samedi 5 avril 2025

Journal ritaphysique (5 avril 2025)

Le plus souvent, le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre.

Nous avons tous déjà fait la fastidieuse expérience qui consiste à écouter le récit matinal que nous fait notre conjoint(e) ou notre coloc(que), c'est selon, du rêve qu'il/elle a fait la nuit précédente.  Quel emmerdement.  On surmonte de peine et de misère notre exaspération afin de prêter une oreille compatissante à ce foutoir qui revêt aux yeux de notre interlocuteur un si grand intérêt, on accueille d'un oeil vitreux ces péripéties sans queue ni tête, cette enfilade de complications rocambolesques qui suscitent chez lui/elle un enthousiasme indécent, priant le ciel qu'on en finisse au plus maudit...

Mais c'est comme dans la toune de Stromae: quand tu crois que c'est fini, eh ben y en a encore...

*

Si je me permets un rapprochement entre l'univers du rêve, tel que raconté par autrui, et celui du journal, c'est que dans les deux cas, on observe la même disparité entre ce qui est intéressant et ce qui est significatif.  Je veux dire: ce qui est intéressant pour autrui, dans les deux cas, ne l'est pas nécessairement pour moi, ne l'est même que très rarement.  Pourquoi?  Parce que pour lui, seigneur de son chaos onirique, les dimensions de l'intéressant et du significatif se recoupent parfaitement, elles échangent leur indice de hantise, alors que pour moi, auditeur dudit chaos, ce qui est raconté est jugé a priori sans intérêt parce que parfaitement inhabitable du point de vue de la signification.

Parce que je n'ai pas fait moi-même le rêve qui m'est raconté, sa signification ne peut pas hanter mon existence comme elle hante celle du rêveur.  Autrement dit, la signification du rêve narré est à sens unique: le rêveur est le seul à pouvoir habiter de l'intérieur le sens de son rêve (ce pour quoi il le le juge si intéressant), alors que moi qui l'écoute, je ne peux que squatter ce sens de loin en loin.  Or, sauf à me camper dans la position d'un psychanalyste, je ne peux pas trouver intéressante une signification privatisée par l'idiosyncrasie psychique du rêveur, je ne peux pas accorder de l'intérêt à une signification qui ne peut être signifiante que pour lui.

Le rêveur se retrouve donc dans la position où il cherche à donner une apparence de récit à ce qui ne peut pas être raconté, à ce qui résiste de l'intérieur à sa mise en narration.

Or un rêve n'a pas plus d'unité narrative qu'un journal.  La fiction dont ils relèvent tous deux est par essence hors récit -- et peut-être même antégrammatique. 

(Une signification insignifiante n'est même pas un paradoxe.  C'est quelque chose qui est sans intérêt, c'est quelque chose qui est essentiellement inintéressant.)

*

Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.

Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?

Oui, cela a d'ailleurs un nom.  Bien entendu.  C'est un poème.  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème.  Oh mon dieu...

Donc, tout ce que j'aurais identifié (à tort) jusqu'ici comme cette fiction = X que le journal présuppose -- cela serait en réalité un poème.

Je ne peux pas tirer les conséquences de ça ici.  Je peux seulement en noter l'aberration conceptuelle.  

(Ou bien: ce que j'ai énoncé jusqu'ici sur la fiction = X pourrait encore tenir la route, mais seulement à condition de considérer le poème comme une fiction -- mais une fiction dont le propre serait d'opposer une résistance non négociable à toute tentative de traduction narrative.  Est-ce seulement possible?  À voir.)

*

Question à la Wittgenstein: Un journal qui ne révélerait que les choses que l'on tait normalement dans un journal serait-il encore un journal?  Si oui, serait-il nécessairement plus *vrai*, plus *authentique* -- et même, plus *intéressant* qu'un journal éditable, plus consensuel?  Ou ne serait-ce pas carrément un anti-journal?

Un jeu d'échecs dont on retire la reine est-il encore un jeu d'échecs?  De même, un journal dont on retire toute forme d'inhibition ou de censure est-il encore un journal?

Et puis serait-ce pour autant vraiment plus intéressant?

Comparons 2 entrées de journal, la première exposant la version publiée (et donc censurée) d'un événement dont la seconde expose la version primitive.

1) Version publiée: Ce matin, j'ai fait l'amour à R.  Ce fut une catastrophe.  Je dois apprendre à réfréner mon désir. 

2) Version primitive: Ce matin, alors que je baisais avec Rita, j'étais si dur et si excité que j'étais prêt à jouir après seulement quelques secondes de pénétration.  Afin de modérer mon excitation, de différer la décharge, j'eus alors l'idée saugrenue de penser au cadavre de ma grand-mère -- ce qui eut l'effet inverse: je giclai sur le champ et me vidai comme un porc en hurlant Bernadette (c'était son nom).

Sans vouloir en faire une question de vie ou de mort, j'ai tendance à considérer la seconde version comme infiniment plus intéressante que la première.  Mais plus intéressante en quel sens et de quel point de vue?  Je ne dis pas que la seconde version est plus significative ou plus pertinente pour autant.  Mais dans la mesure où elle est plus détaillée, elle est certainement plus intéressante parce qu'elle me donne à tout le moins l'impression/l'illusion de pénétrer plus avant dans l'intimité de son auteur.

Et si un écrivain tient son journal et que ce salaud -- en plus -- le publie, n'est-ce pas (au moins en bonne partie) pour nous faire entrer dans son intimité?  Si c'est bien cela qu'il veut, ne suis-je pas en droit d'exiger qu'il aille jusqu'au bout de sa pulsion exhibitionniste et qu'il ne me fasse pas chier avec ses réserves victoriennes, ses pudeurs de crocodile et ses demi-mesures de curé défroqué?  (Je n'aime pas le discours que je tiens en ce moment: un peu à l'instar de la grand-mère de tout à l'heure, ce devrait être turn off, et cependant, etc.). 

Ce lien entre écriture et exhibition (et voyeurisme) est à creuser.  Que d'horreurs et de passages secrets, que de côtés cour et de côtés jardin ne va-t-on pas encore découvrir dans cette direction?

Bon, comme disait le vieux Bergson après avoir morvé dans son omelette, la distinction entre connaissance analytique et connaissance métaphysique ira à demain, là, c'est le temps de s'ouvrir une petite bière... 






dimanche 30 mars 2025

Journal ritaphysique (30 mars 2025)

Je reviens à l'idée de la littérature comme acte de résistance politique.  Qu'est-ce que j'entends au juste par là?

Quand j'ai abordé pour la première fois cette idée, je l'ai fait dans un cadre qui était encore trop étroitement polémique.  Je veux dire: cette idée de résistance politique, je la concevais elle-même comme un acte de résistance à l'instrumentalisation de la littérature par l'éthique.

Cette instrumentalisation -- qui correspond à une tendance lourde dans le monde des lettres depuis au moins une bonne quinzaine d'années --, c'est la transposition postmoderne de cette injonction médiévale visant à faire de la philosophie la servante de la théologie.

Or la philosophie, sauf à demeurer parfaitement autonome, ne peut ni ne doit rendre aucun service à la théologie.

De même (ou presque), la littérature, parce qu'elle correspond à un espace de liberté non négociable, parce qu'elle est la seule liberté qui demeure fidèle au poste dans un monde où toutes les autres libertés sont de plus en plus réduites/écrasées/pulvérisées/écrapouties, la littérature, dis-je, ne peut ni ne doit sous aucun prétexte se voir instrumentaliser par l'éthique.

Pour rien au monde, la littérature ne doit finir dans le bac de recyclage de l'éthique.  Soit.  Mais ce que j'entends ici par éthique et par résistance politique demeure encore bien trop flou.  Tentons de clarifier un peu les choses.

*

Pense, porc! (part 2)

La littérature a au moins ceci de commun avec la résistance politique qu'elle se définit d'abord et avant tout par la puissance du Non.  La littérature, c'est le Non en acte.

J'irais même jusqu'à dire que c'est le Non le plus pur qui se puisse concevoir: son actualisation est luciférienne par essence, non pas en vertu de quelque dogme qui rattacherait la littérature aux puissances infernales telles qu'on les conçoit au sein du christianisme, mais plutôt en vertu de la radicalité et/ou de la globalité de son refus.

Le Non que performe la littérature est un refus global et radical dont la pureté se mesure en ceci que sa performance même -- et sa performance seule -- permet 1) de rendre visible le Oui qui transforme une multitude éparse en un collectif bovinement coordonné et 2) de saisir sur le vif la lâcheté ontologique qui cimente les uns aux autres les principes fondamentaux qui soutiennent ce Oui.  

J'entends par lâcheté ontologique le trait le plus caractéristique de ce Oui, cela même qui fait du Oui non pas une affirmation, mais une capitulation, une négation traumatisée de cela à quoi un Non devrait être opposé.  En ce sens, le Oui du collectif, c'est une affirmation seconde qui ne parvient pas à masquer les relents de sa négativité réactive, de sa lâcheté fondatrice.

En contrepartie, le Non de la littérature, parce qu'il refuse le Non occulté du collectif, est le Oui originaire, l'affirmation première qui approuve ce que refuse le collectif, mais dont le Oui est si violemment performé qu'il se donne comme un Non.  (Lucifer fut d'abord un enthousiaste qui ne sut contenir son élan en direction des poupounes d'amour multimillénaires mais présumément mineures d'intellection.)

En somme, le Oui apparent du collectif est le véritable Non, et le Non apparent de la littérature est le véritable Oui.*

Et à quoi la littérature dit-elle Oui?  À deux choses, pour l'essentiel: 1) au sens de la dimension tragique de l'existence et 2) au sens du jeu.

Parce que la littérature, dès ses origines, a dit Oui au double sens du tragique et du jeu, parce que le collectif lui a plutôt dit Non afin de lui préférer le double sens de l'éthique et du sérieux (la lâcheté ontologique), le Oui originaire ne peut conquérir sa force affirmative qu'en confrontant dès le départ la force réactive du collectif, et c'est pourquoi le Non de la littérature est le plus radical. 

On ne peut pas dire aussi profondément Non à quelque chose à moins d'avoir dit encore plus profondément Oui à autre chose.

(Je rame en esti.  Tout ceci est encore formulé de façon trop lourde, trop peu limpide.  Je barbotte dans un étang de grenouilles dialectiques alors que l'idée est bien plus simple.  Du moins devrais-je en donner une version simplifiée si seulement je revenais plus rigoureusement aux questions de départ: qu'est-ce que j'entends au juste par éthique? par résistance politique?  À débroussailler.)

*

Sensation étrange qu'il doit y avoir une affinité conceptuelle très profonde entre le collectif, l'éthique et les herbivores, et qu'une affinité non moins profonde devrait magnétiser le rapprochement entre la littérature, la résistance politique et les carnivores.  En ce sens, une littérature végétarienne serait 1) une entorse au principe de non-contradiction? 2) une poupée Barbie qui renvoue sur sa cuisinière en plastique ? 3) l'équivalent romanesque du tit canard patte cassée versus le T-Rex de Jurassic Park? 4) un peu de tout ça mélangé avec une critique dithyrambique de Michel Jean? 

*

Il y a le principe de Peter.

Voici maintenant le principe de Lucifer (dont l'application à la littérature est immédiate):

LUCIFER (à Dieu)

Père avarié, tout ce que je suis, je te le dois: ma beauté, mon intelligence, ma puissance, le frémissement de ma cheville au-dessus des despotats consolidés, mon vol arrêté aux 26 millions de galaxies qui coulent au néant, mes larmes lorsque le jour se clôt sur les vêpres renouvelées, ma rage, mon sang, mes dons et mes instruments, tout cela, je te le dois -- mais le Non que je t'oppose, ce Non-là, ce fonds de lumière soulevé contre la permanence de tes noirceurs célestes, je ne te le dois pas, ce Non est la seule chose qui m'appartienne en propre, il est à moi et une fois mille fois rien que moi, ce qui en toi demeure et pourtant ne sera jamais toi



* C'est pourquoi on échappe d'avance à l'objection que ce Non se laisserait encore définir et contaminer par le Oui auquel il s'oppose, un peu comme on a déjà reproché à Nietzsche de conserver en négatif la structure des oppositions platoniciennes qu'il renverse/inverse.

vendredi 28 mars 2025

Journal ritaphysique (28 mars 2025)

Il n'y a pas de situation interrogative plus profonde que celle où on se retrouve lorsque l'interrogation s'invagine, se retourne sur elle-même et s'enfonce dans son vortex.

Dans ce cas, /?/ renvoie infiniment à /?/ de telle sorte -- et à une vitesse si élevée -- que la pulsion d'interroger ne se démêle plus de la sensation d'être interrogé.

Tout travail conceptuel consiste donc, d'abord et avant tout, à imposer une lenteur de croisière à cette vitesse absolue.  Décélérer le flux, apaiser l'hémicycle de l'anneau pour ensuite prendre le champ interrogatif qui coïncide avec cet apaisement.

Or, si le champ interrogatif qui correspond à celui de l'art en général et de l'écriture en particulier est bien celui de l'énigme (comme j'ai déjà tenté de le démontrer*), il s'ensuit que les questions fondamentales qui m'ont barré la route depuis que j'ai entamé ce journal sont autant d'énigmes secondaires qui pointent toutes en direction de l'énigme centrale que l'on pourrait formuler provisoirement (et vulgairement) comme suit: What the fuck? 

Qui est Rita?  Quelle est cette fiction dérobée à laquelle le journal s'appuie clandestinement?  Comment formuler l'impératif esthétique de telle sorte qu'il s'assimile à un acte de résistance politique?  Qu'est-ce qu'un trou de cul? Quelle est la différence entre l'érotisme et la pornographie?

Oui, ces énigmes ritaphysiques font signe en direction d'une énigme antarctique dont la formulation est impossible, car elle correspond à la question pénultième, c'est-à-dire à la dernière question que l'on rencontre avant (tout juste avant) de sombrer dans le brasier terminal, soit la question des questions, laquelle n'est pas, n'en déplaise à Heidegger, celle de l'être, mais plus radicalement: quoi de /?/ à /?/ ?

*

Il y a des philosophies alpestres qui favorisent l'apparition de dangereuses pensées comme celle de l'éternel retour.

Il y a des philosophies sylvestres où l'être donne à penser à mi-chemin d'une clairière automnale et de la soupe aux pois d'Elfride.

Il y a des philosophies citadines où on s'installe à la terrasse d'un café, bien résolu à compléter le 5e chapitre de L'être et le néant, jusqu'à ce qu'on remarque que des crabes nous pincent le gras du mollet.

Et puis il y a des philosophies de chambre d'hôtel où la tête nous pète, coincée qu'elle est entre 3 ou 4 énigmes, 3 ou 4 concepts-clés tels que rita, fiction, politique et érotisme, lesquels tournent dans le même sens autour d'un même gouffre comme l'eau de la douche ruisselant autour du ligament annulaire antérieur du tarse d'un pied féminin.

Pour de telles philosophies, l'avenir tient en 2 possibilités: 1) un tractatus logico-ritaphysicus, dont la fibre spinoziste et/ou wittgensteinienne prédispose l'écriture à un enchaînement de propositions dont l'arbitraire monadologique est tout aussi terrifiant qu'irréductible, par exemple:

1.  Tout est cul.

1.1 Le monde est la totalité des culs, non des pensées.

1.1.2  La pensée qui pense la totalité des culs est donc cul elle aussi.

1.1.3  En tant que cul se pensant lui-même, la pensée est enculation.

1.1.3.1  Toute pensée pensant l'enculation qu'elle est chaque fois elle-même, loin de se désenculer, se réencule.

1.1.3.2  Nous appelons surculation le fait de penser tout le monde en même temps que l'enculation réenculatoire est notre condition initiale, constante et finale.

2.  L'effectuation anthropologique de cette enculation généralisée est qualifiée d'homo-roïde.

3.  Le faux cul n'existe pas.

3.1.  T'es sûr de ça?

3.1.2.  Commence pas...

4.  À suppositoire que l'ensemble de tous les ensembles se contienne lui-même, le cul ne laisse donc rien en dehors de son événement, l'infini est trop étroit pour sa propre pénétration, Dieu en est nécessairement catapulté en tant qu'anti-cul et le tractatus se solde par un rétractatus qui prend fin ici.

5. Fin.

Ou bien, seconde possibilité 2) un journal qui se présente comme une espèce d'essai policier (dans le sens où on parle parfois de roman policier) dans lequel l'enquêteur (retraité Gagnon) interroge tour à tour certains témoins conceptuels (rita, la fiction, le politique et l'érotisme) afin de déterminer si la victime (la raison sous sa forme la plus classique) est bel et bien morte et enterrée ou bien si elle ne survit pas plutôt en tant qu'étoile du soir et science désirée des rondeurs inintelligibles que le hasard, le destin ou quelque boutique Séduction (c'est selon) met à sa disposition.

  


* Voir Sortir de la philosophie.  Essai de psychose transcendantale.

lundi 17 mars 2025

Journal ritaphysique (17 mars 2025)

Rendez-vous chez le dentiste cet après-midi afin de réparer un plombage qui a sauté l'autre jour alors que je me défonçais aux Cracker Jack.  J'ai bien compté: c'est la dernière molaire inférieure qui tient encore le coup après une orgie de rafistolages.  Si par malheur je devais la faire arracher, il ne me resterait plus qu'à prendre le chemin de l'étable, des puddings et de la vodka.

*

Couché sur le côté, il la pénètre mollement, ça ne bande déjà plus comme ça bandait il y 3 minutes, entre le fumet de surchauffe du condom et la fragrance de gomme Excel.  Cela dit, la plante de son pied lui arrive à contre-jour, en état d'apesanteur érotique, comme une éclipse de fenêtre d'hôtel.  Il lui est aussi indifférent de jouir qu'il l'est à Barthes de ne pas être moderne.

*

J'essaie de mesurer l'espace qui sépare l'écroulement actuel de notre monde (je ne rêve pas), de ce moment où nous intégrerons nous aussi le clan des refoulés, où la multiplication des matières imposables et la prise d'assaut des marchés d'alimentation feront de chaque citoyen un poète de la fracture, un itinérant ceinture jaune, verte ou noire selon la disponibilité des bancs publics et l'aptitude à survivre une nuit de plus entre les matraques électriques et les ruelles enchantées.

*

À genoux dans le lit, elle le branle de la main droite (l'index sur le frein coulant), pendant que sa main gauche, délestée de tout avenir lisible, exécute dans les airs une petite danse rythmée par le cliquetis du radiateur.  On dirait des arabesques inspirées de fugues orientales ou de figures de patinage artistique.  Cette errance manuelle le méduse à un point tel qu'il se retient de gicler, la grâce irrationnelle de cette motion marque le suspens de l'ange à proximité du nombril, et précisément parce qu'il ne sait pas si cette confusion est à jouir ou à penser, il en jouit deux fois plus.

*

Montréal est un tas de marde.

Les politiciens qui appuient/rationalisent les récentes mesures visant à harceler les sans-abri dans le métro sont pleins de marde.

Plante: Mesures déchirantes mais nécessaires.

Marie-Claude Léonard: On prévoit fermer des espaces considérés comme des points de tension en raison de leur utilisation quotidienne par des personnes sans objectif de déplacement.

(C'est quoi un objectif de déplacement?  Se rendre au Costco le dimanche après-midi et en revenir avec un milliard de méga-cochonneries qui vont prendre le chemin des vidanges le dimanche suivant?)

Lionel Carmant: Près de la moitié du transfert de 50 millions d'Ottawa à Québec destiné à mettre fin aux campements et à lutter contre l'itinérance servira à soutenir des projets à Montréal sur une période deux ans...

Dès que Plante, Léonard ou Carmant prennent la parole à la télévision, je coupe le son.  De cette manière, quand ils ouvrent la bouche, je peux plus facilement me concentrer sur les torrents de marde qui en refoulent.

*

À 5h22 de l'après-midi, il la prend par derrière, les pieds à plat sur le tapis jonché d'éclats de dentelle et de talons aiguilles versés sur le côté.  Il accélère la cadence et il se concentre sur le choc étiolé de ses couilles contre le clitoris.  (Le regard fixé sur la bouteille de Santa Christina, il se demande pourquoi il s'est mis à bander quand elle lui a confié qu'elle ne conduisait que des voitures manuelles.  Décidément, le cul est une bien étrange chose.)

*

Une actrice porno à qui on demandait justement quelle était la différence entre l'érotisme et la pornographie répondit: l'éclairage.

L'éclairage, l'éclairage...  (sur le ton du colonel Kurtz qui, à la fin d'Apocalypse Now, répétait: l'horreur, l'horreur...)





mardi 11 mars 2025

Journal ritaphysique (11 mars 2025)

Soit une approche phénoménologique du trou de cul.

L'autre jour, je me suis arrêté à cette définition provisoire: Est trou de cul celui qui exerce le pouvoir dont il est capable de manière à puer du pouvoir (comme on peut puer du cul dont on est le trou) et donc à mépriser maximalement ceux sur lesquels ce pouvoir s'exerce.

Le lien présumé/pressenti entre le caractère nauséabond du pouvoir et la notion de mépris maximal appelle un certain nombre de clarifications que je ne crois pas pouvoir obtenir autrement qu'en mobilisant l'appareillage conceptuel de la phénoménologie, quoique mon rapport à la phénoménologie soit ici un peu plus souple (moins scientifiquement constipé) que celui qu'on retrouve chez Husserl, mais tout de même un peu plus rigoureux qu'un exercice empirique qui se limiterait à inventorier au petit bonheur un certain nombre de variantes imaginaires du trou de cul, en espérant que l'invariant finisse par se manifester comme par enchantement, de guerre lasse ou à l'usure.

Au fond, je vais tenter de suspendre les interprétations précipitées pour m'en tenir à ce que je vois, à ce qui m'apparaît lorsque je procède à une réduction du sens commun pour ne viser que la chose même.  Cette façon de formuler les choses pourrait peut-être sembler bancale aux yeux de quelques puristes, d'accord, mais avouons tout de même que la phénoménologie n'a pas sa pareille pour s'enfarger dans les fleurs du tapis et élaborer des montagnes qui n'accouchent que de souris. En fait, si on veut vraiment opter pour une formulation de la réduction phénoménologique qui soit aussi lumineuse et économique que possible, je suggère qu'on s'en remette à la version de Lautréamont: Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme.*

*

Soit.  Suspendons toutes les idées préconçues, mettons entre parenthèses tous les poncifs du sens commun afin d'envisager le plus froidement possible l'apparition du trou de cul dans son apparaître même.

Je notais déjà l'autre jour qu'une des caractéristiques les plus stables de cette apparition résidait dans le mépris.  Je précise maintenant ce que je n'avais pas précisé à ce moment-là: le mépris dont je parle ici ne désigne pas d'abord le haut le coeur que nous éprouvons le plus souvent à la vue du trou de cul, mais bien le mépris manifesté par le trou de cul lui-même.  Saisi dans le vif de son apparaître, le trou de cul apparaît en tout premier lieu comme méprisant, mais voici le hic: le mépris qu'il manifeste est si intense, il atteint ici à un tel degré de noirceur et de concentration, que la saisie du trou de cul comme méprisant s'accompagne presque aussitôt (à quelques secondes eidétiques près) de sa saisie comme méprisable.  D'où la confusion toujours possible entre les dimensions du méprisant et du méprisable. 

De fait, il n'est pas si facile de démêler les couches hylétiques de cette apparition: le méprisant, qui se donne bel et bien comme tel, méprise à un point tel et de façon si radicale que son mépris se donne (presque) immédiatement comme quelque chose de méprisable.  Autrement dit, la réduction phénoménologique -- qui avait pour mission de tenir à l'écart les jugements préfabriqués et les opinions courantes -- ne parvient pas à réduire la dimension eidétiquement méprisable du trou de cul.  Faut le faire...

C'est donc dire que le trou de cul, lui-même capable du mépris le plus grand, est essentiellement un être méprisable et qu'il l'est précisément en raison du mépris dont il est capable.

Quelques considérations visant à déblayer le terrain en vue de l'approfondissement de la recherche:

1) Si le trou de cul est perçu comme méprisable, dis-je, c'est qu'il est capable du plus grand mépris.  Or, s'il n'en était que capable, sans plus, je ne crois pas que son être-méprisable se manifesterait de façon aussi claire qu'il s'est manifesté à nous jusqu'à présent.  La limpidité de cette manifestation s'explique justement en ceci que le trou de cul performe activement le mépris dont il est capable et qu'il le performe de façon maximale -- ce que j'ai exprimé vulgairement en disant qu'il pue du pouvoir;

2) Il importe peu que pour moi, retraité Gagnon, Elon Musk apparaisse comme l'expression quintessenciée du trou de cul.  Le jeu des fixations singulières ne fait pas l'économie de toute contingence.  Il importe seulement de préciser que s'il en est ainsi pour moi, c'est que Elon Musk (plus et mieux que tant d'autres) m'apparaît comme l'exemple par excellence du trou de cul en ceci, précisément, qu'il actualise la totalité du mépris dont il est capable en puant du pouvoir, c'est-à-dire en performant jusqu'à l'extase, donc sans réserve aucune, la totalité du pouvoir dont il dispose;

3) Enfin, ceci reste à déterminer, mais il me semble que la trou-de-culité est parachevée lorsque celui qui exerce son plein pouvoir, tout en l'exerçant de la façon la plus sale et la plus méprisante, suce la graine/lèche le cul de celui qui a encore plus de pouvoir que lui.  Quant à savoir si celui qui est désigné comme encore-plus-puissant que le trou de cul est plus essentiellement sucé que léché, ou qu'il préfère onto-théo-logiquement sa graine sucée à son cul léché, ou l'inverse, cela ne peut pas se décider ici, non que la question ne soit pas pertinente, mais elle déborde considérablement le cadre de notre investigation.    

   


*Les poètes de ce calibre ont souvent le don d'exprimer en quelques mots, et pour ainsi dire de l'intérieur, ce que les philosophes n'exprimeront que bien laborieusement, page après page après page, tout en demeurant désespérément à l'extérieur de la chose même.

samedi 8 mars 2025

Journal ritaphysique (8 mars 2025)

À la lumière des événements qui ont marqué, voire même secoué, l'actualité internationale des derniers jours, il convient plus que jamais de se pencher sur la question philosophique suivante: Qu'est-ce qu'un trou de cul?

La question se pose -- et il est vrai que la tentation d'y répondre spontanément, sans trop y réfléchir, est considérable.  Après tout, n'avons-nous pas l'embarras du choix?  Ne voyons-nous pas évoluer sous nos yeux, et cela sur une base quotidienne et en toutes sortes de situations, un tas d'exemples, une orgie d'échantillons anthropologiques que l'on peut considérer comme d'excellentes approximations du trou de cul?

Sans doute, mais pour le dire dans les mots de Heidegger, l'essence du trou de cul n'aura pas été pensée pour autant.

(C'est drôle la vie.  À l'automne dernier, plusieurs personnes me demandaient si j'avais des projets pour la retraite.  Je répondais vaguement en me grattant le coco.  Eh bien, voici un projet de retraite qui en vaut bien d'autres: réfléchir sur le trou de cul.  Mieux encore: isoler les invariants eidétiques & autres ingrédients platoniciens qui entrent dans la composition de la Forme intelligible du trou de cul.  Ou selon une méthode plus hégélienne, contraindre notre conscience naturelle à emprunter le chemin du scepticisme et du désespoir jusqu'à ce que le concept de trou de cul se saisisse de lui-même et s'auto-encule en soi et pour soi.)

*

Sérieux, laissons Platon et Hegel de côté, et procédons plutôt de façon empirique.

Si on lance l'expression trou de cul, comme ça, sans préavis et hors contexte, quelles sont les images qui me viennent spontanément à l'esprit?  Qu'est-ce que je vois en premier?

Avant toute vision, il y a d'abord une sensation floue, comme un rouleau de brume affective que la réflexion ne doit pas dissiper trop vite si on doit accueillir le donné de cette sensation tel qu'il apparaît de prime abord, et dans les limites à l'intérieur desquelles il apparaît.

Sauf que déjà, dans le caractère flouté ou brouillé de cette sensation, je rencontre une noirceur particulière, une noirceur qui n'est pas tout à fait de même nature que celle que je pourrais rencontrer par exemple dans une sensation d'orgueil, de honte ou même de haine.

Le noyau nocturne que je frappe, pour ainsi dire, au centre de la sensation éprouvée spontanément lorsque j'entends l'expression de trou de cul, ce petit bloc de nuit qui pulse au centre du donné coïncide avec une extraordinaire concentration de mépris.  De fait, tout se passe comme si le caractère flouté de la sensation ne parvenait pas à dissimuler le quantum anormalement élevé de mépris qui creuse cette sensation.

Il restera à déterminer si ce mépris considérable, rencontré d'abord sur le plan le moins réfléchi de l'expérience du trou de cul, est une composante appelée à de plus amples stabilisations sur le plan de l'essence, ou si ce n'est pas plutôt le caractère indéfini, brumeux, etc. de la sensation première qui induit (mais pourquoi?) cette sensation concomitante de mépris.

Bon, va pour la sensation.  Mais pour ce qui est de la vision à présent: qu'est-ce que je vois quand j'entends l'expression de trou de cul? 

Je vois quelque chose qui est en instance de singularisation.  À ce titre, la vision est moins floutée que la sensation.  Je vois quelqu'un comme Elon Musk.  J'entends l'expression trou de cul et paf! la représentation de quelqu'un qui ressemble vachement à Elon Musk -- si ce n'est Elon Musk lui-même -- me vient à l'idée sans rien forcer.

Car même en faisant abstraction de tout ce qu'il peut y avoir de contingent dans cet exercice -- ma sensibilité personnelle, mes préférences politiques, mon tempérament de tête à claques, etc., -- le fait demeure: une représentation de quelqu'un comme Elon Musk doit nécessairement et spontanément surgir lorsque l'expression de trou de cul est performée.

Mais pourquoi lui ou quelqu'un comme lui?  À cause de son rayonnement politique et/ou de sa façon d'exercer le pouvoir?  Un trou de cul sans pouvoir est-il possible?  Sans doute pas.  On n'imagine pas un trou de cul dans la position de la victime ou de tout autre instance sur laquelle le pouvoir s'exerce.  Le trou de cul n'est peut-être pas politique, mais il est capable de pouvoir.  Il peut le pouvoir et il le peut jusqu'à le puer.  En fait, je vais conclure provisoirement de la manière suivante: Est trou de cul celui qui exerce le pouvoir dont il est capable de manière à puer du pouvoir (comme on peut puer du cul dont on est le trou) et donc à mépriser maximalement ceux sur lesquels ce pouvoir s'exerce.

Reste à voir si on peut envisager des degrés dans la trou-de-culité, ou si, au contraire, on ne peut qu'être ontologiquement trou de cul.

  


  

lundi 3 mars 2025

Journal ritaphysique (3 mars 2025)

Je suis de plus en plus confortable avec cette idée de la littérature comme acte de résistance politique.  Encore faut-il incarner cette idée dans un scénario susceptible d'en préserver le vertige initial.

D'où ces quelques questions: Quelle tête ferez-vous lorsque les chars d'assaut américains circuleront dans les rues de Montréal?  Quelle sera la disposition affective dominante lorsque vous les verrez écrabouiller sans distinction vos pistes cyclables et votre saleté de bagnole électrique?  Que direz-vous à grand-maman crackpot lorsque le drapeau américain flottera au balcon de la mairie de Montréal, et que vous apercevrez à la télé des mugshots de Doug Ford avec un oeil au beurre noir ou des clichés de PSPP tabassé par des Marines hilares dans les couloirs du Parlement?

Car bien entendu vous ne faites pas partie de ces lecteurs qui reçoivent comme paroles d'Évangile les opinions, ô combien éclairantes, de ces experts très excellents annexés à la Chaire Raoul-Dandurand, j'entends ces très perspicaces, très circonspects et très pénétrants observateurs de la politique internationale, j'entends les très intéressants totons qui nous ont juré que jamais Trump ne serait élu président des États-Unis, que jamais Poutine n'enverrait ses troupes en Ukraine, que jamais... jamais... le Canada ne deviendrait POUR VRAI le 51e état des États-Unis...

Non, vous vous tenez loin de ces experts, vous n'avez rien à voir avec eux, vous savez comment fonctionne un régime totalitaire, votre flair est infaillible, vous repérez les premiers écarts de volcan qui affleurent aux discours que tiennent ces affreux -- et vous tirez les conséquences.

*

LE BARBECUE

FACÉTIE POLITIQUE EN UN SEUL ACTE


Personnages:

Volodymir Zelensky (Volodymir Zelensky)

Orangutan (Donald Trump)

Bedbug (J. D. Vance)

Miss Piggy (Karoline Leavitt)

Les journalistes invisibles (les journalistes invisibles)

La scène se déroule dans le Bureau Ovale.  Un barbecue est installé au centre de la pièce, on aperçoit des bouts de doigts et d'oreilles parsemés sur le grill, une fumée épaisse s'en dégage.  À chaque fois qu'un personnage dit quelque chose, des pleurs en canne fusent de la salle invisible.  Les spectateurs s'ouvrent une bière à 4 heures du matin et le mercure indique 1000 degrés sous zéro.

Miss Piggy se tient debout derrière le bureau et, sans jamais se départir de son sourire en coin, débite des affirmations dont la succession n'obéit à aucune logique apparente.

Orangutan est affaissé sur une chaise de camp du côté droit de la scène.

Un peu en retrait, Bedbug se tient coi en vernissant ses ongles d'orteils.


MISS PIGGY 

......quand dire, c'est faire, la transparence est infaillible, nous annonçons d'avance tous les coups et tous les coups sont permis dès que l'annonce en est faite, l'ukraine est le trou de cul de la terre, des tarifs de 34% seront imposés au nuancier de l'arc-en-ciel, notre foi est chrétienne, mes boules sont naturelles, non, oui, prochaine question, oui, non, la position du président dans ce dossier est très claire, poutine n'a jamais mangé de poutine, il n'y a que deux sexes, une seule amérique, mille massacres à ciel ouvert sur la riviera, des faits, des faits, aucune interprétation, prochaine question, rien que des saucisses grillées, oui, non, elon est l'anagramme de nole en latin et mon papa n'a jamais abusé de moi dans la cour à scrappe de sa shop de camions à plaistow.....


Zelensky fait son entrée en se grattant la bedaine.  Pleurs en cannes.


ZELENSKY

Quoi est ce saucisse?  Moi en avoir plus faim, plein le bedain.  Pour mon pays, vouloir: argent, drones et garanties, mais donc où être les tanstsyurystys de las vegas?


Orangutan est mécontent, il fait gros baboune.  Et même si c'est un casse-tête pour le metteur en scène, ce dernier doit faire comprendre aux spectateurs que la position politique d'Orangutan dans ce dossier est identique à celle qu'il adopte le soir, au bord du lit, vêtu de son pyjama de flamants roses, et qu'il guette en vain le retour de Melania -- présentement en otage sur la bol, les orteils crochus par excès de fondue au fromage et les maxillaires en symbiose hypothermique avec une infinie cataracte de pets sauce infernaux. Pleurs en canne.


ORANGUTAN

Ne soyez pas ingrat, c'est tout saucisse, c'est une offre à vous jeter en bas du pont, laissez-vous péter la gueule, goûtez le démembrement de vos chers petits, savourez le désossage en direct de vos babouchkas, vous devriez vous excuser d'être encore en vie, apprenez à disparaître avec classe, allez, un petit mot pour kevin, un autre pour vladimir, nos saucisses sont imbattables, taisez-vous, vous n'en trouverez jamais de meilleures.


Le rideau tombe alors que Bedbug se sort les yeux de la tête en se suçant le gros orteil tandis que Miss Piggy, intarissable, persiste à enfiler ses télégrammes apocalyptiques derrière un écran de fumée de plus en plus impénétrable. 


MISS PIGGY

Heil Donald, Heil Elon, Heil Jeff, Heil Mark, Heil Vladimir, parfois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de gauchiasses qui prennent le chemin des fours de la Silicon Valley et je m'en flippe le clito si fort qu'on m'impose des tarifs de 125% quand je m'exporte dans le rayon des bibles & mitraillettes. 


Pleurs en canne.





dimanche 2 mars 2025

Journal ritaphysique (2 mars 2025)

Que par hypothèse le journal soit dérobé à une fiction invisible = X ne me dispense pas de tirer au clair l'essence de cette fiction.  La facilité serait de saluer son obscurité en passant puis de me concentrer aussitôt sur autre chose.  Non.  Si cette fiction doit entretenir un lien organique avec le journal que je tiens en ce moment, ce X ne doit pas se réduire sans reste à un absolu vespéral où tous les chats sont gris.  Autrement dit, je dois pouvoir singulariser ce X (sa distorsion narrative, sa ponction esthétique, son type d'obscurité, etc.) à partir des notations elles-mêmes.

Par exemple, je note ceci: Tout à l'heure, accoté contre ma porte patio, j'ai fumé une misérable moitié de cigarette en grelottant comme une marde.

Si je relis cette notation en regard de la fiction dont elle découle hypothétiquement, il est clair 1) que je me mets en représentation; je joue, via le moi de secours du journal, à celui qui grelotte en fumant sa cigarette; le journal est la scène illimitée où je me produis en faisant semblant de me parler tout seul alors qu'en fait 2) je m'adresse plus ou moins consciemment à Rita, je corresponds plus ou moins directement avec celle = Y qui mobilise en toute intimité la retenue des notations à partir de la fiction originelle.

Or, cette fiction -- justement -- ne peut pas être n'importe quelle fiction.  Elle doit être conçue sur mesure pour moi -- sensiblement de la même manière que les portes de la loi, chez Kafka, ne peuvent être conçues sur mesure que pour celui à qui s'impose l'interdiction de les franchir.  Je me trouve donc dans la situation de celui qui risque un oeil de l'autre côté, mais à la différence de Kafka, je ne vois pas de gardien me barrer la route ou foncer sur moi. Si j'angoisse, c'est précisément parce qu'il n'y a Rien qui m'empêche de franchir le pas décisif -- le gardien (si on se réfère au personnage de la facétie kafkaienne) est ce Rien devant lequel j'angoisse, si du moins il est vrai qu'on n'angoisse jamais qu'en présence du Rien.

Or ce Rien est ma vie même.  Je veux dire: c'est le réel qui s'estompe et se déréalise dès que j'écris, c'est la somme négative de tous ces événements qui constituent ma vie, mais dont la réalité apparaît comme une fiction ontologique à laquelle je peux croire (dans ce cas, je n'écris plus, j'oublie que cette fiction est une fiction pour lui conférer la densité, la pesanteur et l'opacité du réel) ou ne pas croire (dans ce cas, je reviens à l'écriture et mon journal est l'asile esthétique d'une réalité en exil depuis les origines, ou si on veut, c'est un laboratoire de signes visant à précipiter un effet de réel très poussé, en comparaison de quoi *ma vie* apparaît comme un réservoir de fictions à multiples sorties, un Néant de viandes, d'étoiles, de matières et de commotions à partir duquel il m'est loisible de prélever telle ou telle scène, tel ou tel tableau, chaque entrée de journal correspondant à une sortie de fiction bien déterminée).

*

Pendant ce temps, raccrochée à sa physique comme un buste à sa colonne ou comme une racine à son suffixe, Rita bloque les voies respiratoires de la prochaine phrase, laquelle s'épileptise en pure perte en passant par toutes les nuances du fauve.  

Car comme dirait Emmanuel Kant, y a quand même ben des hosties de limites.




* Voir à ce sujet la distinction éclairante que Heidegger introduit entre la peur, dont l'objet est toujours indentifiable, et l'angoisse qui demeure essentiellement sans objet.


lundi 17 février 2025

Journal ritaphysique (17 février 2025)

Il y a un impératif esthétique distinct de l'impératif catégorique tout autant que de l'impératif hypothétique.  Il y a un *tu dois* propre à la création qui n'est pas plus réductible au *tu dois parce que tu dois* de l'éthique kantienne qu'au *tu dois si tu veux* propre à la raison instrumentale.

Si je dis que je dois poursuivre la rédaction de ce roman intitulé La Rechute, ce n'est certainement pas parce que ma conscience morale m'y oblige.  Mais ce n'est pas non plus parce que cette création serait finalisée sans reste par le plaisir, l'orgueil ou l'argent.

Il me faut achever l'écriture de ce roman, oui, mais si cette obligation esthétique n'est pas aussi rigide qu'un impératif catégorique, et si elle n'est pas aussi aléatoire qu'un impératif hypothétique, d'où vient son sérieux, sa pesanteur, voire son urgence?

À partir de quel plan peut-elle se justifier?

*

Je notais l'autre jour que la littérature n'a rien à voir avec l'éthique, mais qu'elle relève plutôt du politique.  J'ajouterais: la littérature est l'acte de résistance politique par excellence.  Elle ne relève pas immédiatement de la révolution, de l'émeute ou de l'anarchie.  Et encore moins de la violence idéologique.  Mais elle s'éprouve d'emblée comme résistance à quelque chose, mieux: comme impératif de résistance à quelque chose.  À quoi alors?

Je dirais: à son instrumentalisation éthique.  D'abord et avant tout.  La littérature est par essence et par vocation une mauvaise cause qui résiste de l'intérieur à son asservissement au profit d'une bonne cause.  

Or cette résistance ne doit pas être considérée comme provisoire.

Cette résistance n'est pas un mauvais moment à passer.  C'est la littérature même.

Et le fait littéraire, dans sa pureté infernale, c'est la singularité qui fait/fera éternellement chier le collectif et son enfilade de poncifs culturellement datés/plafonnés.  

Casser cette résistance (ou tenter de le faire), même pour la meilleure des causes, c'est trahir le politique au profit de l'éthique, c'est prostituer l'impératif de résistance au profit de son incarcération idéologique, bref: c'est entretenir ce malentendu total que la littérature (le mal) peut demeurer littérature (le mal) une fois celle-ci neutralisée, recyclée -- et moralisée -- sous les espèces de la non-littérature (le bien).

(Je n'ai rien a priori contre Michel Jean, les scouts et la vertu -- il m'arrive même parfois de pleurer en regardant un épisode des Télétubbies --, mais s'ils veulent vraiment se rendre utiles, alors qu'ils m'aident à déneiger mon char enseveli/minéralisé sous un palais de glace, et qu'ils s'abstiennent de toucher à la littérature.  Ce sera mieux pour eux, ce sera mieux pour mon char et ce sera définitivement mieux pour la littérature.)

Comme dirait Socrate: Oui, par Zeus!

Ou comme dirait Stephen dans une veille pub d'Au Bon Marché: Oui papa!

*

Sinon, hier soir, alors que la tempête faisait rage et que je fumais en face de mon condo, j'ai aperçu le vieux Sartre qui marchait d'un pas mal assuré entre les congères avec un jeu de Traction Aid à la main.  Je lui ai demandé s'il avait besoin d'un coup de pouce:

-- Nan, faut juste que je finisse La Critique de la raison dialectique avant d'aller me coucher. 




lundi 10 février 2025

Journal ritaphysique (10 février 2025)

Depuis que mon sommeil est passé à la déchiqueteuse, les moments de vigilance se font de plus en plus rares.  Impression de passer mes jours derrière un pare-brise infesté de chiures d'oiseaux.

*

Réfléchir sur les conditions de possibilité du journal ne m'a pas mené à grand chose.  En tout cas, je n'y vois pas plus clair sur les contours de la fiction dont je ne suis peut-être même pas le personnage principal.  Ici même en cet instant, je répète en présence d'un metteur en scène porté apparu / disparu.  

*

Trois fois sur quatre, quand je lis un roman québécois, j'ai l'impression d'être en présence d'un produit recyclé à partir d'un atelier de création littéraire.  Ou encore d'avoir affaire à un truc qui serait davantage à sa place dans un journal que dans un roman.  Sauf 2 ou 3 exceptions, c'est narcissique, mal ficelé, le plus souvent décousu ou mollement patenté...

À titre d'exemple, je parcours la production des éditions de ***.  C'est toujours la même rengaine: les 3 premières pages, tu fais wow.  Passé le cap de la 10e, tu te dis: oui, mais t'encore?  Parvenu à la 30e, tu fais ouais, ouais...  Au-delà de la 50e, ô cibole, ô misère, tu comptes les pages qui te restent à lire avant la fin -- une soixantaine, genre -- et si tu trouves encore la force de continuer, alors tu passes en mode une bouchée pour môman, une bouchée pour pôpa...

Oui mais tout le monde dit que le dernier roman de D., c'est de la bombe, que c'est génial! Peut-être, mais ce n'est pas très bon.  Un roman peut être à la fois génial et pas très bon, voyez Ulysse de James Joyce.  À l'inverse, un roman ne sera pas nécessairement génial, mais vraiment très bon, comme Soumission de Houllebecq ou Les Poupées de l'Ombre jaune de Henri Vernes.

Et puis cette obscène concentration de moi moi moi je je je...  Se pourrait-il que nous en ayons soupé?  Ça manque cruellement de *tu*, de *il*, de *nous* -- et même de *vous* si on pense à des romans de facture BDSM.  

Et puis ces émissions de madames animées par des madames qui s'adressent à des madames qui écrivent des romans de madames mettant en vedette des madames qui parlent de bizounes, font l'exégèse de bizounes, condamnent des bizounes et coupent des bizounes toutes plus sales et affreuses les unes que les autres -- se pourrait-il que nous en ayons dégueulé?

Et si par hypothèse tout ça était juste et vertueux et même nécessaire -- mais esthétiquement pas très bon?

Et si par hypothèse la littérature n'avait rien à voir avec l'éthique?

Et si par hypothèse la littérature était d'abord et avant tout un acte politique?

Le 12 août, j'achète un livre québécois  -- sorry, j'en vois de moins en moins la nécessité.

*

Peut-être faut-il passer par le fait littéraire pour mieux comprendre la distinction entre l'éthique et le politique.  Comme si le politique était le lieu d'un impératif radicalement différent du *tu dois* propre à l'éthique.  Comment formuler cet impératif?  Et s'agit-il seulement d'un impératif?  À creuser.




vendredi 7 février 2025

Journal ritaphysique (7 février 2025)

J'expie méthodologiquement le fait d'avoir abordé le problème de l'extérieur, par ses 2 limites externes pour ainsi dire, plutôt que par le centre.  Mais est-ce que ça aurait vraiment changé quelque chose?  Pas clair.

Bon, alors supposons que je prenne cette fois le problème sous un biais moins clinique, plus intimiste, est-ce que je vais voir apparaître, avec la même nécessité, les instances théoriques de Rita et de la fiction invisible?  Essayons pour voir.

Me voici, je tiens un journal, et aujourd'hui, 7 février, je note: Ce matin, au déjeuner, j'ai dévoré 3 carrés de Rice Krispies au beurre d'arachide tout en regardant un vieil épisode de Flipper le gentil dauphin.

Pour le dire dans les termes de Truman dans le show du même nom: Mais bon Dieu, à qui tu parles?

La question se pose...  Oublions pour le moment que je relaie les entrées de ce journal sur les réseaux sociaux.  Je suis seul à l'écran, ma tasse de café d'un côté, ma souris de l'autre, et je tape la première phrase qui me vient à l'esprit: Ce matin, au déjeuner, j'ai dévoré 3 carrés de Rice Krispies au beurre d'arachide tout en regardant un vieil épisode de Flipper le gentil dauphin.

Considéré en mode *arrêt sur image*, cet énoncé n'est pas une phrase de roman, ce n'est pas le début d'une nouvelle et encore moins l'ouverture d'un poème.  Ce n'est pas davantage une phrase qui surgit dans le cours d'un échange épistolaire: elle n'est destinée à aucun de mes amis, elle n'est acheminée à aucune de mes connaissances en particulier.  De ce point de vue, il est vrai, le journal apparaît radicalement étranger aussi bien au territoire de la fiction qu'à celui de la correspondance.  Je me serais donc trompé sur toute la ligne.  Pire encore: j'aurais postulé quelque chose qui serait le contraire exact de ce qui se passe en réalité quand je rédige cette phrase dans mon journal.

Bref, tout ce que j'aurais avancé jusqu'ici se solderait par un epic fail, lol.

Mais comme disait Foucault: Et pourtant...

Oui, regardons-y d'un peu plus près.  Supposons que la notation épinglée ci-haut soit la seule du 7 février 2025, qu'il n'y ait rien qui précède ou suive cette phrase ce matin-là sur la page de mon journal.  Il s'agit donc d'un énoncé parfaitement isolé.  Rien derrière, rien devant, bref rien d'autre qu'un énoncé solitaire, orphelin de tout cadre et de tout contexte*.  Dans ce cas, plus je relis l'énoncé, et plus je suis frappé par son incongruité: 1) d'où sort-il?; 2) comment justifier son étonnante solitude?; 3) que signifie cette phrase au juste?

Si j'aborde le problème à partir de la 3e question (qui me semble en quelque sorte fédérer les 2 autres), et que je fais totalement abstraction du plan fictionnel tout comme du plan ritaphysique, je suis bien obligé de reconnaître que cet énoncé se caractérise par un non-sens pur et simple.  Je suis en présence d'un éclat discursif complètement largué dans la mesure où je suis dans l'incapacité de le justifier, de l'expliquer ou de le finaliser, que ce soit d'un point de vue esthétique (la phrase est d'une trivialité risible), social (soyons francs, que j'aie déjeuné aux carrés de Rice Krispies ou aux oeufs dans le sirop, ça n'intéresse personne, et à la limite, ça ne m'intéresse même pas moi-même), religieux (j'imagine mal Jésus-Christ souriant derrière moi pendant que je regarde Flipper sniffer une ligne de crevettes sur le quai de Marineland), juridique, politique, existentiel, etc.

Bref, cette phrase, considérée telle qu'en elle-même, n'a aucun sens.  Elle est parfaitement contingente.  Rien ne la motive, rien la justifie, rien ne la finalise.  La gratuité de son apparition n'a d'égale que sa démence.  Et c'est pourquoi je pose que l'exercice du journal est un exercice parfaitement dément -- SAUF SI: 1) l'énoncé fait négativement signe en direction de la fiction invisible = X à laquelle il a été dérobé; 2) ce prélèvement clandestin est érotiquement motivé par le désir (plus ou moins conscient) de correspondre avec Rita = Y.

(Première remarque: Je n'ai pas besoin de savoir quelle est cette fiction, j'ai seulement besoin de savoir qu'elle existe, sinon de fait, du moins en idée, et que ma phrase ne peut être sauvée du non-sens que si je l'imagine virtuellement insérée dans une fiction.  Par exemple, je pourrais concevoir l'enchaînement suivant: Ce matin, au déjeuner... lorsque soudain...  De cette façon, la phrase recevrait, au minimum, une densité narrative qu'elle n'a pas dans le journal: elle traînerait derrière elle l'ombre ou l'écho de la nuit fictionnelle dont elle est issue -- ou sur le fond de laquelle elle doit se détacher comme d'un écran de veille nécessaire à son illumination.)

((Deuxième remarque.  J'ai suggéré à plusieurs reprises que cet enlèvement n'est pas arbitraire, mais motivé par la fascination érotique que Rita exerce sur l'écriture un peu à l'instar de l'attraction géomagnétique que le nord exerce sur l'aiguille d'une boussole.  De fait, les prélèvements fictionnels ne sont pas gratuits, mais aiguillés, polarisés en quelque sorte par Y.  C'est pourquoi la note de basse du journal -- même du journal le plus plat -- est l'érotisme.  Le journal est un cas particulier, le moins apparent il est vrai, de la correspondance amoureuse.  Comment s'expliquer sinon la reprise inlassable des notations quotidiennes?  Comment s'expliquer sinon que le journal, sitôt amorcé, n'aille pas s'écraser à la surface de cette quotidienneté désublimée à laquelle il puise le plus souvent ses moyens de production?  Si le journal n'est pas saisi de l'intérieur comme cette corvée emmerdante qu'il semble épouser de l'extérieur, c'est qu'il est branché sur -- et branché par -- Rita = Y.))

(((Troisième et dernière remarque.  La relative indéfinition de Rita est ici une condition nécessaire à l'exercice du journal.  Si ses traits sont trop évanescents, sa fonction vocative/ érotique ne peut pas s'exercer sur l'écriture, et le journal s'éteint de lui-même faute de motivation.  En revanche, si l'identité de Rita éclate comme sous le soleil de midi, seins pointés vers le ciel et vulve incendiée par les vents du sud, le journal, sitôt entamé, s'anéantit dans un exercice de masturbation frénétique.  C'est pourquoi Rita n'est pas exactement un phénomène, mais plutôt un nyctomène: son apparaître n'oppose qu'une faible résistance à son disparaître; plus précisément, Rita n'est pas une chose en soi, mais une personne en soi qui exténue érotiquement la lumière qui l'habite en direction d'une clarté crépusculaire.  Rita est le point de friction du concept de personne: quelqu'un là / rien là.  C'est pourquoi sa triangulation noématique ne peut pas dépasser le cap des 3 ou 4 prédicats, par exemple: 1) pilosité, terrassement, étoile ombilicale; ou bien 2) pieds nus, aisselles épicées, chaîne de cheville ; ou bien 3) cuissardes, crachous, voix de peep show, ou bien, etc.  Tout compte fait, son striptease ontologique loge à la même enseigne que la sagesse des Grecs anciens: ni trop ni trop peu.)))



*Un peu comme la phrase de Nietzsche, *j'ai oublié mon parapluie* telle qu'elle apparaît, parfaitement isolée, dans les fragments posthumes du Gai savoir.  Voir à ce sujet Éperons: les styles de Nietzsche de Jacques Derrida. 

mardi 4 février 2025

Journal ritaphysique (4 février 2025)

Comme disait Aristote: Donc...

Les contours du problème se précisent, mais je suis encore loin du compte.  Au fond, je n'ai rien démontré so far, tout demeure à l'état intuitif et la facilité, ici, serait de se cantonner dans une posture postmoderne, de se couler dans le rôle d'un séducteur derridien qui aborde une étudiante dans un café en disant: Vous savez, tout a peut-être déjà été pensé... ou encore de s'en tirer avec une galipette lacanienne de type: Trust me bro...

Je n'ai rien démontré encore, mais sans chercher de sortie facile, je dois tout de même me faire à l'idée que je n'atteindrai jamais de clarté cartésienne en ces matières.  Ce que je voudrais -- à tout le moins -- c'est donner un peu plus de pesanteur à l'intuition que 1) le journal présuppose en amont quelque fiction comme sa condition de possibilité la plus organique, et 2) que Rita magnétise en aval (et oriente érotiquement) la sélection et la transposition des fragments fictionnels.

Si je veux cependant lubrifier la démonstration de ces 2 points, le mieux est de revenir à l'idée que le journal n'est pas causa sui, plus précisément: que n'importe quelle phrase d'un journal, abstraction faite des 2 vortex ci-haut mentionnés, serait l'équivalent d'une folie, je veux dire: ce serait une performance psychotique de très haut niveau.

Prenons 3 exemples extraits du journal de 3 auteurs triés sur le volet: André Gide, Roland Barthes et Soren Kierkegaard.*

Je suis tout empêtré dans mon passé; n'écris plus rien qui vaille. (Gide, 5 juin 1941)

M'effraie absolument le caractère discontinu du deuil (Barthes, 26 novembre 1977)

Si j'avais eu la foi, je n'aurais pas quitté Régine.  Louange à Dieu et merci, je l'ai maintenant compris.  J'ai bien failli perdre la raison ces jours-ci. (Kierkegaard, mai 1843)

Ces énoncés n'accèdent pas seulement à l'intelligibilité du fait de quelque mise en contexte qu'on pourra toujours (plus ou moins aisément) justifier de façon auto ou hétéroréférentielle.  Non.  L'intelligibilité ici est organiquement liée à la mise en fiction de soi comme personnage principal d'une intrigue dont les contours, le plan d'ensemble ne se laissent deviner qu'en négatif et comme par soustraction ritaphysiquement déterminée.  De ce point de vue, le journal est en quelque sorte le repoussoir inavoué et fragmenté d'une fiction invisible.  L'auteur du journal n'est pas un auteur à proprement parler: c'est un personnage appartenant à une fiction = X, mais qui joue à être l'auteur de son propre texte, qui joue à effacer la fiction dont il est issu afin de donner au texte un maximum d'effet de réel (la formule est approximative, à peaufiner, mais c'est bien ça).

Le journal est donc un jeu dont la fiction est la règle initiale, constante et finale.

La stérilité de Gide, le chagrin de Barthes, la confusion de Kierkegaard ne sont intelligibles que parce que Gide, Barthes et Kierkegaard jouent à être eux-mêmes: ils jouent à incarner ce qu'ils ne peuvent jamais être; ils sont des personnages dont le jeu consiste à caviarder la fiction ontologique dont ils sont issus = X = le monde tel qu'en lui-même et dans sa fucking totalité.  (Je me calmerai plus tard.  À démontrer un de ces jours.)

Paradoxalement, rien de plus éloigné de l'univers du journal que l'auteur considéré en tant que moi-moi-moi-je-je-je. 

(Creuser aussi l'idée que si un journal n'est pas nécessairement fait pour être lu, il l'est à tout le moins pour être écrit.  Et pas seulement écrit pour être écrit, point, mais écrit pour être écrit-à... pour correspondre-avec...  D'où la question adjacente: quelle est la réponse ritaphysique la plus susceptible de relancer l'écriture du journal, d'en alimenter la reprise, d'en motiver le développement au fil des jours?)



*Encore une fois, rien d'exemplaire ici.  L'illustration pourrait tout aussi bien s'effectuer à partir des journaux de Paul Claudel, de Marie Uguay ou de Franz Kafka.


vendredi 31 janvier 2025

Journal ritaphysique (31 janvier 2025)

Sartre dit quelque part (assez méchamment, d'ailleurs): Valéry ne pense pas, il pense qu'il pense.

À ce stade, c'est un peu la crainte que j'éprouve, soit de couler à pic dans l'illusion de penser, d'avoir seulement l'impression que je pense alors que, tout compte fait, je n'aurais rien pensé du tout.

(Je ne veux pas m'enliser dans ce problème car je ne sais pas encore s'il est essentiel ou accessoire au diagramme dont j'ai tiré les lignes jusqu'ici.  Dans le meilleur (ou le pire) des cas, ce serait une diversion me dissuadant de prendre le taureau par les cornes et de foncer dans le tas.  Dans le pire (ou le meilleur) des cas, le problème serait réel, je n'aurais -- de fait -- rien pensé, je n'aurais que tartiné des mots et cassé des phrases en lieu et place d'un exercice de pensée digne de ce nom -- abstraction faite du plaisir que j'aurais pu tirer ou pas de cet essai de vacuité spéculative.  En tout cas, la question se pose: à quel critère reconnaît-on qu'on pense pour vrai plutôt que de simplement penser qu'on pense?)

((Pense, porc!  (Beckett).  Je laisse venir des idées: je ne pense pas, je reçois sans le contrôler le flux de la réception.  J'enchaîne logiquement des propositions: je ne pense pas, les propositions s'enchaînent d'elles-mêmes selon des règles dont je n'ai pas décidé.  Je suis certain que 2 + 3 = 5: je ne pense pas, je cède à l'évidence, je capitule intellectuellement devant l'indubitable.  Je me mets à l'écoute de l'Être heideggerien: je ne pense pas, je tends l'oreille, et avec un peu de chance, si je me concentre vraiment, tout au bout de cette écoute, je vais entendre l'Être se râcler la gorge, glavioter un étant au hasard et me murmurer d'une voix perforée par un ennui océanique: *T'aurais pas un tit peu de change?*  Par contre, si je me demande ceci ou cela... si je questionne, interroge, doute; si je tente de résoudre un problème, de répondre à une question, de dénouer une énigme, de percer un mystère, etc., alors là, oui, il me semble que la pensée se manifeste de façon plus palpable, plus abrasive même.  Pourquoi?  Parce que 1) je ne suis pas encore en possession de ce que j'interroge, il y a un bougé, un vacillement de l'horizon qui fait que je suis davantage possédé par... qu'en possession de... ce que j'interroge; 2) j'ai le sentiment de me mouvoir librement dans un espace dont les bords se délitent, se décadrent, flambent à l'instar d'un mirage, je veux dire: tout n'est pas mécaniquement déterminé par les règles de la logique, ou les limites de ma sensibilité, ou l'acuité de mon écoute, etc., au contraire, je dispose d'une marge de manoeuvre qui me permet de jouer sans finalité assignable; j'ai du jeu, j'ai de l'espace pour m'éclater librement dans un terrain vague, il m'est permis de doubler le pensable dans une courbe qui ne s'est pas encore refermée sur ma finitude.   À creuser.))

(((Les moments interrogatifs purs sont peut-être plus rares qu'on ne le croit, même en philosophie.  On affirme, on argumente, on démontre, on réfute.  Soit.  Mais tout autre chose est l'incandescence de l'interrogatif.  La philosophie est peut-être, plus souvent qu'autrement, un lieu où on pense qu'on pense.  En tout cas, rares sont les moments de chapelle ardente où la puissance du /?/ s'enivre librement de soi et de son infini renvoi à elle-même.)))

Bon, comme disait Mallarmé: Réfléchissons...

Je suis aux prises avec 2 énigmes monumentales.

La première consiste à savoir pourquoi la fiction (ou l'idée de fiction) apparaît comme la condition de possibilité (ou d'intelligibilité) du journal.  Je pose donc que le journal ne peut s'éployer que sur le fond d'une fiction dérobée.  Le journal n'est pas causa sui, mais un ensemble de fragments prélevés sur le corps d'une fiction qui ne s'avoue pas comme telle.  Ok, mais pourquoi le journal présupposerait-il cette fiction clandestine plutôt que -- ou plus radicalement que -- n'importe quelle autre instance jugée biographiquement déterminante -- le monde de la vie commune, par exemple? ou quelque traumatisme fondateur vécu entre 2 et 6 ans? ou une simple disposition génétiquement/culturellement déterminée au repli sur soi et sur le monde des lettres?

Je vais mettre cette question sur la glace pour l'instant et m'attaquer plutôt à la seconde énigme: qui est Rita?  En direction de quoi/de qui le nom de Rita fait-il signe à partir du concept de ritaphysique?

Je notais il y a quelques jours que Rita est l'interlocutrice absolue, celle dont la présence fantomatique magnétise en aval l'écriture du journal: le se-parler propre au journal apparaît donc comme l'expression épiphénoménale d'un parler-à-quelqu'un.  (Ce que je n'avais pas noté en revanche, et ceci n'est pas un petit détail, c'est que dans ces conditions, le journal serait le plus singulier et/ou le moins original des tropes littéraires du fait de son écartèlement entre une fiction (inavouée) et une correspondante (inavouable). À creuser.)

Tenir son journal, c'est donc correspondre implicitement avec quelqu'un(e) dont le nom est Rita.  Qui est Rita?

En tant qu'interlocutrice alpha, Rita est l'absolue sujet du désir*, celle à qui je ne puis qu'écrire infiniment, jour après jour, comme on écrit des lettres d'amour.  Mais puisque le désir emprunte ici le détour secret du journal, la dimension érotique de l'écriture ne peut être que clandestine.  Elle ne peut s'éployer que sous un mode crypté.  C'est donc dire que la désirabilité de Rita ne peut pas se prêter de façon frontale au tour érotique d'un roman porno ou d'une correspondance torride brutalement génitalisée.

D'où le problème, qui en est d'abord un de transposition.  Je veux dire: le désir suscité par Rita ne peut pas se fixer d'entrée de jeu sur les organes génitaux, et pas même sur les attributs sexuels les plus flagrants, mais plutôt sur un certain nombre de détails qui, sans être crûment sexualisés, peuvent néanmoins apparaître comme érotiquement signifiants, ou encore, comme des marqueurs privilégiés du désir et de son introduction à l'inflammable.  À ce titre, ce que dit Char au sujet du poème -- le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir -- pourrait tout aussi bien se dire du journal, moyennant quelque inversion de substantif: le journal est le désir réalisé de l'amour demeuré désir.

Voici donc 3 pistes de transposition érotique possible, et que nous pouvons considérer comme autant de prédicats de l'absolue sujet du désir = Rita = Y.**

1) Un nombril de coupe nocturne, creux et profond, dont les traits peuvent évoquer aussi bien un diamant solitaire, un archange cloué à une croix de feu ou une arbalète inversée. (Qu'on ne voie dans cette description aucune discrimination érotique à l'endroit des nombrils qui ont plutôt la forme d'une pâte tortellini chue d'une marmite remplie à ras bord d'une eau chaude et mousseuse.)

2) Une pilosité plutôt remarquable des aisselles, du bas du ventre ou de la plage interne des cuisses, pareille à une poussière d'étoiles ou à un essaim de fleurs sauvages et vraisemblablement toxiques.

3) Sur un plan plus dynamique, une force que vous ne pouviez pas soupçonner, mais que vous éprouvez de façon très tangible lorsque les cuisses de Rita se referment autour de votre bassin, ou encore, lorsque qu'elle s'étend de tout son long sur vous, que son corps se pétrifie, que ses mains verrouillent vos poignets et que vous avez soudain l'impression/la sensation/la conviction que vous voici terrassé et que vous ne pouvez plus aller nulle part.

Il n'y a pas ici à procéder par exclusion prédicative.  Pas de liste noire ou d'attributs interdits d'entrée de jeu.  Rien à foutre de la théologie négative.  

Finalement, je suis plutôt thomiste: je préfère les sommes aux soustractions.  


*Si on est plutôt porté vers les garçons, on pourrait préférer l'appeler Riton.  Aucun problème avec ça.  Ne soyons pas chicanier, les détails s'ajusteront d'eux-mêmes.  L'essentiel, ici, est que la correspondante/le correspondant soit considéré comme l'absolu(e) sujet du désir.  Je dis bien sujet.  Pas objet. (Btw, André Gide approves of this.)

**J'emploie le terme de prédicat pour demeurer fidèle à la terminologie aristotélicienne classique.  C'est un choix personnel.  Par ailleurs, la liste des prédicats que je vais exposer ici n'est pas exhaustive.  Je ne les considère pas davantage comme exemplaires.  À chacun de juger par où et de quelle façon il est le plus susceptible de perdre le contrôle et de s'exempter de soi-même dans le désir de l'autre.