mardi 28 janvier 2025

Journal ritaphysique (28 janvier 2025)


Je reviens à l'idée que le journal est possible tant et pour autant qu'il apparaît comme un prélèvement effectué à partir d'une fiction = X.

Je ne veux pas dire par là que le journal lui-même est une fiction, mais plus précisément que les énoncés qu'il performe n'ont de sens et de portée que s'ils sont reçus -- tant par l'auteur que le lecteur -- comme dérobés à une fiction qui se dérobe elle-même à toute saisie claire et distincte.

Les énoncés d'un journal ne sont donc pas causa sui, ils sont le résultat de la reterritorialisation, de la transplantation inavouée/inavouable de fragments fictionnels à un cadre de référence dans lequel le vrai ou l'authentique, le fait ou l'observation ne peuvent, au mieux, apparaître que comme des effets de réel, mais jamais comme le réel lui-même (whatever that means).

En d'autres termes, tout journal demeure irrémédiablement contaminé par la fiction d'origine à laquelle il arrache ses énoncés.

Je dis ça, mais est-ce bien le cas?  Ou bien tout se passe-t-il comme si c'était le cas?  

Supposons que j'amorce l'entrée de ce 28 janvier par la phrase suivante: Cet après-midi, pendant plus de 2 heures, j'ai observé mes voisins, monsieur et madame Straightpiped, défaire leur abri Tempo à coups de massue.

L'étonnement suscité par cette affirmation ne vient pas du fait 1) que l'on puisse démolir un abri Tempo à coups de massue; 2) que Straightpiped soit un nom de famille; 3) que l'on puisse s'emmerder au point de s'abîmer dans la contemplation d'un tel spectacle.  Non.  S'étonner de telles choses supposerait que nous n'avons pas encore tiré toutes les conséquences du fait que le monde n'est pas seulement tout ce qui arrive, comme le dit Wittgenstein, mais aussi tout ce qui semble arriver

L'étonnement suscité par cette phrase ne s'explique ni par sa matière ni par sa forme, mais plutôt par son effectuation même, ou plus précisément: par le vide qui ferait soi-disant étinceler les tenants et aboutissants de sa production.

J'entends par là que l'affirmation ci-haut ne s'est pas arrachée d'elle-même à quelque pur néant qui l'aurait précédée.  Cette affirmation présuppose nécessairement une fiction, une scène, un contexte narratif dont elle n'est qu'un extrait.  Abstraction faite de ce cadre fictionnel = X, de sa préséance imaginaire en quelque sorte, l'affirmation selon laquelle j'ai observé mes voisins démolir leur abri Tempo à coups de massue est l'expression d'une folie absolue.

Cette affirmation tombée du ciel, sa performance à froid et hors fiction n'a guère plus de sens que si, par exemple, un inconnu sorti de nulle part se plantait devant moi et sans autre forme d'introduction me disait: Yo, la force est le produit de la masse par l'accélération. 

Cet énoncé n'est pas causa sui, il est la réponse à une question implicite: qu'est-ce que la force?

Or, de même que la logique propositionnelle n'est pas autonome, mais s'appuie à une logique interrogative clandestine*, de même tout énoncé performé dans un journal suppose un plan fictionnel = X qui le précède, sinon de fait, du moins de droit, ce qui signifie que même si tel n'était pas le cas, tout se passe comme si tel était le cas.

La fiction -- ou à tout le moins l'idée de fiction -- est donc la condition de possibilité du journal.  En ce sens, un journal qui ne présupposerait aucune fiction serait: a) illisible? b) impossible? c) irréel?

Telle est la raison pour laquelle tout journal, avant d'être factuel ou métaphysique, est d'abord ritaphysique en son essence.

Or qu'est-ce que Rita?  Ou plutôt: Qui est Rita?  Hmmm... Indices purement négatifs de moi-même à moi-même: Rita n'a rien à voir le Dieu bizoune qui est aux cieux; elle n'est pas une Idée platonicienne, elle n'est pas un malin génie non plus...  Et si elle est à la rue, je ne crois pas davantage qu'elle soit intoxiquée par le même coefficient de chute que Madame Edwarda**, quoique...

Pour le dire en des termes fort provisoires, Rita est l'interlocutrice absolue***, celle à qui je parle, celle à qui je dois nécessairement parler du moment que je tiens un journal.  Car s'il est acquis que le journal n'est pas causa sui, mais bien une suite de fragments dérobés à une fiction préalable, on doit également considérer que le journal n'est pas monologique par essence, je veux dire par là que le se-parler propre au style du journal, son monologue apparent, n'est jamais un se-parler-tout-seul-dans-son-tit-coin, mais ce n'est pas non plus un se-parler-en-spectacle et comme en présence d'un public présomptif.  Ici, le se-parler est de toute urgence un parler-à-quelqu'un(e) dont le statut interlocutoire magnétise impérieusement et dès le départ l'exercice du journal, ce qui signifie que le prélèvement en amont à même la fiction = X n'est pas arbitraire, mais en quelque sorte nécessité, magnétisé, interlocuté/électrocuté par la présence en aval de Rita = Y.

L'appareillage conceptuel est à nettoyer, mais c'est à peu près ça.  Intimité de X, extimité de Y, et vice-versa.  Je pense à l'aide de concepts qui sont trop grands pour moi, qui vont trop vite pour moi.  À réduire, à modérer, à creuser.



*Voir à ce sujet les travaux de Michel Meyer, notamment De la problématologie.

** Si tu ris, c'est que tu as peur. (Bataille, Madame Edwarda. )

*** Son statut serait à peu près celui de K dans Prochain épisode.


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