Je reviens à cette idée de Sloterdijk: la vérité comme qualité s'attachant non aux propositions, mais aux journées d'été.
J'ai conclu (provisoirement) que cela ne serait possible que si la vérité reposait dans la journée d'été en tant que telle; cela même ne serait pensable que si on adhère à une conception hyperréaliste ou existentielle de la vérité, ce qui signifie que le plan d'énonciation de cette vérité ne peut être qu'un plan narratif, soit une fiction contrôlée à l'intérieur de laquelle la logique propositionnelle ne saurait invalider, du fait de son recul critique, cette conception existentielle de la vérité.
La vérité serait dehors, elle serait radicalement ailleurs, ou encore, pour le dire dans les mots de Sartre, la vérité serait de trop au même titre que n'importe quel existant. De ce point de vue, non seulement cette vérité échapperait-elle au champ logique de la réfutation, mais son réalisme serait tellement poussé que c'est plutôt moi qui serais réfuté par son événement -- moi qui l'énonce et prends conscience de cet état de chose, je serais en quelque sorte ontologiquement désamorcé comme seul pourrait l'être un personnage de roman (ou l'auteur d'un journal) qui prendrait soudain conscience de lui-même en tant que fiction théorique ponctuellement nécessitée par la position de la vérité entendue comme extériorité absolue = la réalité réellement réelle.
*
Pas pour être vache, mais à partir d'ici, je crois que nous allons pouvoir nous passer des bons et loyaux services de Karl Popper. Son critère de réfutabilité peut sans doute être d'une quelconque utilité dans le cadre des activités épistémologiques conçues pour les pensionnaires qui logent à l'unité de soins d'une RPA, mais il ne nous servira pas à grand chose ici.
Le critère de réfutabilité est réfuté, vive le critère de réfutabilité.
En fait, le seul conseil que nous pourrions donner à Karl, c'est d'enduire son exosquelette d'une épaisse couche de crème protectrice, car si la vérité est d'essence estivale, elle est aussi solaire qu'irréfutable, et donc elle risque de fesser.
-- Elle n'est donc pas scientifique?
--Mais qui a dit qu'elle devait l'être?
-- Hon!
Poil au Gagnon, retraité de son prénom.
*
Bon, si je veux faire quelques pas de plus dans l'exploration de cette conception existentielle de la vérité, je suis contraint de raccorder quelques fils et de revenir à un point que j'avais noté et laissé en plan (parmi tant d'autres points) lors de la livraison du 5 avril dernier. J'avais noté ceci:
Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit. Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction? Oui, cela a d'ailleurs un nom. C'est un poème Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème.
Je ne suis pas sûr de pouvoir démontrer cette affirmation. Passe encore que le poème résiste à sa traduction dans le langage de la prose. Mais cela en fait-il une fiction pour autant?
Je ne sais pas, mais supposons-le quelques instants, juste pour le fun. En d'autres termes, faisons comme si le poème était un cas particulier de la fiction, une fiction inénarrable en quelque sorte.
Dans ce cas, la stance poétique la mieux adaptée à une conception existentielle de la vérité, en d'autres termes, la position esthétique la plus naturelle face à une vérité qui n'est plus dedans, mais dehors, inscrite dans les choses mêmes, ce serait certainement celle du haiku.
Si du moins il est vrai que le haiku suppose un spectateur étranger à la sensation filante qu'il tente de sceller et d'exprimer, alors oui, le poète se trouve ici esthétiquement congédié de l'événement auquel il assiste pourtant. La vérité est si dure, si pleine, si réelle en un mot, que celui qui l'exprime disparaît au profit de ce qui est dévoilé.
*
Karl Popper se tourne et se retourne dans sa tombe, c'en est trop.
Des promeneurs égarés de nuit dans le cimetière autrichien de Lainz pourraient percevoir un rot tonitruant mêlé à un claquement de rotule catapultée. C'est Karl qui force les joints de son cercueil.
Le voici d'ailleurs qui émerge péniblement d'un amas de terre détrempée, ses baguettes digitales se pulvérisant comme des chips alors qu'il tente d'agripper le sommet de la pierre tombale.
Karl rampe sur ses coudes entre les dalles et les monuments, les yeux caves et les gencives vermoulues. Ses mâchoires claquent à contretemps sur la toune de Thriller, version death metal bavarois ponctué de culottes courtes, de chaussettes mi-mollet et autres poils de poche coincés dans les plis de l'accordéon.
*
Si le haiku est un poème, il apparaît comme une fiction qui résiste au récit.
Si le haiku est une proposition, ce qu'il propose est hors logique s'il est vrai que la logique est un cas particulier du récit.
Le haiku résiste tout autant au récit qu'à la logique dans la mesure où la vérité à laquelle il se rapporte est dehors, inscrite dans les choses mêmes -- hyperréelle.
Le haikiste doit donc s'effacer, déserter de soi en présence de ce qu'il y a ici et maintenant. Zéro pathos, zéro romantisme, zéro moi. Le haikiste doit être à ce qu'il y a comme s'il n'y était pas, en ce lieu précis (et nulle part ailleurs), en cet instant précis (ni avant ni après).
Contrairement à l'ennui profond, où tout est comme s'il n'était pas, je me risquerais à avancer que le haiku se déploie dans l'élément de la joie, comme si je n'étais pas, comme si je n'étais moi-même rien, si ce n'est une simple émission de joie face à l'hyperréalité de ce qui se donne dans l'instant.
Comme si j'étais réfuté au centre de la sensation, emporté dans le dehors de la sensation plutôt que noyé dans son dedans.
*
ce chemin-ci
n'est emprunté par personne
ce soir d'automne
(Matsuo Basho)
Est-il indifférent qu'il soit question d'un soir d'automne plutôt que d'une journée d'été?
Chose certaine, les haikus sont de toutes les saisons, et la règle de composition exige même que le haiku nomme (ou à tout le moins suggère) la saison à laquelle il appartient. De ce point de vue, la vérité à laquelle le haiku se rapporte n'est pas essentiellement (et étroitement) estivale, mais essentiellement (et plus largement) saisonnière.
L'hyperréalité du vrai serait en prise directe sur le temps (il faudrait un Heidegger japonais pour creuser ce point).
Il faudrait donc reformuler l'énoncé de Sloterdijk, et dire que la vérité est une qualité s'attachant non aux propositions, mais au temps tel qu'il peut s'éprouver et se manifester dans l'instant de passage en sa propre saison.
Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à découverte de la clarté divine, -- loin des gens qui meurent sur les saisons (Rimbaud)
(Tête en compote, pénurie de capsules Nespresso, concepts séchant sur la corde à linge, mieux vaut s'arrêter ici.)
*
Karl Popper -- aka l'épistémon teuton squeuletton -- rampe jusqu'au bord de l'Autobahn. Aucun char, aucun passant. Il risque un dernier haiku:
la lune entre les lampadaires
câlices de moustiques
pif! paf! outch! achtung! scheisse!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire