lundi 30 juin 2025

Journal ritaphysique (30 juin 2025)

 

Y a-t-il une éthique du journal? 

Cette question me semble très étroitement rattachée à celle qui demande si le journal est fait pour être lu, si le journal est essentiellement finalisé par un projet de publication ou si au contraire son apparition dans l'espace public n'est pas plutôt un événement accidentel, une sortie de route esthétique, une chose qui peut toujours arriver sans que cet événement entame de quelque façon le sens ou l'exercice même du journal.

Bref, un journal est-il par essence quelque chose de foncièrement intime ou au contraire quelque chose de publiable au même titre que n'importe quel texte?

(Précisons que je pose cette question abstraction faite des intentions de l'auteur, car même si ce dernier désirait à tout prix que son journal atteigne au plus haut degré de visibilité, il se pourrait que son journal soit ontologiquement impubliable; au contraire, il pourrait souhaiter que son journal demeure à tout jamais confiné à son intimité d'origine alors que le journal, lui, serait structurellement polarisé par un impératif de visibilité totale.)

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Je sors sur la terrasse avec mon café.  Il fait encore nuit, les oiseaux sont sans voix.  Plus de cigarettes.  Je vire toutes mes poches à l'envers.  Plus de cigarettes.  Cette évidence est infaillible.  Tabarnak.  

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Si par hypothèse (comme je l'ai soutenu jusqu'ici) le journal est un corps textuel écartelé entre une fiction clandestine à laquelle il emprunte ses principaux énoncés, d'une part, et la destinataire secrète et/ou inavouable qui motive la reprise inlassable de l'écriture, d'autre part, alors il s'ensuit que l'intimité du journal est d'ores et déjà contestée par le double appel de visibilité qu'il reçoit en provenance des pôles premier et dernier de sa production.

La fiction dérobée se dévoile déjà (en partie du moins) à partir de n'importe quel extrait de journal, et la finalité érotique de l'écriture apparaît dès le départ comme une livraison de lumière en direction de l'interlocutrice alpha = Rita.

En conséquence, le journal est public avant même d'être matériellement publié; sa diffusion éditoriale prolonge/consacre/achève la pulsion de visibilité qui était déjà manifeste alors même que le journal se repliait sur lui-même afin de lécher les tropes de son intimité.

(Kierkegaard dit avoir arraché de son journal toutes les pages qui se rapportent à l'événement le plus déterminant de son existence, et qu'il qualifie d'épine dans la chair.  Mais pourquoi le dire?  Pourquoi ne pas avoir aussi arraché la page où il est dit que toutes les pages se rapportant au Secret ont été arrachées?  N'est-ce pas là reconnaître qu'il appartient à l'intimité la plus radicalisée de flirter -- plus ou moins consciemment -- avec la tentation de tout dire, de tout montrer, de tout publiciser?)

Tout journal est donc extime avant d'être intime.

La publication n'est pas un accident qui arriverait de l'extérieur à une pratique d'écriture essentiellement privée et intouchée.  Non.  L'exhibitionnisme est la tangente naturelle de tout journal.

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Je marche de nuit en direction du Couche-Tard.  J'ai l'air d'un itinérant avec ma robe de chambre et mes gougounes du Dollarama.  J'aurais dû faire un effort, me laver les aisselles et mettre un noeud papillon.  Si le commis refuse de déverrouiller la porte, je simulerai une crise d'épilepsie.  Il y a bien quelque chose à quoi je pourrais penser et qui me ferait venir l'écume aux lèvres, mais quoi?  Je peux seulement penser à des choses qui me font venir l'écume à la queue.  À Rita, par exemple, mais quoi?

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Oui, tout journal est par essence publiable.

Mais d'un point de vue éthique, s'ensuit-il de là que j'aie le droit de tout dire?

Oui, si le journal est le précipité cryptochimique d'une fiction qui le précède (en théorie si ce n'est en réalité), je ne fais pas seulement que revendiquer ou m'attribuer de force le droit de tout dire, de tout montrer: je possède tout naturellement ce droit comme je le possède dès lors que je me retrouve engagé dans l'écriture de n'importe quelle fiction.

En régime de fiction littéraire, l'éthique n'a donc aucun droit. En dépit des apparences, l'éthique n'est pas ce qui limite le pouvoir de la littérature -- la peur de dire ou d'offenser n'est pas éthique, la peur n'est que la peur, elle n'est l'indice d'aucune droiture morale, elle ne mesure que le degré d'absorption des culottes dans lesquelles on pisse avant d'envoyer son manuscrit aux éditions Mémoire d'Encrier, genre --, l'éthique, dis-je, n'est donc pas un pouvoir angélique qui viendrait modérer ou neutraliser de l'extérieur la puissance démoniaque de la fiction, mais au contraire, c'est ce qui octroie par défaut les pleins pouvoirs à cette fiction, c'est l'impuissance (totale) face à la puissance (totale).

La résistance symbolique opposée à cette tentative (ratée, encore ratée, toujours ratée) de modération ou de neutralisation éthique est de nature foncièrement politique.  C'est ce que la résistance politique devient lorsqu'elle expérimente que son refus de ceci et de cela présuppose son incapacité absolue de résister à sa propre force de résistance, que le Non radical qu'elle oppose à la négation d'elle-même puise sa force dans le Oui non moins radical qu'elle adresse à sa propre affirmation.

Car de même que le moi du rêveur est un moi rêvé non moins que les autres matériaux du rêve, le Je du journal est fictionné, pas exactement fictif, mais mis en état de fiction au même titre que tout ce qu'il raconte dans son journal.

Ce qui revient à dire, en somme, qu'en tant qu'auteur de ce journal, j'en suis le personnage principal; je suis la conscience (heureuse ou malheureuse, c'est selon) de ma propre fiction, et s'il est vrai qu'en régime de fiction tout peut arriver, alors il n'en demeure pas moins vrai que tout peut être dit.

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Tout arrive, attends-moi (Hubert Aquin).

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Il ne faut pas imaginer Sisyphe heureux.  Il faut imaginer Rita en bikini.  Le commis m'ouvre la porte.  J'achète un paquet de Pall Mall.  Le temps de rentrer à la maison, j'ai déjà fumé la moitié du paquet.  Jésus fait du pouce sur Christophe-Colomb, tous les chars qui le croisent klaxonnent comme le crisse.  Il me quête une cigarette.  Tiens, prends-en une couple.  Me demande si j'ai du feu.   Lui réponds que non.  M'engueule puis s'éloigne en ajoutant que je ne comprendrai jamais rien à la scission matinale des oiseaux entre les pylônes du comté de Verchères.





dimanche 8 juin 2025

Journal ritaphysique (8 juin 2025)

Je renoue sans conviction avec l'exercice du journal amorcé fin janvier.

Impression d'être allé de nulle part à nulle part en passant par nulle part.

J'aimerais pouvoir dire, comme Monsieur Teste, que la bêtise n'est pas mon fort, mais je crains au contraire être doté d'un sens de la bêtise très aiguisé, yep, et d'autant plus lorsque la bêtise se donne des airs de luminosité.  Je ne résiste pas à cet appel de phares que le désastre m'expédie de loin en loin, surtout sur les petites routes de campagne qui s'écartent des grands boulevards de l'ontologie classique.

Voilà ce qui arrive à force de peloter des idées louches: on se ramasse avec un tas de petits morpions conceptuels, on s'en tire avec une chaude pisse postmoderne, on finit par penser tout croche et malproprement.

(Ionesco dit que le théâtre est un endroit où il semble que quelque chose se passe.  Eh bien, mon journal ritaphysique est un endroit où il semble que quelque chose se pense.)

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Bouhouhou.

Ok, ça va faire l'autoflagellation.  Encore, si ça me faisait bander...

Bon, ne soyons pas vache, j'ai quand même conquis en cours de route 2 ou 3 points qui me semblent sûrs ou à tout le moins pas trop vacillants: 1) penser, c'est interroger ou être interrogé; 2) le journal n'est pas causa sui: il est le produit intérimaire d'une fiction dérobée et d'une correspondante ritavoilée; 3) un trou de cul est quelqu'un qui pue du pouvoir en performant la totalité du mépris dont il dispose; 4) la philosophie existentielle demeure possible même si elle s'appuie à une conception des choses dans laquelle il n'y a pas de place pour la liberté; 5) la littérature est un acte de résistance politique.

Pense, porc!  Le petit cochon ne s'en tire pas si mal, mais ce n'est pas encore assez, on n'a pas encore creusé suffisamment ces intuitions.  Ce qu'on veut, c'est quelque chose de vraiment cochon...

D'où la question: que serait, dans le monde du concept, l'équivalent d'un événement totalement pornographique?

Si je me fie à l'origine du mot pornographie, pornè désigne la prostituée payée à la passe.  De ce point de vue, un intello pornographe serait donc celui que l'on paie à la pensée.  

Je te paie pour travailler, alors travaille.  Je te paie pour penser, alors pense.  

Mais peut-on conjuguer la pensée à l'impératif?  Peut-on forcer la pensée à se produire?

En d'autres termes, si la production d'idées correspond au travail pour lequel on me paie, comment puis-je produire une seule idée s'il est vrai qu'une idée est une chose/un vertige/une étoile qui ne peut que venir?  

Car l'idée est par définition ce qui vient à l'esprit, je veux dire: ce qui vient de lui-même abstraction faite de tout contrôle, de toute décision, de tout plan de travail ou de tout programme de production.  Et même si on concédait que le plan ou le programme est la condition nécessaire à l'arrivée de l'idée, ce n'en est pas -- ce n'en est jamais -- la condition suffisante.

Il y a une altérité de l'idée qui demeure irréductible à toutes les puissances (concentration, ténacité, intelligence) qui invoquent sa venue.  Ce qui signifie que l'idée, par définition, est un événement qui arrive à X, lequel ne peut en aucun cas forcer sa production.

L'idée est ce qui vient à l'idée, l'idée est ce qui vient d'elle-même à elle-même, ce qui signifie 1) qu'elle arrive: elle n'est pas là d'abord pour ensuite se retrouver ailleurs, non, elle coïncide sans reste avec son se-passer ici et maintenant dans cet esprit-ci sans qu'on sache trop ni pourquoi ni comment; 2) qu'elle vient: sa venue est le plus souvent l'équivalent d'une éjaculation intellectuelle; l'idée gicle et la jouissance qui accompagne son éruption n'est même pas une métaphore, c'est un fait dont la charge libidinale est susceptible de passer par toutes les variations qui vont de l'euréka triomphant au ok cool plus modéré.

Ceci dit, la question n'en demeure que plus pressante: la pensée peut-elle se prêter à un exercice pornographique?  Peut-on payer à la pensée comme on paie à la passe?  En d'autres termes: un fonctionnaire de la philosophie est-il possible?

Hmmm...

Pour blaster le tout dans les mots de Heidegger: qu'est-ce qui ne nous laisse pas en repos ici?