Sartre dit quelque part (assez méchamment, d'ailleurs): Valéry ne pense pas, il pense qu'il pense.
À ce stade, c'est un peu la crainte que j'éprouve, soit de couler à pic dans l'illusion de penser, d'avoir seulement l'impression que je pense alors que, tout compte fait, je n'aurais rien pensé du tout.
(Je ne veux pas m'enliser dans ce problème car je ne sais pas encore s'il est essentiel ou accessoire au diagramme dont j'ai tiré les lignes jusqu'ici. Dans le meilleur (ou le pire) des cas, ce serait une diversion me dissuadant de prendre le taureau par les cornes et de foncer dans le tas. Dans le pire (ou le meilleur) des cas, le problème serait réel, je n'aurais -- de fait -- rien pensé, je n'aurais que tartiné des mots et cassé des phrases en lieu et place d'un exercice de pensée digne de ce nom -- abstraction faite du plaisir que j'aurais pu tirer ou pas de cet essai de vacuité spéculative. En tout cas, la question se pose: à quel critère reconnaît-on qu'on pense pour vrai plutôt que de simplement penser qu'on pense?)
((Pense, porc! (Beckett). Je laisse venir des idées: je ne pense pas, je reçois sans le contrôler le flux de la réception. J'enchaîne logiquement des propositions: je ne pense pas, les propositions s'enchaînent d'elles-mêmes selon des règles dont je n'ai pas décidé. Je suis certain que 2 + 3 = 5: je ne pense pas, je cède à l'évidence, je capitule intellectuellement devant l'indubitable. Je me mets à l'écoute de l'Être heideggerien: je ne pense pas, je tends l'oreille, et avec un peu de chance, si je me concentre vraiment, tout au bout de cette écoute, je vais entendre l'Être se râcler la gorge, glavioter un étant au hasard et me murmurer d'une voix perforée par un ennui océanique: *T'aurais pas un tit peu de change?* Par contre, si je me demande ceci ou cela... si je questionne, interroge, doute; si je tente de résoudre un problème, de répondre à une question, de dénouer une énigme, de percer un mystère, etc., alors là, oui, il me semble que la pensée se manifeste de façon plus palpable, plus abrasive même. Pourquoi? Parce que 1) je ne suis pas encore en possession de ce que j'interroge, il y a un bougé, un vacillement de l'horizon qui fait que je suis davantage possédé par... qu'en possession de... ce que j'interroge; 2) j'ai le sentiment de me mouvoir librement dans un espace dont les bords se délitent, se décadrent, flambent à l'instar d'un mirage, je veux dire: tout n'est pas mécaniquement déterminé par les règles de la logique, ou les limites de ma sensibilité, ou l'acuité de mon écoute, etc., au contraire, je dispose d'une marge de manoeuvre qui me permet de jouer sans finalité assignable; j'ai du jeu, j'ai de l'espace pour m'éclater librement dans un terrain vague, il m'est permis de doubler le pensable dans une courbe qui ne s'est pas encore refermée sur ma finitude. À creuser.))
(((Les moments interrogatifs purs sont peut-être plus rares qu'on ne le croit, même en philosophie. On affirme, on argumente, on démontre, on réfute. Soit. Mais tout autre chose est l'incandescence de l'interrogatif. La philosophie est peut-être, plus souvent qu'autrement, un lieu où on pense qu'on pense. En tout cas, rares sont les moments de chapelle ardente où la puissance du /?/ s'enivre librement de soi et de son infini renvoi à elle-même.)))
Bon, comme disait Mallarmé: Réfléchissons...
Je suis aux prises avec 2 énigmes monumentales.
La première consiste à savoir pourquoi la fiction (ou l'idée de fiction) apparaît comme la condition de possibilité (ou d'intelligibilité) du journal. Je pose donc que le journal ne peut s'éployer que sur le fond d'une fiction dérobée. Le journal n'est pas causa sui, mais un ensemble de fragments prélevés sur le corps d'une fiction qui ne s'avoue pas comme telle. Ok, mais pourquoi le journal présupposerait-il cette fiction clandestine plutôt que -- ou plus radicalement que -- n'importe quelle autre instance jugée biographiquement déterminante -- le monde de la vie commune, par exemple? ou quelque traumatisme fondateur vécu entre 2 et 6 ans? ou une simple disposition génétiquement/culturellement déterminée au repli sur soi et sur le monde des lettres?
Je vais mettre cette question sur la glace pour l'instant et m'attaquer plutôt à la seconde énigme: qui est Rita? En direction de quoi/de qui le nom de Rita fait-il signe à partir du concept de ritaphysique?
Je notais il y a quelques jours que Rita est l'interlocutrice absolue, celle dont la présence fantomatique magnétise en aval l'écriture du journal: le se-parler propre au journal apparaît donc comme l'expression épiphénoménale d'un parler-à-quelqu'un. (Ce que je n'avais pas noté en revanche, et ceci n'est pas un petit détail, c'est que dans ces conditions, le journal serait le plus singulier et/ou le moins original des tropes littéraires du fait de son écartèlement entre une fiction (inavouée) et une correspondante (inavouable). À creuser.)
Tenir son journal, c'est donc correspondre implicitement avec quelqu'un(e) dont le nom est Rita. Qui est Rita?
En tant qu'interlocutrice alpha, Rita est l'absolue sujet du désir*, celle à qui je ne puis qu'écrire infiniment, jour après jour, comme on écrit des lettres d'amour. Mais puisque le désir emprunte ici le détour secret du journal, la dimension érotique de l'écriture ne peut être que clandestine. Elle ne peut s'éployer que sous un mode crypté. C'est donc dire que la désirabilité de Rita ne peut pas se prêter de façon frontale au tour érotique d'un roman porno ou d'une correspondance torride brutalement génitalisée.
D'où le problème, qui en est d'abord un de transposition. Je veux dire: le désir suscité par Rita ne peut pas se fixer d'entrée de jeu sur les organes génitaux, et pas même sur les attributs sexuels les plus flagrants, mais plutôt sur un certain nombre de détails qui, sans être crûment sexualisés, peuvent néanmoins apparaître comme érotiquement signifiants, ou encore, comme des marqueurs privilégiés du désir et de son introduction à l'inflammable. À ce titre, ce que dit Char au sujet du poème -- le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir -- pourrait tout aussi bien se dire du journal, moyennant quelque inversion de substantif: le journal est le désir réalisé de l'amour demeuré désir.
Voici donc 3 pistes de transposition érotique possible, et que nous pouvons considérer comme autant de prédicats de l'absolue sujet du désir = Rita = Y.**
1) Un nombril de coupe nocturne, creux et profond, dont les traits peuvent évoquer aussi bien un diamant solitaire, un archange cloué à une croix de feu ou une arbalète inversée. (Qu'on ne voie dans cette description aucune discrimination érotique à l'endroit des nombrils qui ont plutôt la forme d'une pâte tortellini chue d'une marmite remplie à ras bord d'une eau chaude et mousseuse.)
2) Une pilosité plutôt remarquable des aisselles, du bas du ventre ou de la plage interne des cuisses, pareille à une poussière d'étoiles ou à un essaim de fleurs sauvages et vraisemblablement toxiques.
3) Sur un plan plus dynamique, une force que vous ne pouviez pas soupçonner, mais que vous éprouvez de façon très tangible lorsque les cuisses de Rita se referment autour de votre bassin, ou encore, lorsque qu'elle s'étend de tout son long sur vous, que son corps se pétrifie, que ses mains verrouillent vos poignets et que vous avez soudain l'impression/la sensation/la conviction que vous voici terrassé et que vous ne pouvez plus aller nulle part.
Il n'y a pas ici à procéder par exclusion prédicative. Pas de liste noire ou d'attributs interdits d'entrée de jeu. Rien à foutre de la théologie négative.
Finalement, je suis plutôt thomiste: je préfère les sommes aux soustractions.
*Si on est plutôt porté vers les garçons, on pourrait préférer l'appeler Riton. Aucun problème avec ça. Ne soyons pas chicanier, les détails s'ajusteront d'eux-mêmes. L'essentiel, ici, est que la correspondante/le correspondant soit considéré comme l'absolu(e) sujet du désir. Je dis bien sujet. Pas objet. (Btw, André Gide approves of this.)
**J'emploie le terme de prédicat pour demeurer fidèle à la terminologie aristotélicienne classique. C'est un choix personnel. Par ailleurs, la liste des prédicats que je vais exposer ici n'est pas exhaustive. Je ne les considère pas davantage comme exemplaires. À chacun de juger par où et de quelle façon il est le plus susceptible de perdre le contrôle et de s'exempter de soi-même dans le désir de l'autre.