J'expie méthodologiquement le fait d'avoir abordé le problème de l'extérieur, par ses 2 limites externes pour ainsi dire, plutôt que par le centre. Mais est-ce que ça aurait vraiment changé quelque chose? Pas clair.
Bon, alors supposons que je prenne cette fois le problème sous un biais moins clinique, plus intimiste, est-ce que je vais voir apparaître, avec la même nécessité, les instances théoriques de Rita et de la fiction invisible? Essayons pour voir.
Me voici, je tiens un journal, et aujourd'hui, 7 février, je note: Ce matin, au déjeuner, j'ai dévoré 3 carrés de Rice Krispies au beurre d'arachide tout en regardant un vieil épisode de Flipper le gentil dauphin.
Pour le dire dans les termes de Truman dans le show du même nom: Mais bon Dieu, à qui tu parles?
La question se pose... Oublions pour le moment que je relaie les entrées de ce journal sur les réseaux sociaux. Je suis seul à l'écran, ma tasse de café d'un côté, ma souris de l'autre, et je tape la première phrase qui me vient à l'esprit: Ce matin, au déjeuner, j'ai dévoré 3 carrés de Rice Krispies au beurre d'arachide tout en regardant un vieil épisode de Flipper le gentil dauphin.
Considéré en mode *arrêt sur image*, cet énoncé n'est pas une phrase de roman, ce n'est pas le début d'une nouvelle et encore moins l'ouverture d'un poème. Ce n'est pas davantage une phrase qui surgit dans le cours d'un échange épistolaire: elle n'est destinée à aucun de mes amis, elle n'est acheminée à aucune de mes connaissances en particulier. De ce point de vue, il est vrai, le journal apparaît radicalement étranger aussi bien au territoire de la fiction qu'à celui de la correspondance. Je me serais donc trompé sur toute la ligne. Pire encore: j'aurais postulé quelque chose qui serait le contraire exact de ce qui se passe en réalité quand je rédige cette phrase dans mon journal.
Bref, tout ce que j'aurais avancé jusqu'ici se solderait par un epic fail, lol.
Mais comme disait Foucault: Et pourtant...
Oui, regardons-y d'un peu plus près. Supposons que la notation épinglée ci-haut soit la seule du 7 février 2025, qu'il n'y ait rien qui précède ou suive cette phrase ce matin-là sur la page de mon journal. Il s'agit donc d'un énoncé parfaitement isolé. Rien derrière, rien devant, bref rien d'autre qu'un énoncé solitaire, orphelin de tout cadre et de tout contexte*. Dans ce cas, plus je relis l'énoncé, et plus je suis frappé par son incongruité: 1) d'où sort-il?; 2) comment justifier son étonnante solitude?; 3) que signifie cette phrase au juste?
Si j'aborde le problème à partir de la 3e question (qui me semble en quelque sorte fédérer les 2 autres), et que je fais totalement abstraction du plan fictionnel tout comme du plan ritaphysique, je suis bien obligé de reconnaître que cet énoncé se caractérise par un non-sens pur et simple. Je suis en présence d'un éclat discursif complètement largué dans la mesure où je suis dans l'incapacité de le justifier, de l'expliquer ou de le finaliser, que ce soit d'un point de vue esthétique (la phrase est d'une trivialité risible), social (soyons francs, que j'aie déjeuné aux carrés de Rice Krispies ou aux oeufs dans le sirop, ça n'intéresse personne, et à la limite, ça ne m'intéresse même pas moi-même), religieux (j'imagine mal Jésus-Christ souriant derrière moi pendant que je regarde Flipper sniffer une ligne de crevettes sur le quai de Marineland), juridique, politique, existentiel, etc.
Bref, cette phrase, considérée telle qu'en elle-même, n'a aucun sens. Elle est parfaitement contingente. Rien ne la motive, rien la justifie, rien ne la finalise. La gratuité de son apparition n'a d'égale que sa démence. Et c'est pourquoi je pose que l'exercice du journal est un exercice parfaitement dément -- SAUF SI: 1) l'énoncé fait négativement signe en direction de la fiction invisible = X à laquelle il a été dérobé; 2) ce prélèvement clandestin est érotiquement motivé par le désir (plus ou moins conscient) de correspondre avec Rita = Y.
(Première remarque: Je n'ai pas besoin de savoir quelle est cette fiction, j'ai seulement besoin de savoir qu'elle existe, sinon de fait, du moins en idée, et que ma phrase ne peut être sauvée du non-sens que si je l'imagine virtuellement insérée dans une fiction. Par exemple, je pourrais concevoir l'enchaînement suivant: Ce matin, au déjeuner... lorsque soudain... De cette façon, la phrase recevrait, au minimum, une densité narrative qu'elle n'a pas dans le journal: elle traînerait derrière elle l'ombre ou l'écho de la nuit fictionnelle dont elle est issue -- ou sur le fond de laquelle elle doit se détacher comme d'un écran de veille nécessaire à son illumination.)
((Deuxième remarque. J'ai suggéré à plusieurs reprises que cet enlèvement n'est pas arbitraire, mais motivé par la fascination érotique que Rita exerce sur l'écriture un peu à l'instar de l'attraction géomagnétique que le nord exerce sur l'aiguille d'une boussole. De fait, les prélèvements fictionnels ne sont pas gratuits, mais aiguillés, polarisés en quelque sorte par Y. C'est pourquoi la note de basse du journal -- même du journal le plus plat -- est l'érotisme. Le journal est un cas particulier, le moins apparent il est vrai, de la correspondance amoureuse. Comment s'expliquer sinon la reprise inlassable des notations quotidiennes? Comment s'expliquer sinon que le journal, sitôt amorcé, n'aille pas s'écraser à la surface de cette quotidienneté désublimée à laquelle il puise le plus souvent ses moyens de production? Si le journal n'est pas saisi de l'intérieur comme cette corvée emmerdante qu'il semble épouser de l'extérieur, c'est qu'il est branché sur -- et branché par -- Rita = Y.))
(((Troisième et dernière remarque. La relative indéfinition de Rita est ici une condition nécessaire à l'exercice du journal. Si ses traits sont trop évanescents, sa fonction vocative/ érotique ne peut pas s'exercer sur l'écriture, et le journal s'éteint de lui-même faute de motivation. En revanche, si l'identité de Rita éclate comme sous le soleil de midi, seins pointés vers le ciel et vulve incendiée par les vents du sud, le journal, sitôt entamé, s'anéantit dans un exercice de masturbation frénétique. C'est pourquoi Rita n'est pas exactement un phénomène, mais plutôt un nyctomène: son apparaître n'oppose qu'une faible résistance à son disparaître; plus précisément, Rita n'est pas une chose en soi, mais une personne en soi qui exténue érotiquement la lumière qui l'habite en direction d'une clarté crépusculaire. Rita est le point de friction du concept de personne: quelqu'un là / rien là. C'est pourquoi sa triangulation noématique ne peut pas dépasser le cap des 3 ou 4 prédicats, par exemple: 1) pilosité, terrassement, étoile ombilicale; ou bien 2) pieds nus, aisselles épicées, chaîne de cheville ; ou bien 3) cuissardes, crachous, voix de peep show, ou bien, etc. Tout compte fait, son striptease ontologique loge à la même enseigne que la sagesse des Grecs anciens: ni trop ni trop peu.)))

*Un peu comme la phrase de Nietzsche, *j'ai oublié mon parapluie* telle qu'elle apparaît, parfaitement isolée, dans les fragments posthumes du Gai savoir. Voir à ce sujet Éperons: les styles de Nietzsche de Jacques Derrida.