Depuis que j'ai commencé à écrire, j'ai en tête un livre qui devrait montrer que la vérité n'est pas une qualité s'attachant aux propositions, mais aux journées d'été.
Cet énoncé de Peter Sloterdijk n'a pas cessé de me fasciner depuis que je suis tombé dessus. Comme si le magnétisme de cet énoncé s'exerçait aux limites du pensable, là où ce qu'il y a de suprêmement fou ne se démêle plus de ce qu'il y a de suprêmement évident.
Oui, il y a peut-être un seuil conceptuel à partir duquel ce que nous appelons la vérité échappe aux conditions de sa mise en scène métaphysique -- avec tout le cortège des interdits propositionnels qui l'accompagne -- pour accéder à un champ ritaphysique qui lui permette de se traduire en d'autres termes et de se jouer sur d'autres plans que ceux de l'adéquation, du dévoilement, et qui sait, peut-être même d'échapper à la critique classique qu'on a tôt fait de formuler chaque fois que l'on bute sur des paradoxes nietzschéens tels que la vérité est une erreur ou encore les Grecs étaient superficiels par profondeur.
Si la vérité ne doit plus s'attacher aux propositions, mais aux journées d'été (ce qui est à la fois parfaitement fou et parfaitement évident), ce sera à la condition d'effectuer une nouvelle révolution copernicienne. Ou disons, pour se rapprocher de notre temps, que ce sera à la condition d'introduire un peu de poésie quantique dans le réalisme amidonné de deux ou trois barbus considérables.
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Bataille: je pense comme une fille enlève sa robe.
Moi: je pense comme un beauf qui flippe des boulettes sur le barbecue.
C'est moins spectaculaire, j'en conviens, mais sans doute plus amusant que de penser comme un agent immobilier coincé dans le tapon d'heure de pointe sur la 25, direction sud, tout juste avant d'entrer dans le pont-tunnel que l'on sait.
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Mon problème est d'abord le suivant: comment échapper à la tyrannie logique de la valeur de vérité si j'affirme que la vérité s'attache davantage aux journées d'été qu'aux propositions?
Si je couche cette affirmation sur le papier, sa performance réfute ipso facto son contenu. En d'autres termes, s'il est vrai de dire que la vérité n'est pas propositionnelle, mais essentiellement estivale, la valeur de vérité est aussitôt reprise, réquisitionnée même, par la proposition qui énonce cet état de chose. De la même manière que l'énoncé nietzschéen selon lequel la vérité est une erreur scie la branche sur laquelle il est assis du moment qu'il est vrai de dire -- que ce n'est pas une erreur de dire -- que la vérité est une erreur.
Ces considérations préliminaires peuvent paraître banales, mais elles ont au moins le mérite de sonder la profondeur du problème. Si la vérité doit s'attacher par essence aux journées d'été et non aux propositions, et à supposer que le parfait silence ici ne soit pas une option, alors l'énoncé selon lequel la vérité est essentiellement estivale doit, aussitôt performé, être annexé par les journées d'été elles-mêmes, et non par le discours qui s'y rapporte.
En d'autres mots, la vérité doit résider dans la journée d'été elle-même, et elle doit y résider non moins que le discours par lequel je présuppose que cela est vrai.
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Soit la brûlure ininterrompue d'une cigale à proximité du cabanon. Il est 5 heures du soir; assis sur la terrasse, je vide ma coupe de blanc d'un seul trait et je pense: nous voici au centre de l'été. La brûlure de cette vérité s'accorde parfaitement à la stridulation de la cigale..
Rita émerge du spa avec une serviette blanche nouée autour de la taille. La tête penchée sur le côté, elle essore ses cheveux à deux mains. Quelques gouttelettes retiennent la lumière déclinante sur son pied gauche et je bande à gicler dans sa bouche, mais je ne bouge pas. Nous sommes au centre de l'été et la vérité est dehors, dieu merci, pour la première fois de mon existence, je contemple la vérité en exil, hors intériorité, dure comme la pierre sous mes pieds, maculée comme cette coupe vide entre mes doigts -- solaire et languissante. Me voici réfuté jusqu'au fond du souffle, la démonstration est implacable.
À côté de ça, 2 + 3 = 5 est aussi convaincant qu'un imam en prière avec le cul tourné en direction de la cour à scrappe de Gendron Auto Body.
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Pense, porc!
Il s'agit donc de neutraliser la tyrannie propositionnelle et son monopole sur la valeur de vérité dès lors que la vérité se réfugie ailleurs que dans l'adéquation du discours à son objet.
Comment est-il possible (sans auto-contestation) que la vérité soit essentiellement estivale?
C'est possible, mais à la seule condition que le dispositif propositionnel de la vérité soit inséré dans une fiction -- ce qui est très certainement le cas si, comme je l'ai déjà suggéré*, ce journal lui-même ne puise ses énoncés que dans une fiction qui le précède et en conditionne la trajectoire.
Du moment que le journal s'appuie à une fiction dérobée, la valeur de vérité d'un énoncé ne vaut ni plus ni moins que n'importe quel événement narré; autrement dit, la puissance de recul critique propre à la logique propositionnelle n'échappe pas à la mise en fiction (ou à la remise en jeu) de tout ce qui se raconte ici, en ces lieux et en cet instant même. Et l'énoncé par lequel j'énonce cet état de choses n'y échappe pas non plus. La vérité est -- positivement, radicalement, affollément -- ailleurs.
Ce qui nous mène pour finir à une conception non pas réaliste, mais hyperréaliste de la vérité. La vérité n'est plus la conformité ou l'adéquation entre un énoncé et un état de chose, elle EST cet état de chose, elle EST estivale par essence.
(Est-ce aussi flyé qu'il y paraît de prime abord? Oui et non. Dans le christianisme, par exemple, on rencontre une conception de la vérité qui n'est pas si éloignée de celle qui est en jeu ici. Dans les évangiles, le Christ ne dit pas qu'il possède la vérité, non, il pousse l'immodestie jusqu'à dire: je SUIS la vérité. Même chose lorsqu'il désigne ses apôtres en disant qu'ils SONT DE la vérité. On remarquera également que chaque fois qu'il raconte une joke, il commence toujours par la formule: en vérité, en vérité...)
((Alors nous y voilà? Mais qu'est-ce que j'attends pour me faire baptiser? Réponse: que la température de l'eau passe le cap des 85 degrés. En deçà de ce seuil calorifique, rien à faire, je demeure bien sagement assis sur le quai, tel qu'en moi-même ci-devant retraité avec sa blanche bedaine pleine de croûtons, à l'instar du pasteur baptiste qui en a un peu marre d'aller à la pêche aux crevettes et qui reluque d'un oeil concupiscent la blonde pulpeuse (30? 35 ans?) qui vient de débarquer de sa minivan en compagnie de ses 7 enfants (tous blonds, sauf un, bizarre) et un shitload de saucisses Hygrade.))
Bon, assez niaisé, aux choses mêmes et à leur conclusion.
Nous voici à la croisée des chemins, ritaphysiquement parkés entre une conception chrétienne et une conception hyperréaliste (ou existentielle)** de la vérité. Car aussi différentes soient-elles dans le détail, pour le fond, ces deux conceptions s'accordent en ceci qu'elles se rallient à une expérience estivale de la vérité, et de ce fait même, neutralisent le dispositif auto-réfutatoire/tatif de la logique propositionnelle.
La question que je vais laisser en plan pour le moment est la suivante: pourquoi la vérité s'attacherait-elle davantage aux journées d'été qu'aux journées de n'importe quelle autre saison? En quoi la vérité serait-elle essentiellement estivale, et non pas essentiellement automnale ou hivernale? Question de transparence sans doute. À moins que cette transparence soit le dernier bastion, et donc le dernier préjugé, de la logique propositionnelle. À creuser.
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Lettre ouverte à Peter Sloterdijk
Cher herr monsieur,
J'étais jeune étudiant au bac lorsque je vous ai vu en personne pour la première fois. C'était dans un amphithéâtre du vieil HEC, si je ne m'abuse. Vous présentiez une conférence dans le cadre des Belles Soirées de l'Université de Montréal et veniez de faire paraître votre premier grand ouvrage intitulé Critique de la raison cynique. Il s'attachait à votre personne quelque chose de vaguement sulfureux et j'avais très hâte de vous entendre. Je me rappelle de Georges Leroux, qui jouait le rôle du présentateur ce soir-là, et qui s'était cru malin en risquant une expression allemande lors de son allocation d'ouverture: semantische Verschmutzung, pollution sémantique. Sérieux, je n'ai pas compris grand chose à votre discours: j'étais en première année de bac, je n'étais pas encore très outillé sur le plan conceptuel, mais je vous avais tout de même admiré. Voici pourquoi.
À la fin de la conférence, un étudiant en théologie (profil nuque rasée et croix papale dans le cul, vous voyez un peu le genre) vous avait posé une question sur un ton légèrement excédé: Mais à la fin, qu'est-ce que vous nous proposez d'aimer? À quoi vous aviez répondu, non sans morgue et dans un français impeccable: Mais aimez donc ce que vous avez envie d'aimer...
Hahaha, sage conseil. J'en ai fait mon mantra existentiel depuis, et je ne l'ai jamais regretté. Je voulais vous en remercier et vous saluer par la même occasion.
Au plaisir de vous croiser un jour à Karlsruhe et de blaster quelques saucisses en votre auguste compagnie.
Signé: retraité gagnon, votre 5e ou 6e plus grand fan.
*Ce que j'ai fait dans la plupart des livraisons de ce journal jusqu'ici.
** Je dis: hyperréaliste ou existentielle. L'expérience que fait Roquentin de la nausée, son élucidation à la fin du roman -- je suis de trop --, n'est pas sans rapport avec l'expérience de l'absolue extériorité de la vérité. La vérité aussi est dehors, au même titre que n'importe quelle chose.
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