mardi 23 septembre 2025

Journal ritaphysique (23 septembre 2025)

Je reviens une dernière fois au problème posé par une conception existentielle de la vérité.

Lors de la dernière livraison, je notais en conclusion que la vérité (une fois libérée de son interprétation propositionnelle) a partie liée au temps tel qu'il peut se manifester dans l'instant de passage en sa propre saison, et qu'à ce titre, le haiku me semblait représenter le médium esthétique le plus adapté à l'expérience de cette vérité essentiellement saisonnière.

Or si la vérité est temporelle dans le sens que je viens d'indiquer, il serait pour le moins étonnant qu'on ne trouve aucune trace de son expérience au sein de la poésie occidentale, je veux dire: que le haiku soit la stance poétique la plus susceptible d'ouvrir à l'expérience saisonnière de la vérité ne signifie pas que cette expérience soit globalement inaccessible à des poètes occidentaux du calibre de Hölderlin ou de Rimbaud.

Au contraire, et ce n'est pas par hasard si je m'arrête à ces deux exemples-là.

J'essaie quelque chose, je ne fais que déblayer le terrain en vue d'une recherche plus approfondie.  Mais vite de même: Qu'est-ce que Hölderlin ou Rimbaud pourraient nous apprendre à ce sujet?  Autrement demandé: Se pourrait-il que leur expérience foncièrement saisonnière de la poésie soit susceptible de nous introduire à une interprétation non triviale, non clichée, non wikipédiable, du concept de saison, et par le fait même, de nous permettre de faire un (petit) pas de plus à l'intérieur de cette conception existentielle de la vérité?

*

Juillet 1837, Tübingen.

Ernst Zimmer gosse une sarcleuse dans son atelier lorsqu'il aperçoit soudain Friedrich marchant à grands pas dans le jardin attenant à la tour.  

Friedrich semble en grande forme aujourd'hui, on le voit à la façon dont il se gratte convulsivement les aisselles.  Il cherche quelque chose.  Ah!  Il se penche, et d'un geste vif, s'empare d'un crapaud.  Puis il revient sur ses pas, sort de sa poche un pinceau dégueulasse dont les poils semblent avoir été trempés dans la mélasse ou le goudron.

Puis, très lentement, comme un enfant qui apprend à écrire, Friedrich inscrit en grosses lettres sur le mur de la tour: Diotima chérie, je t'aime...

Sitôt libéré, le crapaud disparaît dans le sous-bois et Zimmer se remet au travail.

*

Je préférerais ne pas toucher ici à la folie de Hölderlin.  Soit, mais comment l'éviter?

Fou, demi-fou ou complètement fou, il est tout de même remarquable que les derniers poèmes de Hölderlin soient presque tous exclusivement consacrés au thème des quatre saisons.

Cette fixation pourrait-elle entretenir quelque lien organique avec l'essence saisonnière de la vérité?  Loin des poncifs romantiques -- interaction entre la nature et l'esprit, renouveau spirituel de l'homme, appel à la contemplation, gnagnagna -- se pourrait-il que dans ses dernières années, Hölderlin se soit tout simplement cogné (pour ainsi dire) à l'essence saisonnière de la vérité comme à quelque révélation indépassable, comme au terminus ad quem de la poésie entendue comme épreuve de la dimension hyperréaliste de la vérité?

Et si la folie (loin de toute interprétation romantique) marquait plus simplement la dernière étape de cet exil de soi, la destination esthétiquement obligée de cette absence à soi qui caractérise déjà (quoiqu'à moindre intensité) la situation du haikiste face à l'hyperréalité de la vérité?

Hölderlin, haikiste kamikaze?

On va se garder une petite gêne, mais bon.

Ce que je voudrais creuser éventuellement, c'est ce que Hölderlin apporte de singulier et d'indécomposable à cette approche de la vérité.  En d'autres termes, j'aimerais dégager le sens (si cela se peut) de cette fixation typiquement hölderlinienne sur le motif des saisons, surtout quand on considère la vertigineuse succession des poèmes de la fin, lesquels transitent à toute vitesse (semble-t-il), du printemps à l'automne, de l'été à l'hiver, puis de chaque saison à chaque autre saison comme si, là où le haikiste japonais envisageait une relation statique à l'essence saisonnière de la vérité, Hölderlin, lui, entrait plutôt dans une relation violemment dynamique avec cette essence.

À ce titre, je retiendrai ce poème daté de mai 1748 (chronologiquement impossible) intitulé L'esprit du temps

Les hommes dans ce monde rencontrent la vie,

Comme sont les années, comme les temps ambitionnent,

Comme est le changement, ainsi beaucoup de vrai demeure (...)

Il y aurait beaucoup à dire sur le 3e vers dans ce contexte.  Ce qui demeure de vrai en cette vie (en assez grande quantité, suggère Hölderlin) est pareil au changement.  Traduction possible: l'essence saisonnière de la vérité demeure ici et maintenant mais seulement à la condition où elle fait déjà signe en direction de l'ailleurs et de l'entre-temps.  La vérité ne demeure pas au sein d'un instant figé, elle n'est pas prisonnière des glaces de son concept et comme abstraite de tout passage.  

La vérité, conçue de façon existentielle ou hyperréaliste, n'est pas un poisson mort. 

Si la vérité existe, si la vérité doit se donner comme se donne un existant, alors la vérité ne peut demeurer, elle ne peut se donner et se déployer que dans un dehors ouvrant sur un autre dehors et tournant à vitesse variable sur ses gonds temporels.  (Nous ne sommes peut-être pas si éloignés de la conception nietzschéenne de l'éternel retour, mais on va mettre cet aspect de la question sur pause pour l'instant, c'est déjà assez compliqué comme ça.)

*

Septembre 1838, Tübingen.

Friedrich rentre de sa tournée nocturne dans les champs, les pantalons mouillés jusqu'aux genoux.  C'est qu'il a cru apercevoir Susette Gontard flasher ses totons entre les quenouilles du Neckar.

Il en demeure tout ébranlé.  Il y a plus de lunes que d'étoiles, un poème pour chaque chose et c'est maintenant ou jamais, mais quand au juste est-ce maintenant? n'est-ce pas déjà autrefois? wie bald is jetzt? (traduction: how soon is now?).

*

Je m'attaquerai à Rimbaud une autre fois.  En attendant, je me limiterai à noter que certains marqueurs poétiques parmi les plus significatifs de la poésie rimbaldienne passent par le motif de la saison: Une saison en enfer...  ô saisons, ô châteaux... l'automne, déjà!... loin des gens qui meurent sur les saisons...

De ce point de vue, l'exil rimbaldien est peut-être chargé du même coefficient de déroute que la folie de Hölderlin, si ce n'est que la gestion de la confrontation au vrai hyperréalisé diffère (démence démobilisante dans un cas, départ dans l'affection et le bruit neufs dans l'autre).  À creuser.  





mardi 16 septembre 2025

Journal ritaphysique (16 septembre 2025)

Je reviens à cette idée de Sloterdijk: la vérité comme qualité s'attachant non aux propositions, mais aux journées d'été.

J'ai conclu (provisoirement) que cela ne serait possible que si la vérité reposait dans la journée d'été en tant que telle; cela même ne serait pensable que si on adhère à une conception hyperréaliste ou existentielle de la vérité, ce qui signifie que le plan d'énonciation de cette vérité ne peut être qu'un plan narratif, soit une fiction contrôlée à l'intérieur de laquelle la logique propositionnelle ne saurait invalider, du fait de son recul critique, cette conception existentielle de la vérité.

La vérité serait dehors, elle serait radicalement ailleurs, ou encore, pour le dire dans les mots de Sartre, la vérité serait de trop au même titre que n'importe quel existant.  De ce point de vue, non seulement cette vérité échapperait-elle au champ logique de la réfutation, mais son réalisme serait tellement poussé que c'est plutôt moi qui serais réfuté par son événement -- moi qui l'énonce et prends conscience de cet état de chose, je serais en quelque sorte ontologiquement désamorcé comme seul pourrait l'être un personnage de roman (ou l'auteur d'un journal) qui prendrait soudain conscience de lui-même en tant que fiction théorique ponctuellement nécessitée par la position de la vérité entendue comme extériorité absolue = la réalité réellement réelle.

*

Pas pour être vache, mais à partir d'ici, je crois que nous allons pouvoir nous passer des bons et loyaux services de Karl Popper.  Son critère de réfutabilité peut sans doute être d'une quelconque utilité dans le cadre des activités épistémologiques conçues pour les pensionnaires qui logent à l'unité de soins d'une RPA, mais il ne nous servira pas à grand chose ici. 

Le critère de réfutabilité est réfuté, vive le critère de réfutabilité.

En fait, le seul conseil que nous pourrions donner à Karl, c'est d'enduire son exosquelette d'une épaisse couche de crème protectrice, car si la vérité est d'essence estivale, elle est aussi solaire qu'irréfutable, et donc elle risque de fesser.

-- Elle n'est donc pas scientifique?

--Mais qui a dit qu'elle devait l'être?

-- Hon!

Poil au Gagnon, retraité de son prénom.

*

Bon, si je veux faire quelques pas de plus dans l'exploration de cette conception existentielle de la vérité, je suis contraint de raccorder quelques fils et de revenir à un point que j'avais noté et laissé en plan (parmi tant d'autres points) lors de la livraison du 5 avril dernier.  J'avais noté ceci:

Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.  Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?  Oui, cela a d'ailleurs un nom.  C'est un poème  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème. 

Je ne suis pas sûr de pouvoir démontrer cette affirmation.  Passe encore que le poème résiste à sa traduction dans le langage de la prose.  Mais cela en fait-il une fiction pour autant?  

Je ne sais pas, mais supposons-le quelques instants, juste pour le fun.  En d'autres termes, faisons comme si le poème était un cas particulier de la fiction, une fiction inénarrable en quelque sorte.

Dans ce cas, la stance poétique la mieux adaptée à une conception existentielle de la vérité, en d'autres termes, la position esthétique la plus naturelle face à une vérité qui n'est plus dedans, mais dehors, inscrite dans les choses mêmes, ce serait certainement celle du haiku.

Si du moins il est vrai que le haiku suppose un spectateur étranger à la sensation filante qu'il tente de sceller et d'exprimer, alors oui, le poète se trouve ici esthétiquement congédié de l'événement auquel il assiste pourtant.  La vérité est si dure, si pleine, si réelle en un mot, que celui qui l'exprime disparaît au profit de ce qui est dévoilé.

*

Karl Popper se tourne et se retourne dans sa tombe, c'en est trop.

Des promeneurs égarés de nuit dans le cimetière autrichien de Lainz pourraient percevoir un rot tonitruant mêlé à un claquement de rotule catapultée.  C'est Karl qui force les joints de son cercueil.

Le voici d'ailleurs qui émerge péniblement d'un amas de terre détrempée, ses baguettes digitales se pulvérisant comme des chips alors qu'il tente d'agripper le sommet de la pierre tombale.

Karl rampe sur ses coudes entre les dalles et les monuments, les yeux caves et les gencives vermoulues.  Ses mâchoires claquent à contretemps sur la toune de Thriller, version death metal bavarois ponctué de culottes courtes, de chaussettes mi-mollet et autres poils de poche coincés dans les plis de l'accordéon.

*

Si le haiku est un poème, il apparaît comme une fiction qui résiste au récit.

Si le haiku est une proposition, ce qu'il propose est hors logique s'il est vrai que la logique est un cas particulier du récit.

Le haiku résiste tout autant au récit qu'à la logique dans la mesure où la vérité à laquelle il se rapporte est dehors, inscrite dans les choses mêmes -- hyperréelle.

Le haikiste doit donc s'effacer, déserter de soi en présence de ce qu'il y a ici et maintenant.  Zéro pathos, zéro romantisme, zéro moi.  Le haikiste doit être à ce qu'il y a comme s'il n'y était pas, en ce lieu précis (et nulle part ailleurs), en cet instant précis (ni avant ni après).  

Contrairement à l'ennui profond, où tout est comme s'il n'était pas, je me risquerais à avancer que le haiku se déploie dans l'élément de la joie, comme si je n'étais pas, comme si je n'étais moi-même rien, si ce n'est une simple émission de joie face à l'hyperréalité de ce qui se donne dans l'instant.

Comme si j'étais réfuté au centre de la sensation, emporté dans le dehors de la sensation plutôt que noyé dans son dedans.

*

ce chemin-ci

n'est emprunté par personne

ce soir d'automne

(Matsuo Basho)

Est-il indifférent qu'il soit question d'un soir d'automne plutôt que d'une journée d'été?  

Chose certaine, les haikus sont de toutes les saisons, et la règle de composition exige même que le haiku nomme (ou à tout le moins suggère) la saison à laquelle il appartient.  De ce point de vue, la vérité à laquelle le haiku se rapporte n'est pas essentiellement (et étroitement) estivale, mais essentiellement (et plus largement) saisonnière.

L'hyperréalité du vrai serait en prise directe sur le temps (il faudrait un Heidegger japonais pour creuser ce point).

Il faudrait donc reformuler l'énoncé de Sloterdijk, et dire que la vérité est une qualité s'attachant non aux propositions, mais au temps tel qu'il peut s'éprouver et se manifester dans l'instant de passage en sa propre saison.

Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à découverte de la clarté divine, -- loin des gens qui meurent sur les saisons (Rimbaud)

(Tête en compote, pénurie de capsules Nespresso, concepts séchant sur la corde à linge, mieux vaut s'arrêter ici.)

*

Karl Popper -- aka l'épistémon teuton squeuletton -- rampe jusqu'au bord de l'Autobahn.  Aucun char, aucun passant.  Il risque un dernier haiku:

la lune entre les lampadaires

câlices de moustiques

pif! paf! outch! achtung! scheisse!





mardi 9 septembre 2025

Journal ritaphysique (9 septembre 2025)

Depuis que j'ai commencé à écrire, j'ai en tête un livre qui devrait montrer que la vérité n'est pas une qualité s'attachant aux propositions, mais aux journées d'été.

Cet énoncé de Peter Sloterdijk n'a pas cessé de me fasciner depuis que je suis tombé dessus.  Comme si le magnétisme de cet énoncé s'exerçait aux limites du pensable, là où ce qu'il y a de suprêmement fou ne se démêle plus de ce qu'il y a de suprêmement évident.

Oui, il y a peut-être un seuil conceptuel à partir duquel ce que nous appelons la vérité échappe aux conditions de sa mise en scène métaphysique -- avec tout le cortège des interdits propositionnels qui l'accompagne -- pour accéder à un champ ritaphysique qui lui permette de se traduire en d'autres termes et de se jouer sur d'autres plans que ceux de l'adéquation, du dévoilement, et qui sait, peut-être même d'échapper à la critique classique qu'on a tôt fait de formuler chaque fois que l'on bute sur des paradoxes nietzschéens tels que la vérité est une erreur ou encore les Grecs étaient superficiels par profondeur.

Si la vérité ne doit plus s'attacher aux propositions, mais aux journées d'été (ce qui est à la fois parfaitement fou et parfaitement évident), ce sera à la condition d'effectuer une nouvelle révolution copernicienne.  Ou disons, pour se rapprocher de notre temps, que ce sera à la condition d'introduire un peu de poésie quantique dans le réalisme amidonné de deux ou trois barbus considérables.

*

Bataille: je pense comme une fille enlève sa robe.

Moi: je pense comme un beauf qui flippe des boulettes sur le barbecue.

C'est moins spectaculaire, j'en conviens, mais sans doute plus amusant que de penser comme un agent immobilier coincé dans le tapon d'heure de pointe sur la 25, direction sud, tout juste avant d'entrer dans le pont-tunnel que l'on sait.

*

Mon problème est d'abord le suivant: comment échapper à la tyrannie logique de la valeur de vérité si j'affirme que la vérité s'attache davantage aux journées d'été qu'aux propositions?

Si je couche cette affirmation sur le papier, sa performance réfute ipso facto son contenu.  En d'autres termes, s'il est vrai de dire que la vérité n'est pas propositionnelle, mais essentiellement estivale, la valeur de vérité est aussitôt reprise, réquisitionnée même, par la proposition qui énonce cet état de chose.  De la même manière que l'énoncé nietzschéen selon lequel la vérité est une erreur scie la branche sur laquelle il est assis du moment qu'il est vrai de dire -- que ce n'est pas une erreur de dire -- que la vérité est une erreur.

Ces considérations préliminaires peuvent paraître banales, mais elles ont au moins le mérite de sonder la profondeur du problème.  Si la vérité doit s'attacher par essence aux journées d'été et non aux propositions, et à supposer que le parfait silence ici ne soit pas une option, alors l'énoncé selon lequel la vérité est essentiellement estivale doit, aussitôt performé, être annexé par les journées d'été elles-mêmes, et non par le discours qui s'y rapporte.

En d'autres mots, la vérité doit résider dans la journée d'été elle-même, et elle doit y résider non moins que le discours par lequel je présuppose que cela est vrai.

*

Soit la brûlure ininterrompue d'une cigale à proximité du cabanon.  Il est 5 heures du soir; assis sur la terrasse, je vide ma coupe de blanc d'un seul trait et je pense: nous voici au centre de l'été.  La brûlure de cette vérité s'accorde parfaitement à la stridulation de la cigale..

Rita émerge du spa avec une serviette blanche nouée autour de la taille.  La tête penchée sur le côté, elle essore ses cheveux à deux mains.  Quelques gouttelettes retiennent la lumière déclinante sur son pied gauche et je bande à gicler dans sa bouche, mais je ne bouge pas.  Nous sommes au centre de l'été et la vérité est dehors, dieu merci, pour la première fois de mon existence, je contemple la vérité en exil, hors intériorité, dure comme la pierre sous mes pieds, maculée comme cette coupe vide entre mes doigts -- solaire et languissante.  Me voici réfuté jusqu'au fond du souffle, la démonstration est implacable.

À côté de ça, 2 + 3 = 5 est aussi convaincant qu'un imam en prière avec le cul tourné en direction de la cour à scrappe de Gendron Auto Body. 

*

Pense, porc!

Il s'agit donc de neutraliser la tyrannie propositionnelle et son monopole sur la valeur de vérité dès lors que la vérité se réfugie ailleurs que dans l'adéquation du discours à son objet.

Comment est-il possible (sans auto-contestation) que la vérité soit essentiellement estivale?

C'est possible, mais à la seule condition que le dispositif propositionnel de la vérité soit inséré dans une fiction -- ce qui est très certainement le cas si, comme je l'ai déjà suggéré*, ce journal lui-même ne puise ses énoncés que dans une fiction qui le précède et en conditionne la trajectoire.

Du moment que le journal s'appuie à une fiction dérobée, la valeur de vérité d'un énoncé ne vaut ni plus ni moins que n'importe quel événement narré; autrement dit, la puissance de recul critique propre à la logique propositionnelle n'échappe pas à la mise en fiction (ou à la remise en jeu) de tout ce qui se raconte ici, en ces lieux et en cet instant même.  Et l'énoncé par lequel j'énonce cet état de choses n'y échappe pas non plus.  La vérité est -- positivement, radicalement, affollément -- ailleurs.

Ce qui nous mène pour finir à une conception non pas réaliste, mais hyperréaliste de la vérité.  La vérité n'est plus la conformité ou l'adéquation entre un énoncé et un état de chose, elle EST cet état de chose, elle EST estivale par essence.

(Est-ce aussi flyé qu'il y paraît de prime abord?  Oui et non.  Dans le christianisme, par exemple, on rencontre une conception de la vérité qui n'est pas si éloignée de celle qui est en jeu ici.  Dans les évangiles, le Christ ne dit pas qu'il possède la vérité, non, il pousse l'immodestie jusqu'à dire: je SUIS la vérité.  Même chose lorsqu'il désigne ses apôtres en disant qu'ils SONT DE la vérité.  On remarquera également que chaque fois qu'il raconte une joke, il commence toujours par la formule: en vérité, en vérité...)

((Alors nous y voilà?  Mais qu'est-ce que j'attends pour me faire baptiser?  Réponse: que la température de l'eau passe le cap des 85 degrés.  En deçà de ce seuil calorifique, rien à faire, je demeure bien sagement assis sur le quai, tel qu'en moi-même ci-devant retraité avec sa blanche bedaine pleine de croûtons, à l'instar du pasteur baptiste qui en a un peu marre d'aller à la pêche aux crevettes et qui reluque d'un oeil concupiscent la blonde pulpeuse (30? 35 ans?) qui vient de débarquer de sa minivan en compagnie de ses 7 enfants (tous blonds, sauf un, bizarre) et un shitload de saucisses Hygrade.))

Bon, assez niaisé, aux choses mêmes et à leur conclusion.

Nous voici à la croisée des chemins, ritaphysiquement parkés entre une conception chrétienne et une conception hyperréaliste (ou existentielle)** de la vérité.  Car aussi différentes soient-elles dans le détail, pour le fond, ces deux conceptions s'accordent en ceci qu'elles se rallient à une expérience estivale de la vérité, et de ce fait même, neutralisent le dispositif auto-réfutatoire/tatif de la logique propositionnelle.

La question que je vais laisser en plan pour le moment est la suivante: pourquoi la vérité s'attacherait-elle davantage aux journées d'été qu'aux journées de n'importe quelle autre saison?  En quoi la vérité serait-elle essentiellement estivale, et non pas essentiellement automnale ou hivernale?  Question de transparence sans doute.  À moins que cette transparence soit le dernier bastion, et donc le dernier préjugé, de la logique propositionnelle.  À creuser.

*

Lettre ouverte à Peter Sloterdijk

Cher herr monsieur,

J'étais jeune étudiant au bac lorsque je vous ai vu en personne pour la première fois.  C'était dans un amphithéâtre du vieil HEC, si je ne m'abuse.  Vous présentiez une conférence dans le cadre des Belles Soirées de l'Université de Montréal et veniez de faire paraître votre premier grand ouvrage intitulé Critique de la raison cynique.  Il s'attachait à votre personne quelque chose de vaguement sulfureux et j'avais très hâte de vous entendre.  Je me rappelle de Georges Leroux, qui jouait le rôle du présentateur ce soir-là, et qui s'était cru malin en risquant une expression allemande lors de son allocation d'ouverture: semantische Verschmutzung, pollution sémantique.  Sérieux, je n'ai pas compris grand chose à votre discours: j'étais en première année de bac, je n'étais pas encore très outillé sur le plan conceptuel, mais je vous avais tout de même admiré.  Voici pourquoi.  

À la fin de la conférence, un étudiant en théologie (profil nuque rasée et croix papale dans le cul, vous voyez un peu le genre) vous avait posé une question sur un ton légèrement excédé: Mais à la fin, qu'est-ce que vous nous proposez d'aimer? À quoi vous aviez répondu, non sans morgue et dans un français impeccable: Mais aimez donc ce que vous avez envie d'aimer...  

Hahaha, sage conseil.  J'en ai fait mon mantra existentiel depuis, et je ne l'ai jamais regretté.  Je voulais vous en remercier et vous saluer par la même occasion. 

Au plaisir de vous croiser un jour à Karlsruhe et de blaster quelques saucisses en votre auguste compagnie.

Signé: retraité gagnon, votre 5e ou 6e plus grand fan.

  



*Ce que j'ai fait dans la plupart des livraisons de ce journal jusqu'ici.

** Je dis: hyperréaliste ou existentielle.  L'expérience que fait Roquentin de la nausée, son élucidation à la fin du roman -- je suis de trop --, n'est pas sans rapport avec l'expérience de l'absolue extériorité de la vérité.  La vérité aussi est dehors, au même titre que n'importe quelle chose.