la version primitive.

1) Version publiée: Ce matin, j'ai fait l'amour à R.  Ce fut une catastrophe.  Je dois apprendre à réfréner mon désir. 

2) Version primitive: Ce matin, alors que je baisais avec Rita, j'étais si dur et si excité que j'étais prêt à jouir après seulement quelques secondes de pénétration.  Afin de modérer mon excitation, de différer la décharge, j'eus alors l'idée saugrenue de penser au cadavre de ma grand-mère -- ce qui eut l'effet inverse: je giclai sur le champ et me vidai comme un porc en hurlant Bernadette (c'était son nom).

Sans vouloir en faire une question de vie ou de mort, j'ai tendance à considérer la seconde version comme infiniment plus intéressante que la première.  Mais plus intéressante en quel sens et de quel point de vue?  Je ne dis pas que la seconde version est plus significative ou plus pertinente pour autant.  Mais dans la mesure où elle est plus détaillée, elle est certainement plus intéressante parce qu'elle me donne à tout le moins l'impression/l'illusion de pénétrer plus avant dans l'intimité de son auteur.

Et si un écrivain tient son journal et que ce salaud -- en plus -- le publie, n'est-ce pas (au moins en bonne partie) pour nous faire entrer dans son intimité?  Si c'est bien cela qu'il veut, ne suis-je pas en droit d'exiger qu'il aille jusqu'au bout de sa pulsion exhibitionniste et qu'il ne me fasse pas chier avec ses réserves victoriennes, ses pudeurs de crocodile et ses demi-mesures de curé défroqué?  (Je n'aime pas le discours que je tiens en ce moment: un peu à l'instar de la grand-mère de tout à l'heure, ce devrait être turn off, et cependant, etc.). 

Ce lien entre écriture et exhibition (et voyeurisme) est à creuser.  Que d'horreurs et de passages secrets, que de côtés cour et de côtés jardin ne va-t-on pas encore découvrir dans cette direction?

Bon, comme disait le vieux Bergson après avoir morvé dans son omelette, la distinction entre connaissance analytique et connaissance métaphysique ira à demain, là, c'est le temps de s'ouvrir une petite bière...