samedi 5 avril 2025

Journal ritaphysique (5 avril 2025)

Le plus souvent, le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre.

Nous avons tous déjà fait la fastidieuse expérience qui consiste à écouter le récit matinal que nous fait notre conjoint(e) ou notre coloc(que), c'est selon, du rêve qu'il/elle a fait la nuit précédente.  Quel emmerdement.  On surmonte de peine et de misère notre exaspération afin de prêter une oreille compatissante à ce foutoir qui revêt aux yeux de notre interlocuteur un si grand intérêt, on accueille d'un oeil vitreux ces péripéties sans queue ni tête, cette enfilade de complications rocambolesques qui suscitent chez lui/elle un enthousiasme indécent, priant le ciel qu'on en finisse au plus maudit...

Mais c'est comme dans la toune de Stromae: quand tu crois que c'est fini, eh ben y en a encore...

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Si je me permets un rapprochement entre l'univers du rêve, tel que raconté par autrui, et celui du journal, c'est que dans les deux cas, on observe la même disparité entre ce qui est intéressant et ce qui est significatif.  Je veux dire: ce qui est intéressant pour autrui, dans les deux cas, ne l'est pas nécessairement pour moi, ne l'est même que très rarement.  Pourquoi?  Parce que pour lui, seigneur de son chaos onirique, les dimensions de l'intéressant et du significatif se recoupent parfaitement, elles échangent leur indice de hantise, alors que pour moi, auditeur dudit chaos, ce qui est raconté est jugé a priori sans intérêt parce que parfaitement inhabitable du point de vue de la signification.

Parce que je n'ai pas fait moi-même le rêve qui m'est raconté, sa signification ne peut pas hanter mon existence comme elle hante celle du rêveur.  Autrement dit, la signification du rêve narré est à sens unique: le rêveur est le seul à pouvoir habiter de l'intérieur le sens de son rêve (ce pour quoi il le le juge si intéressant), alors que moi qui l'écoute, je ne peux que squatter ce sens de loin en loin.  Or, sauf à me camper dans la position d'un psychanalyste, je ne peux pas trouver intéressante une signification privatisée par l'idiosyncrasie psychique du rêveur, je ne peux pas accorder de l'intérêt à une signification qui ne peut être signifiante que pour lui.

Le rêveur se retrouve donc dans la position où il cherche à donner une apparence de récit à ce qui ne peut pas être raconté, à ce qui résiste de l'intérieur à sa mise en narration.

Or un rêve n'a pas plus d'unité narrative qu'un journal.  La fiction dont ils relèvent tous deux est par essence hors récit -- et peut-être même antégrammatique. 

(Une signification insignifiante n'est même pas un paradoxe.  C'est quelque chose qui est sans intérêt, c'est quelque chose qui est essentiellement inintéressant.)

*

Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.

Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?

Oui, cela a d'ailleurs un nom.  Bien entendu.  C'est un poème.  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème.  Oh mon dieu...

Donc, tout ce que j'aurais identifié (à tort) jusqu'ici comme cette fiction = X que le journal présuppose -- cela serait en réalité un poème.

Je ne peux pas tirer les conséquences de ça ici.  Je peux seulement en noter l'aberration conceptuelle.  

(Ou bien: ce que j'ai énoncé jusqu'ici sur la fiction = X pourrait encore tenir la route, mais seulement à condition de considérer le poème comme une fiction -- mais une fiction dont le propre serait d'opposer une résistance non négociable à toute tentative de traduction narrative.  Est-ce seulement possible?  À voir.)

*

Question à la Wittgenstein: Un journal qui ne révélerait que les choses que l'on tait normalement dans un journal serait-il encore un journal?  Si oui, serait-il nécessairement plus *vrai*, plus *authentique* -- et même, plus *intéressant* qu'un journal éditable, plus consensuel?  Ou ne serait-ce pas carrément un anti-journal?

Un jeu d'échecs dont on retire la reine est-il encore un jeu d'échecs?  De même, un journal dont on retire toute forme d'inhibition ou de censure est-il encore un journal?

Et puis serait-ce pour autant vraiment plus intéressant?

Comparons 2 entrées de journal, la première exposant la version publiée (et donc censurée) d'un événement dont la seconde expose la version primitive.

1) Version publiée: Ce matin, j'ai fait l'amour à R.  Ce fut une catastrophe.  Je dois apprendre à réfréner mon désir. 

2) Version primitive: Ce matin, alors que je baisais avec Rita, j'étais si dur et si excité que j'étais prêt à jouir après seulement quelques secondes de pénétration.  Afin de modérer mon excitation, de différer la décharge, j'eus alors l'idée saugrenue de penser au cadavre de ma grand-mère -- ce qui eut l'effet inverse: je giclai sur le champ et me vidai comme un porc en hurlant Bernadette (c'était son nom).

Sans vouloir en faire une question de vie ou de mort, j'ai tendance à considérer la seconde version comme infiniment plus intéressante que la première.  Mais plus intéressante en quel sens et de quel point de vue?  Je ne dis pas que la seconde version est plus significative ou plus pertinente pour autant.  Mais dans la mesure où elle est plus détaillée, elle est certainement plus intéressante parce qu'elle me donne à tout le moins l'impression/l'illusion de pénétrer plus avant dans l'intimité de son auteur.

Et si un écrivain tient son journal et que ce salaud -- en plus -- le publie, n'est-ce pas (au moins en bonne partie) pour nous faire entrer dans son intimité?  Si c'est bien cela qu'il veut, ne suis-je pas en droit d'exiger qu'il aille jusqu'au bout de sa pulsion exhibitionniste et qu'il ne me fasse pas chier avec ses réserves victoriennes, ses pudeurs de crocodile et ses demi-mesures de curé défroqué?  (Je n'aime pas le discours que je tiens en ce moment: un peu à l'instar de la grand-mère de tout à l'heure, ce devrait être turn off, et cependant, etc.). 

Ce lien entre écriture et exhibition (et voyeurisme) est à creuser.  Que d'horreurs et de passages secrets, que de côtés cour et de côtés jardin ne va-t-on pas encore découvrir dans cette direction?

Bon, comme disait le vieux Bergson après avoir morvé dans son omelette, la distinction entre connaissance analytique et connaissance métaphysique ira à demain, là, c'est le temps de s'ouvrir une petite bière...