Ce sera la dernière livraison de ce journal avant le déménagement. Dans 2 ou 3 semaines, yep, je quitterai Montréal pour rejoindre Rita de l'autre côté du pont, quelque part dans les terres silencieuses du sud.
Charlebois reviendra à Montréal si ça lui chante, moi pas. Moi, jamais. Cette ville, que j'ai aimée pourtant, je dois désormais la fuir à toutes jambes car je m'épuise à la détester, et il n'est pas question que je finisse à l'asile, cône orange sous le bras, à la place de tous ces ahuris qui se réjouissent de voir Montréal ressembler de plus en plus à un camp de concentration écologique, et qui, à l'usage, ont développé un véritable syndrome de Stockholm à l'endroit de leurs petits despotes éclairés.
Fuck Plante. Fuck Machin. Fuck Rabouin et ses discours en demi-teinte d'omelettes à morver dedans. Et je veux bien que mes propos fassent de moi un dinosaure: je préfère encore me faire blaster par une météorite que d'attendre Godot ou quelque messie urbicide qui confond la gestion de Montréal avec son potage d'anti-dépresseurs.
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Bon, on se calme. J'allais dire qu'il est 2 heures du matin, mais non, on vient tout juste de passer à l'heure anormale du nord sans fond, je rétrocède de 60 minutes -- je voyage dans le temps en classe économique -- et il est une heure du matin.
Si le journal est une fiction dérobée, si la poésie est une fiction inénarrable, si tout ce qui prend le chemin de l'écrit n'est jamais qu'un cas particulier de fiction, en va-t-il de même de la philosophie? Peut-on -- sans rire -- considérer la philosophie elle-même comme une espèce de fiction, et si oui, comment allons-nous la qualifier?
Après tout, la philosophie regorge de fictions: la caverne de Platon, le malin génie de Descartes, le contrat social de Rousseau... Je veux bien qu'il s'agisse de fictions théoriques, délibérément annexées à l'intellection de points sensibles, à la clarification d'arguments pointus et/ou stratégiques. Ma question est: aurait-on pu, à la limite, s'en passer? Descartes, à titre d'exemple, n'aurait-il pas pu renoncer au dispositif théâtral du malin génie, et dire simplement: ok, les amis, à partir d'ici, je vais douter de tout, y compris des vérités mathématiques les plus élémentaires, et je vais faire cela tout simplement parce que telle est ma volonté, ou plutôt, parce que telle est la volonté qu'il lui est possible de douter de cela même qui s'impose comme indubitable aux yeux de l'entendement?
À première vue, il me semble que la réponse à la question est oui. Je veux dire: cette fiction du malin génie n'était pas nécessaire. De toute évidence, c'est du crémage esthétique. Des enjolivements de gentilhomme qui circule à pas sereins dans les rues de Paris, l'épée au fourreau, la chevalière au doigt et la perruque au coco. Mais cette première vue me fatigue. Ça ressemble à un attrape-nigaud. Le détour par la fiction -- fut-ce celle du malin génie, du contrat social ou du fou qui se précipite sur la place publique en hurlant que Dieu est mort -- ce détour par la fiction, dis-je, n'est peut-être (justement) pas un détour.
Se pourrait-il que ces fictions, qualifiées de théoriques à juste titre, soient nécessitées, de fait, mais sur un axe parallèle à la théorie, je veux dire: un axe qui ne croise pas cartésiennement l'abscisse de l'argument ou l'ordonnée de la conclusion, mais qui les redouble, en brouille les ondes, en taquine l'intersection, et ce faisant, les concurrence en secret, mais à une fréquence audio qui ne soit pas immédiatement perceptible à l'oreille de l'entendement?
Bref, se pourrait-il que la fiction théorique ne soit pas un détour (une espèce d'échelle dont on se débarrasse une fois l'ascension accomplie), mais un tour de force, si ce n'est un tour de magie -- voire un tour de char pareil à celui que l'on fait de nuit sur l'autoroute, alors que le poste de radio (dont les ondes nous parvenaient 5 sur 5 jusqu'ici) se met soudain à se friturer, à se déchirer de loin en loin, si bien qu'après 10 minutes de pitonnage improductif, on laisse tomber, on éteint la radio, on ouvre toutes grandes les fenêtres de la voiture pour accéder à de tout autres voix portées par de tout autres fréquences?
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Cette nuit est ce matin. Cette nuit, ce n'est pas Godot que j'attends, c'est le plombier.
Avec 29 boites de livres cordées près de l'entrée, à 2 semaines du déménagement, la valve de la conduite d'eau froide s'est mise à pisser.
Parqué en double entre une insomnie abrutissante et un syndrome du défilé thoracique, je me répète que la valve de ma conduite d'eau froide est foutue. Ou bien je la ferme complètement, mais alors je n'ai plus d'eau pour le café, la douche et le reste; ou bien je l'ouvre au maximum, question d'assurer une certaine pression à la sortie, mais dans ce cas l'eau pissote sur le pourtour de la conduite; ou bien encore je ne la ferme, donc ne l'ouvre, qu'à moitié, et j'ai droit à une petite fuite, un minuscule filet que je cueille dans un petit bol qui se remplit au bout d'une heure et que je dois vider régulièrement si je veux éviter le débordement. J'opterais bien pour un bol plus large et/ou plus profond, du genre qu'on vide aux deux heures, mais l'enchevêtrement des tuyaux est trop dense pour y insérer un bol de plus gros format.
Dans ma nuit becketienne amorcée à l'heure anormale de novembre, je me sens 4 heures alors qu'il est déjà 3 heures, ou l'inverse. Mes 29 boites de livres ne me servent à rien. Pascal ne me sert à rien, Nietzsche ne me sert à rien, Bataille non plus. Beckett, par contre, c'est une autre histoire. J'irais jusqu'à dire que Beckett est le seul auteur qui puisse encore quelque chose pour nous quand tous les autres ne nous sont plus d'aucun secours.
Je vide le bol, j'ouvre le robinet, je ferme le robinet, je remets le bol sous le joint défaillant, je verse l'eau dans la cafetière, je tape sur le clavier, je fume sur la terrasse, je regarde l'heure (à quand remonte ma dernière nuit totalement blanche?), je vide le robinet, je ferme le bol, je tape la cafetière, il est n'importe quelle heure au centre de n'importe quelle nuit et je me console en me disant que dans 2 ou 3 semaines, j'irai rejoindre Rita, je quitterai Montréal pour n'y plus jamais revenir, je ne franchirai pas le col ibérique des Pyrénées, plus modestement j'emprunterai cette saloperie de pont-tunnel La Fontaine pour ensuite tricoter dans les terres du sud jusque chez Rita, et là, je déposerai mes 29 boites de livres à son adresse, je porterai sa main à ma joue, je baiserai délicatement son étoile ombilicale, je perdrai la tête et dégorgerai mon sperme brûlant entre ses fesses impériales, puis nous finirons la soirée en colle-colle devant la télé, croquant des cachous, mâchant des jujubes, nous demandant pourquoi la plupart des spots publicitaires semblent avoir été conçus pour un auditoire d'attardés mentaux.
La nuit ne sera plus le matin, l'eau froide jaillira librement du robinet du lavabo et Beckett lui-même ne nous sera plus d'aucun secours.

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