mardi 23 septembre 2025

Journal ritaphysique (23 septembre 2025)

Je reviens une dernière fois au problème posé par une conception existentielle de la vérité.

Lors de la dernière livraison, je notais en conclusion que la vérité (une fois libérée de son interprétation propositionnelle) a partie liée au temps tel qu'il peut se manifester dans l'instant de passage en sa propre saison, et qu'à ce titre, le haiku me semblait représenter le médium esthétique le plus adapté à l'expérience de cette vérité essentiellement saisonnière.

Or si la vérité est temporelle dans le sens que je viens d'indiquer, il serait pour le moins étonnant qu'on ne trouve aucune trace de son expérience au sein de la poésie occidentale, je veux dire: que le haiku soit la stance poétique la plus susceptible d'ouvrir à l'expérience saisonnière de la vérité ne signifie pas que cette expérience soit globalement inaccessible à des poètes occidentaux du calibre de Hölderlin ou de Rimbaud.

Au contraire, et ce n'est pas par hasard si je m'arrête à ces deux exemples-là.

J'essaie quelque chose, je ne fais que déblayer le terrain en vue d'une recherche plus approfondie.  Mais vite de même: Qu'est-ce que Hölderlin ou Rimbaud pourraient nous apprendre à ce sujet?  Autrement demandé: Se pourrait-il que leur expérience foncièrement saisonnière de la poésie soit susceptible de nous introduire à une interprétation non triviale, non clichée, non wikipédiable, du concept de saison, et par le fait même, de nous permettre de faire un (petit) pas de plus à l'intérieur de cette conception existentielle de la vérité?

*

Juillet 1837, Tübingen.

Ernst Zimmer gosse une sarcleuse dans son atelier lorsqu'il aperçoit soudain Friedrich marchant à grands pas dans le jardin attenant à la tour.  

Friedrich semble en grande forme aujourd'hui, on le voit à la façon dont il se gratte convulsivement les aisselles.  Il cherche quelque chose.  Ah!  Il se penche, et d'un geste vif, s'empare d'un crapaud.  Puis il revient sur ses pas, sort de sa poche un pinceau dégueulasse dont les poils semblent avoir été trempés dans la mélasse ou le goudron.

Puis, très lentement, comme un enfant qui apprend à écrire, Friedrich inscrit en grosses lettres sur le mur de la tour: Diotima chérie, je t'aime...

Sitôt libéré, le crapaud disparaît dans le sous-bois et Zimmer se remet au travail.

*

Je préférerais ne pas toucher ici à la folie de Hölderlin.  Soit, mais comment l'éviter?

Fou, demi-fou ou complètement fou, il est tout de même remarquable que les derniers poèmes de Hölderlin soient presque tous exclusivement consacrés au thème des quatre saisons.

Cette fixation pourrait-elle entretenir quelque lien organique avec l'essence saisonnière de la vérité?  Loin des poncifs romantiques -- interaction entre la nature et l'esprit, renouveau spirituel de l'homme, appel à la contemplation, gnagnagna -- se pourrait-il que dans ses dernières années, Hölderlin se soit tout simplement cogné (pour ainsi dire) à l'essence saisonnière de la vérité comme à quelque révélation indépassable, comme au terminus ad quem de la poésie entendue comme épreuve de la dimension hyperréaliste de la vérité?

Et si la folie (loin de toute interprétation romantique) marquait plus simplement la dernière étape de cet exil de soi, la destination esthétiquement obligée de cette absence à soi qui caractérise déjà (quoiqu'à moindre intensité) la situation du haikiste face à l'hyperréalité de la vérité?

Hölderlin, haikiste kamikaze?

On va se garder une petite gêne, mais bon.

Ce que je voudrais creuser éventuellement, c'est ce que Hölderlin apporte de singulier et d'indécomposable à cette approche de la vérité.  En d'autres termes, j'aimerais dégager le sens (si cela se peut) de cette fixation typiquement hölderlinienne sur le motif des saisons, surtout quand on considère la vertigineuse succession des poèmes de la fin, lesquels transitent à toute vitesse (semble-t-il), du printemps à l'automne, de l'été à l'hiver, puis de chaque saison à chaque autre saison comme si, là où le haikiste japonais envisageait une relation statique à l'essence saisonnière de la vérité, Hölderlin, lui, entrait plutôt dans une relation violemment dynamique avec cette essence.

À ce titre, je retiendrai ce poème daté de mai 1748 (chronologiquement impossible) intitulé L'esprit du temps

Les hommes dans ce monde rencontrent la vie,

Comme sont les années, comme les temps ambitionnent,

Comme est le changement, ainsi beaucoup de vrai demeure (...)

Il y aurait beaucoup à dire sur le 3e vers dans ce contexte.  Ce qui demeure de vrai en cette vie (en assez grande quantité, suggère Hölderlin) est pareil au changement.  Traduction possible: l'essence saisonnière de la vérité demeure ici et maintenant mais seulement à la condition où elle fait déjà signe en direction de l'ailleurs et de l'entre-temps.  La vérité ne demeure pas au sein d'un instant figé, elle n'est pas prisonnière des glaces de son concept et comme abstraite de tout passage.  

La vérité, conçue de façon existentielle ou hyperréaliste, n'est pas un poisson mort. 

Si la vérité existe, si la vérité doit se donner comme se donne un existant, alors la vérité ne peut demeurer, elle ne peut se donner et se déployer que dans un dehors ouvrant sur un autre dehors et tournant à vitesse variable sur ses gonds temporels.  (Nous ne sommes peut-être pas si éloignés de la conception nietzschéenne de l'éternel retour, mais on va mettre cet aspect de la question sur pause pour l'instant, c'est déjà assez compliqué comme ça.)

*

Septembre 1838, Tübingen.

Friedrich rentre de sa tournée nocturne dans les champs, les pantalons mouillés jusqu'aux genoux.  C'est qu'il a cru apercevoir Susette Gontard flasher ses totons entre les quenouilles du Neckar.

Il en demeure tout ébranlé.  Il y a plus de lunes que d'étoiles, un poème pour chaque chose et c'est maintenant ou jamais, mais quand au juste est-ce maintenant? n'est-ce pas déjà autrefois? wie bald is jetzt? (traduction: how soon is now?).

*

Je m'attaquerai à Rimbaud une autre fois.  En attendant, je me limiterai à noter que certains marqueurs poétiques parmi les plus significatifs de la poésie rimbaldienne passent par le motif de la saison: Une saison en enfer...  ô saisons, ô châteaux... l'automne, déjà!... loin des gens qui meurent sur les saisons...

De ce point de vue, l'exil rimbaldien est peut-être chargé du même coefficient de déroute que la folie de Hölderlin, si ce n'est que la gestion de la confrontation au vrai hyperréalisé diffère (démence démobilisante dans un cas, départ dans l'affection et le bruit neufs dans l'autre).  À creuser.  





mardi 16 septembre 2025

Journal ritaphysique (16 septembre 2025)

Je reviens à cette idée de Sloterdijk: la vérité comme qualité s'attachant non aux propositions, mais aux journées d'été.

J'ai conclu (provisoirement) que cela ne serait possible que si la vérité reposait dans la journée d'été en tant que telle; cela même ne serait pensable que si on adhère à une conception hyperréaliste ou existentielle de la vérité, ce qui signifie que le plan d'énonciation de cette vérité ne peut être qu'un plan narratif, soit une fiction contrôlée à l'intérieur de laquelle la logique propositionnelle ne saurait invalider, du fait de son recul critique, cette conception existentielle de la vérité.

La vérité serait dehors, elle serait radicalement ailleurs, ou encore, pour le dire dans les mots de Sartre, la vérité serait de trop au même titre que n'importe quel existant.  De ce point de vue, non seulement cette vérité échapperait-elle au champ logique de la réfutation, mais son réalisme serait tellement poussé que c'est plutôt moi qui serais réfuté par son événement -- moi qui l'énonce et prends conscience de cet état de chose, je serais en quelque sorte ontologiquement désamorcé comme seul pourrait l'être un personnage de roman (ou l'auteur d'un journal) qui prendrait soudain conscience de lui-même en tant que fiction théorique ponctuellement nécessitée par la position de la vérité entendue comme extériorité absolue = la réalité réellement réelle.

*

Pas pour être vache, mais à partir d'ici, je crois que nous allons pouvoir nous passer des bons et loyaux services de Karl Popper.  Son critère de réfutabilité peut sans doute être d'une quelconque utilité dans le cadre des activités épistémologiques conçues pour les pensionnaires qui logent à l'unité de soins d'une RPA, mais il ne nous servira pas à grand chose ici. 

Le critère de réfutabilité est réfuté, vive le critère de réfutabilité.

En fait, le seul conseil que nous pourrions donner à Karl, c'est d'enduire son exosquelette d'une épaisse couche de crème protectrice, car si la vérité est d'essence estivale, elle est aussi solaire qu'irréfutable, et donc elle risque de fesser.

-- Elle n'est donc pas scientifique?

--Mais qui a dit qu'elle devait l'être?

-- Hon!

Poil au Gagnon, retraité de son prénom.

*

Bon, si je veux faire quelques pas de plus dans l'exploration de cette conception existentielle de la vérité, je suis contraint de raccorder quelques fils et de revenir à un point que j'avais noté et laissé en plan (parmi tant d'autres points) lors de la livraison du 5 avril dernier.  J'avais noté ceci:

Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.  Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?  Oui, cela a d'ailleurs un nom.  C'est un poème  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème. 

Je ne suis pas sûr de pouvoir démontrer cette affirmation.  Passe encore que le poème résiste à sa traduction dans le langage de la prose.  Mais cela en fait-il une fiction pour autant?  

Je ne sais pas, mais supposons-le quelques instants, juste pour le fun.  En d'autres termes, faisons comme si le poème était un cas particulier de la fiction, une fiction inénarrable en quelque sorte.

Dans ce cas, la stance poétique la mieux adaptée à une conception existentielle de la vérité, en d'autres termes, la position esthétique la plus naturelle face à une vérité qui n'est plus dedans, mais dehors, inscrite dans les choses mêmes, ce serait certainement celle du haiku.

Si du moins il est vrai que le haiku suppose un spectateur étranger à la sensation filante qu'il tente de sceller et d'exprimer, alors oui, le poète se trouve ici esthétiquement congédié de l'événement auquel il assiste pourtant.  La vérité est si dure, si pleine, si réelle en un mot, que celui qui l'exprime disparaît au profit de ce qui est dévoilé.

*

Karl Popper se tourne et se retourne dans sa tombe, c'en est trop.

Des promeneurs égarés de nuit dans le cimetière autrichien de Lainz pourraient percevoir un rot tonitruant mêlé à un claquement de rotule catapultée.  C'est Karl qui force les joints de son cercueil.

Le voici d'ailleurs qui émerge péniblement d'un amas de terre détrempée, ses baguettes digitales se pulvérisant comme des chips alors qu'il tente d'agripper le sommet de la pierre tombale.

Karl rampe sur ses coudes entre les dalles et les monuments, les yeux caves et les gencives vermoulues.  Ses mâchoires claquent à contretemps sur la toune de Thriller, version death metal bavarois ponctué de culottes courtes, de chaussettes mi-mollet et autres poils de poche coincés dans les plis de l'accordéon.

*

Si le haiku est un poème, il apparaît comme une fiction qui résiste au récit.

Si le haiku est une proposition, ce qu'il propose est hors logique s'il est vrai que la logique est un cas particulier du récit.

Le haiku résiste tout autant au récit qu'à la logique dans la mesure où la vérité à laquelle il se rapporte est dehors, inscrite dans les choses mêmes -- hyperréelle.

Le haikiste doit donc s'effacer, déserter de soi en présence de ce qu'il y a ici et maintenant.  Zéro pathos, zéro romantisme, zéro moi.  Le haikiste doit être à ce qu'il y a comme s'il n'y était pas, en ce lieu précis (et nulle part ailleurs), en cet instant précis (ni avant ni après).  

Contrairement à l'ennui profond, où tout est comme s'il n'était pas, je me risquerais à avancer que le haiku se déploie dans l'élément de la joie, comme si je n'étais pas, comme si je n'étais moi-même rien, si ce n'est une simple émission de joie face à l'hyperréalité de ce qui se donne dans l'instant.

Comme si j'étais réfuté au centre de la sensation, emporté dans le dehors de la sensation plutôt que noyé dans son dedans.

*

ce chemin-ci

n'est emprunté par personne

ce soir d'automne

(Matsuo Basho)

Est-il indifférent qu'il soit question d'un soir d'automne plutôt que d'une journée d'été?  

Chose certaine, les haikus sont de toutes les saisons, et la règle de composition exige même que le haiku nomme (ou à tout le moins suggère) la saison à laquelle il appartient.  De ce point de vue, la vérité à laquelle le haiku se rapporte n'est pas essentiellement (et étroitement) estivale, mais essentiellement (et plus largement) saisonnière.

L'hyperréalité du vrai serait en prise directe sur le temps (il faudrait un Heidegger japonais pour creuser ce point).

Il faudrait donc reformuler l'énoncé de Sloterdijk, et dire que la vérité est une qualité s'attachant non aux propositions, mais au temps tel qu'il peut s'éprouver et se manifester dans l'instant de passage en sa propre saison.

Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à découverte de la clarté divine, -- loin des gens qui meurent sur les saisons (Rimbaud)

(Tête en compote, pénurie de capsules Nespresso, concepts séchant sur la corde à linge, mieux vaut s'arrêter ici.)

*

Karl Popper -- aka l'épistémon teuton squeuletton -- rampe jusqu'au bord de l'Autobahn.  Aucun char, aucun passant.  Il risque un dernier haiku:

la lune entre les lampadaires

câlices de moustiques

pif! paf! outch! achtung! scheisse!





mardi 9 septembre 2025

Journal ritaphysique (9 septembre 2025)

Depuis que j'ai commencé à écrire, j'ai en tête un livre qui devrait montrer que la vérité n'est pas une qualité s'attachant aux propositions, mais aux journées d'été.

Cet énoncé de Peter Sloterdijk n'a pas cessé de me fasciner depuis que je suis tombé dessus.  Comme si le magnétisme de cet énoncé s'exerçait aux limites du pensable, là où ce qu'il y a de suprêmement fou ne se démêle plus de ce qu'il y a de suprêmement évident.

Oui, il y a peut-être un seuil conceptuel à partir duquel ce que nous appelons la vérité échappe aux conditions de sa mise en scène métaphysique -- avec tout le cortège des interdits propositionnels qui l'accompagne -- pour accéder à un champ ritaphysique qui lui permette de se traduire en d'autres termes et de se jouer sur d'autres plans que ceux de l'adéquation, du dévoilement, et qui sait, peut-être même d'échapper à la critique classique qu'on a tôt fait de formuler chaque fois que l'on bute sur des paradoxes nietzschéens tels que la vérité est une erreur ou encore les Grecs étaient superficiels par profondeur.

Si la vérité ne doit plus s'attacher aux propositions, mais aux journées d'été (ce qui est à la fois parfaitement fou et parfaitement évident), ce sera à la condition d'effectuer une nouvelle révolution copernicienne.  Ou disons, pour se rapprocher de notre temps, que ce sera à la condition d'introduire un peu de poésie quantique dans le réalisme amidonné de deux ou trois barbus considérables.

*

Bataille: je pense comme une fille enlève sa robe.

Moi: je pense comme un beauf qui flippe des boulettes sur le barbecue.

C'est moins spectaculaire, j'en conviens, mais sans doute plus amusant que de penser comme un agent immobilier coincé dans le tapon d'heure de pointe sur la 25, direction sud, tout juste avant d'entrer dans le pont-tunnel que l'on sait.

*

Mon problème est d'abord le suivant: comment échapper à la tyrannie logique de la valeur de vérité si j'affirme que la vérité s'attache davantage aux journées d'été qu'aux propositions?

Si je couche cette affirmation sur le papier, sa performance réfute ipso facto son contenu.  En d'autres termes, s'il est vrai de dire que la vérité n'est pas propositionnelle, mais essentiellement estivale, la valeur de vérité est aussitôt reprise, réquisitionnée même, par la proposition qui énonce cet état de chose.  De la même manière que l'énoncé nietzschéen selon lequel la vérité est une erreur scie la branche sur laquelle il est assis du moment qu'il est vrai de dire -- que ce n'est pas une erreur de dire -- que la vérité est une erreur.

Ces considérations préliminaires peuvent paraître banales, mais elles ont au moins le mérite de sonder la profondeur du problème.  Si la vérité doit s'attacher par essence aux journées d'été et non aux propositions, et à supposer que le parfait silence ici ne soit pas une option, alors l'énoncé selon lequel la vérité est essentiellement estivale doit, aussitôt performé, être annexé par les journées d'été elles-mêmes, et non par le discours qui s'y rapporte.

En d'autres mots, la vérité doit résider dans la journée d'été elle-même, et elle doit y résider non moins que le discours par lequel je présuppose que cela est vrai.

*

Soit la brûlure ininterrompue d'une cigale à proximité du cabanon.  Il est 5 heures du soir; assis sur la terrasse, je vide ma coupe de blanc d'un seul trait et je pense: nous voici au centre de l'été.  La brûlure de cette vérité s'accorde parfaitement à la stridulation de la cigale..

Rita émerge du spa avec une serviette blanche nouée autour de la taille.  La tête penchée sur le côté, elle essore ses cheveux à deux mains.  Quelques gouttelettes retiennent la lumière déclinante sur son pied gauche et je bande à gicler dans sa bouche, mais je ne bouge pas.  Nous sommes au centre de l'été et la vérité est dehors, dieu merci, pour la première fois de mon existence, je contemple la vérité en exil, hors intériorité, dure comme la pierre sous mes pieds, maculée comme cette coupe vide entre mes doigts -- solaire et languissante.  Me voici réfuté jusqu'au fond du souffle, la démonstration est implacable.

À côté de ça, 2 + 3 = 5 est aussi convaincant qu'un imam en prière avec le cul tourné en direction de la cour à scrappe de Gendron Auto Body. 

*

Pense, porc!

Il s'agit donc de neutraliser la tyrannie propositionnelle et son monopole sur la valeur de vérité dès lors que la vérité se réfugie ailleurs que dans l'adéquation du discours à son objet.

Comment est-il possible (sans auto-contestation) que la vérité soit essentiellement estivale?

C'est possible, mais à la seule condition que le dispositif propositionnel de la vérité soit inséré dans une fiction -- ce qui est très certainement le cas si, comme je l'ai déjà suggéré*, ce journal lui-même ne puise ses énoncés que dans une fiction qui le précède et en conditionne la trajectoire.

Du moment que le journal s'appuie à une fiction dérobée, la valeur de vérité d'un énoncé ne vaut ni plus ni moins que n'importe quel événement narré; autrement dit, la puissance de recul critique propre à la logique propositionnelle n'échappe pas à la mise en fiction (ou à la remise en jeu) de tout ce qui se raconte ici, en ces lieux et en cet instant même.  Et l'énoncé par lequel j'énonce cet état de choses n'y échappe pas non plus.  La vérité est -- positivement, radicalement, affollément -- ailleurs.

Ce qui nous mène pour finir à une conception non pas réaliste, mais hyperréaliste de la vérité.  La vérité n'est plus la conformité ou l'adéquation entre un énoncé et un état de chose, elle EST cet état de chose, elle EST estivale par essence.

(Est-ce aussi flyé qu'il y paraît de prime abord?  Oui et non.  Dans le christianisme, par exemple, on rencontre une conception de la vérité qui n'est pas si éloignée de celle qui est en jeu ici.  Dans les évangiles, le Christ ne dit pas qu'il possède la vérité, non, il pousse l'immodestie jusqu'à dire: je SUIS la vérité.  Même chose lorsqu'il désigne ses apôtres en disant qu'ils SONT DE la vérité.  On remarquera également que chaque fois qu'il raconte une joke, il commence toujours par la formule: en vérité, en vérité...)

((Alors nous y voilà?  Mais qu'est-ce que j'attends pour me faire baptiser?  Réponse: que la température de l'eau passe le cap des 85 degrés.  En deçà de ce seuil calorifique, rien à faire, je demeure bien sagement assis sur le quai, tel qu'en moi-même ci-devant retraité avec sa blanche bedaine pleine de croûtons, à l'instar du pasteur baptiste qui en a un peu marre d'aller à la pêche aux crevettes et qui reluque d'un oeil concupiscent la blonde pulpeuse (30? 35 ans?) qui vient de débarquer de sa minivan en compagnie de ses 7 enfants (tous blonds, sauf un, bizarre) et un shitload de saucisses Hygrade.))

Bon, assez niaisé, aux choses mêmes et à leur conclusion.

Nous voici à la croisée des chemins, ritaphysiquement parkés entre une conception chrétienne et une conception hyperréaliste (ou existentielle)** de la vérité.  Car aussi différentes soient-elles dans le détail, pour le fond, ces deux conceptions s'accordent en ceci qu'elles se rallient à une expérience estivale de la vérité, et de ce fait même, neutralisent le dispositif auto-réfutatoire/tatif de la logique propositionnelle.

La question que je vais laisser en plan pour le moment est la suivante: pourquoi la vérité s'attacherait-elle davantage aux journées d'été qu'aux journées de n'importe quelle autre saison?  En quoi la vérité serait-elle essentiellement estivale, et non pas essentiellement automnale ou hivernale?  Question de transparence sans doute.  À moins que cette transparence soit le dernier bastion, et donc le dernier préjugé, de la logique propositionnelle.  À creuser.

*

Lettre ouverte à Peter Sloterdijk

Cher herr monsieur,

J'étais jeune étudiant au bac lorsque je vous ai vu en personne pour la première fois.  C'était dans un amphithéâtre du vieil HEC, si je ne m'abuse.  Vous présentiez une conférence dans le cadre des Belles Soirées de l'Université de Montréal et veniez de faire paraître votre premier grand ouvrage intitulé Critique de la raison cynique.  Il s'attachait à votre personne quelque chose de vaguement sulfureux et j'avais très hâte de vous entendre.  Je me rappelle de Georges Leroux, qui jouait le rôle du présentateur ce soir-là, et qui s'était cru malin en risquant une expression allemande lors de son allocation d'ouverture: semantische Verschmutzung, pollution sémantique.  Sérieux, je n'ai pas compris grand chose à votre discours: j'étais en première année de bac, je n'étais pas encore très outillé sur le plan conceptuel, mais je vous avais tout de même admiré.  Voici pourquoi.  

À la fin de la conférence, un étudiant en théologie (profil nuque rasée et croix papale dans le cul, vous voyez un peu le genre) vous avait posé une question sur un ton légèrement excédé: Mais à la fin, qu'est-ce que vous nous proposez d'aimer? À quoi vous aviez répondu, non sans morgue et dans un français impeccable: Mais aimez donc ce que vous avez envie d'aimer...  

Hahaha, sage conseil.  J'en ai fait mon mantra existentiel depuis, et je ne l'ai jamais regretté.  Je voulais vous en remercier et vous saluer par la même occasion. 

Au plaisir de vous croiser un jour à Karlsruhe et de blaster quelques saucisses en votre auguste compagnie.

Signé: retraité gagnon, votre 5e ou 6e plus grand fan.

  



*Ce que j'ai fait dans la plupart des livraisons de ce journal jusqu'ici.

** Je dis: hyperréaliste ou existentielle.  L'expérience que fait Roquentin de la nausée, son élucidation à la fin du roman -- je suis de trop --, n'est pas sans rapport avec l'expérience de l'absolue extériorité de la vérité.  La vérité aussi est dehors, au même titre que n'importe quelle chose.




mardi 8 juillet 2025

Journal ritaphysique (8 juillet 2025)

Je ne suis pas spécialiste de l'intelligence artificielle, je n'ai aucune formation en programmation, mais comme tout un chacun il m'arrive, à l'occasion, d'hamlétiser au bord d'un chemin de terre en Estrie ou sur une terrasse de la rue Saint-Denis, crâne dans une main, bière dans une autre, et de me poser certaines questions de type: l'avons-nous vraiment dans le c** avec l'IA?

Sera-ce bien la chronique d'une apocalypse annoncée que dépeignent de nombreux futurologues?

Encore ce matin, un ami me disait qu'on prévoit, d'ici quelques années, l'arrivée d'une Superintelligence susceptible de parfaire exponentiellement ses prodiges, et cela sans le secours de son primate de service.  

Telle serait la matérialisation cauchemardesque du paradoxe d'un instrument parfaitement autonome et dont on ne sait trop quelle conception cet instrument pourrait se faire de son créateur, ou encore quelles obligations il pourrait se reconnaître (ou pas) face à l'espèce qui a favorisé son développement tous azimuts au risque de scier la branche sur laquelle elle est assise.

Bref, quoi de l'IA et de son proche avenir?  Et à quels critères éthiques (s'il y en a) cette intelligence pourrait-elle s'appuyer pour fonder ses décisions?

(Comme disait Cioran avant le premier café: Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes.  Ou comme disait le même Cioran, mais cette fois après le premier café: Pas la peine de se suicider, on se tue toujours trop tard de toute façon.)

*

Procédons par élimination.

À première vue, il semble hautement improbable que l'intelligence artificielle puisse se référer à une éthique d'inspiration kantienne, fondée notamment sur le principe du respect de la personne.  Car si l'IA, comme toute mécanique sophistiquée, est conçue pour opérer à froid, pour procéder à sec et donc pour instrumentaliser sans scrupules tout ce qu'elle juge le plus adapté à l'atteinte de ses objectifs, on voit mal en quoi la teneur métaphysique du concept de personne pourrait représenter un frein moral à ses opérations.  Une singularité essentiellement définie par la simple conscience de soi ne peut pas reconnaître une singularité concurrente qui se définirait plutôt par le substrat invisible, métaphysiquement non quantifiable, du fait humain.  Compte tenu de sa charge éminemment qualitative, le concept de personne serait invalidé d'office; son indice de productivité étant jugé égal à zéro, il prendrait ipso facto le chemin de la corbeille.    

On ne peut pas programmer une langue profane à traduire en d'autres termes que les siens la langue du sacré.

En revanche, une éthique de type conséquentialiste, axée sur le calcul de ce qui est susceptible de favoriser le bonheur du plus grand nombre (ou de réduire au minimum ses souffrances) semble (à première vue du moins) davantage adaptée à l'univers de la computation généralisée.  Ici, c'est un peu la version quantitative du stade du miroir, je veux dire: la productivité de l'IA se reconnaîtrait sans doute dans les quantas du calcul conséquentialiste, du moins, elle s'y reconnaîtrait tant et aussi longtemps que ce calcul n'est pas parasité par des critères secondaires (pureté, fécondité, intensité, etc.) susceptibles de dévier l'application du critère de quantité aux ensembles jugés problématiques.

Mais comme disait le vieux Husserl en se pitchant sur le sandwich tout écrapou que sa femme s'efforçait de glisser sous la porte doublement verrouillée de son bureau: Gott im Himmel, ein Apflebagel mit Pinottebutter!

Certes, sauf que...

Sauf que le collectif (le plus grand nombre) ne vaut que par les unités sensibles qui le constituent.  En d'autres termes, le plus grand nombre ne voudrait rien dire et n'aurait aucune valeur éthique s'il était constitué de popsicles ou de barreaux de chaises.  Ce qui élève le collectif à sa dignité morale (pour ainsi dire), c'est le fait qu'il est investi par des êtres sensibles, susceptibles de jouir et de souffrir. 

Mais pour quelles raisons une intelligence artificielle, immunisée par définition aux sensations de plaisir et de peine, ferait-elle de la sensibilité un critère éthique absolu?

Pourquoi l'IA ne privilégierait-elle pas au contraire une éthique hégélienne ou nietzschéenne justifiant le massacre immédiat ou différé de vastes collectivités au profit de l'Esprit du monde (le grand Deejay techno qui fait simultanément tourner des millions de tables dans des millions de discos) ou au profit du Surhomme (disons la Surmachine dont la devise serait: Deviens ce que tu programmes).

En fait -- mais sans que je puisse pour l'instant le prouver le moins du monde --, la seule éthique (s'il s'agit encore d'une éthique) susceptible de s'accorder parfaitement au profil technologique de l'IA et de son développement autocentré, c'est l'éthique sadienne.

Car l'éthique sadienne est d'une simplicité aussi enfantine que diabolique.  On pourrait la résumer comme suit: Dans le meilleur des cas, considère autrui comme un instrument qu'il t'est loisible de manipuler à ton profit et en vue de ton plaisir; dans le pire des cas, considère-le plutôt comme un obstacle que tu te dois d'éliminer sans aucune hésitation.

Orwell disait: Si vous voulez une image du futur, imaginez une botte écrasant un visage humain...  pour l'éternité.

Toutes choses atroces par ailleurs, si vous voulez une image du futur de l'IA, lisez Les 120 journées de Sodome et Gomorrhe.

Mais est-ce bien sûr?

Un sadien peut encore se masturber en déroulant la bobine de ses sales petites histoires, il peut encore prendre son pied en couchant par écrit ou en projetant sur écran géant les horreurs qui torréfient sa cervelle malade.

Mais que serait l'équivalent de la masturbation pour une machine?  Comment, de quelle manière encoder la jouissance abstraction faite de toute incarnation dans une âme et dans un corps?  Comment, de quelle manière, au vu de quels résultats l'intelligence artificielle pourrait-elle se rouler la bille et/ou s'astiquer le manche, puis conclure sa journée de travail en déficelant ses gigabyts octet par octet tout en vagissant: Rhhhaaa lovely!! (??)




     

  

lundi 30 juin 2025

Journal ritaphysique (30 juin 2025)

 

Y a-t-il une éthique du journal? 

Cette question me semble très étroitement rattachée à celle qui demande si le journal est fait pour être lu, si le journal est essentiellement finalisé par un projet de publication ou si au contraire son apparition dans l'espace public n'est pas plutôt un événement accidentel, une sortie de route esthétique, une chose qui peut toujours arriver sans que cet événement entame de quelque façon le sens ou l'exercice même du journal.

Bref, un journal est-il par essence quelque chose de foncièrement intime ou au contraire quelque chose de publiable au même titre que n'importe quel texte?

(Précisons que je pose cette question abstraction faite des intentions de l'auteur, car même si ce dernier désirait à tout prix que son journal atteigne au plus haut degré de visibilité, il se pourrait que son journal soit ontologiquement impubliable; au contraire, il pourrait souhaiter que son journal demeure à tout jamais confiné à son intimité d'origine alors que le journal, lui, serait structurellement polarisé par un impératif de visibilité totale.)

*

Je sors sur la terrasse avec mon café.  Il fait encore nuit, les oiseaux sont sans voix.  Plus de cigarettes.  Je vire toutes mes poches à l'envers.  Plus de cigarettes.  Cette évidence est infaillible.  Tabarnak.  

*

Si par hypothèse (comme je l'ai soutenu jusqu'ici) le journal est un corps textuel écartelé entre une fiction clandestine à laquelle il emprunte ses principaux énoncés, d'une part, et la destinataire secrète et/ou inavouable qui motive la reprise inlassable de l'écriture, d'autre part, alors il s'ensuit que l'intimité du journal est d'ores et déjà contestée par le double appel de visibilité qu'il reçoit en provenance des pôles premier et dernier de sa production.

La fiction dérobée se dévoile déjà (en partie du moins) à partir de n'importe quel extrait de journal, et la finalité érotique de l'écriture apparaît dès le départ comme une livraison de lumière en direction de l'interlocutrice alpha = Rita.

En conséquence, le journal est public avant même d'être matériellement publié; sa diffusion éditoriale prolonge/consacre/achève la pulsion de visibilité qui était déjà manifeste alors même que le journal se repliait sur lui-même afin de lécher les tropes de son intimité.

(Kierkegaard dit avoir arraché de son journal toutes les pages qui se rapportent à l'événement le plus déterminant de son existence, et qu'il qualifie d'épine dans la chair.  Mais pourquoi le dire?  Pourquoi ne pas avoir aussi arraché la page où il est dit que toutes les pages se rapportant au Secret ont été arrachées?  N'est-ce pas là reconnaître qu'il appartient à l'intimité la plus radicalisée de flirter -- plus ou moins consciemment -- avec la tentation de tout dire, de tout montrer, de tout publiciser?)

Tout journal est donc extime avant d'être intime.

La publication n'est pas un accident qui arriverait de l'extérieur à une pratique d'écriture essentiellement privée et intouchée.  Non.  L'exhibitionnisme est la tangente naturelle de tout journal.

*

Je marche de nuit en direction du Couche-Tard.  J'ai l'air d'un itinérant avec ma robe de chambre et mes gougounes du Dollarama.  J'aurais dû faire un effort, me laver les aisselles et mettre un noeud papillon.  Si le commis refuse de déverrouiller la porte, je simulerai une crise d'épilepsie.  Il y a bien quelque chose à quoi je pourrais penser et qui me ferait venir l'écume aux lèvres, mais quoi?  Je peux seulement penser à des choses qui me font venir l'écume à la queue.  À Rita, par exemple, mais quoi?

*

Oui, tout journal est par essence publiable.

Mais d'un point de vue éthique, s'ensuit-il de là que j'aie le droit de tout dire?

Oui, si le journal est le précipité cryptochimique d'une fiction qui le précède (en théorie si ce n'est en réalité), je ne fais pas seulement que revendiquer ou m'attribuer de force le droit de tout dire, de tout montrer: je possède tout naturellement ce droit comme je le possède dès lors que je me retrouve engagé dans l'écriture de n'importe quelle fiction.

En régime de fiction littéraire, l'éthique n'a donc aucun droit. En dépit des apparences, l'éthique n'est pas ce qui limite le pouvoir de la littérature -- la peur de dire ou d'offenser n'est pas éthique, la peur n'est que la peur, elle n'est l'indice d'aucune droiture morale, elle ne mesure que le degré d'absorption des culottes dans lesquelles on pisse avant d'envoyer son manuscrit aux éditions Mémoire d'Encrier, genre --, l'éthique, dis-je, n'est donc pas un pouvoir angélique qui viendrait modérer ou neutraliser de l'extérieur la puissance démoniaque de la fiction, mais au contraire, c'est ce qui octroie par défaut les pleins pouvoirs à cette fiction, c'est l'impuissance (totale) face à la puissance (totale).

La résistance symbolique opposée à cette tentative (ratée, encore ratée, toujours ratée) de modération ou de neutralisation éthique est de nature foncièrement politique.  C'est ce que la résistance politique devient lorsqu'elle expérimente que son refus de ceci et de cela présuppose son incapacité absolue de résister à sa propre force de résistance, que le Non radical qu'elle oppose à la négation d'elle-même puise sa force dans le Oui non moins radical qu'elle adresse à sa propre affirmation.

Car de même que le moi du rêveur est un moi rêvé non moins que les autres matériaux du rêve, le Je du journal est fictionné, pas exactement fictif, mais mis en état de fiction au même titre que tout ce qu'il raconte dans son journal.

Ce qui revient à dire, en somme, qu'en tant qu'auteur de ce journal, j'en suis le personnage principal; je suis la conscience (heureuse ou malheureuse, c'est selon) de ma propre fiction, et s'il est vrai qu'en régime de fiction tout peut arriver, alors il n'en demeure pas moins vrai que tout peut être dit.

*

Tout arrive, attends-moi (Hubert Aquin).

*

Il ne faut pas imaginer Sisyphe heureux.  Il faut imaginer Rita en bikini.  Le commis m'ouvre la porte.  J'achète un paquet de Pall Mall.  Le temps de rentrer à la maison, j'ai déjà fumé la moitié du paquet.  Jésus fait du pouce sur Christophe-Colomb, tous les chars qui le croisent klaxonnent comme le crisse.  Il me quête une cigarette.  Tiens, prends-en une couple.  Me demande si j'ai du feu.   Lui réponds que non.  M'engueule puis s'éloigne en ajoutant que je ne comprendrai jamais rien à la scission matinale des oiseaux entre les pylônes du comté de Verchères.





dimanche 8 juin 2025

Journal ritaphysique (8 juin 2025)

Je renoue sans conviction avec l'exercice du journal amorcé fin janvier.

Impression d'être allé de nulle part à nulle part en passant par nulle part.

J'aimerais pouvoir dire, comme Monsieur Teste, que la bêtise n'est pas mon fort, mais je crains au contraire être doté d'un sens de la bêtise très aiguisé, yep, et d'autant plus lorsque la bêtise se donne des airs de luminosité.  Je ne résiste pas à cet appel de phares que le désastre m'expédie de loin en loin, surtout sur les petites routes de campagne qui s'écartent des grands boulevards de l'ontologie classique.

Voilà ce qui arrive à force de peloter des idées louches: on se ramasse avec un tas de petits morpions conceptuels, on s'en tire avec une chaude pisse postmoderne, on finit par penser tout croche et malproprement.

(Ionesco dit que le théâtre est un endroit où il semble que quelque chose se passe.  Eh bien, mon journal ritaphysique est un endroit où il semble que quelque chose se pense.)

*

Bouhouhou.

Ok, ça va faire l'autoflagellation.  Encore, si ça me faisait bander...

Bon, ne soyons pas vache, j'ai quand même conquis en cours de route 2 ou 3 points qui me semblent sûrs ou à tout le moins pas trop vacillants: 1) penser, c'est interroger ou être interrogé; 2) le journal n'est pas causa sui: il est le produit intérimaire d'une fiction dérobée et d'une correspondante ritavoilée; 3) un trou de cul est quelqu'un qui pue du pouvoir en performant la totalité du mépris dont il dispose; 4) la philosophie existentielle demeure possible même si elle s'appuie à une conception des choses dans laquelle il n'y a pas de place pour la liberté; 5) la littérature est un acte de résistance politique.

Pense, porc!  Le petit cochon ne s'en tire pas si mal, mais ce n'est pas encore assez, on n'a pas encore creusé suffisamment ces intuitions.  Ce qu'on veut, c'est quelque chose de vraiment cochon...

D'où la question: que serait, dans le monde du concept, l'équivalent d'un événement totalement pornographique?

Si je me fie à l'origine du mot pornographie, pornè désigne la prostituée payée à la passe.  De ce point de vue, un intello pornographe serait donc celui que l'on paie à la pensée.  

Je te paie pour travailler, alors travaille.  Je te paie pour penser, alors pense.  

Mais peut-on conjuguer la pensée à l'impératif?  Peut-on forcer la pensée à se produire?

En d'autres termes, si la production d'idées correspond au travail pour lequel on me paie, comment puis-je produire une seule idée s'il est vrai qu'une idée est une chose/un vertige/une étoile qui ne peut que venir?  

Car l'idée est par définition ce qui vient à l'esprit, je veux dire: ce qui vient de lui-même abstraction faite de tout contrôle, de toute décision, de tout plan de travail ou de tout programme de production.  Et même si on concédait que le plan ou le programme est la condition nécessaire à l'arrivée de l'idée, ce n'en est pas -- ce n'en est jamais -- la condition suffisante.

Il y a une altérité de l'idée qui demeure irréductible à toutes les puissances (concentration, ténacité, intelligence) qui invoquent sa venue.  Ce qui signifie que l'idée, par définition, est un événement qui arrive à X, lequel ne peut en aucun cas forcer sa production.

L'idée est ce qui vient à l'idée, l'idée est ce qui vient d'elle-même à elle-même, ce qui signifie 1) qu'elle arrive: elle n'est pas là d'abord pour ensuite se retrouver ailleurs, non, elle coïncide sans reste avec son se-passer ici et maintenant dans cet esprit-ci sans qu'on sache trop ni pourquoi ni comment; 2) qu'elle vient: sa venue est le plus souvent l'équivalent d'une éjaculation intellectuelle; l'idée gicle et la jouissance qui accompagne son éruption n'est même pas une métaphore, c'est un fait dont la charge libidinale est susceptible de passer par toutes les variations qui vont de l'euréka triomphant au ok cool plus modéré.

Ceci dit, la question n'en demeure que plus pressante: la pensée peut-elle se prêter à un exercice pornographique?  Peut-on payer à la pensée comme on paie à la passe?  En d'autres termes: un fonctionnaire de la philosophie est-il possible?

Hmmm...

Pour blaster le tout dans les mots de Heidegger: qu'est-ce qui ne nous laisse pas en repos ici?





lundi 14 avril 2025

Journal ritaphysique (14 avril 2025)

J'ai relu dernièrement La Nausée de Jean-Paul Sartre, chose que je n'avais pas faite depuis le cégep, question de renouer plus organiquement avec une disposition affective que je crois propice à l'achèvement de mon foutu roman.

Nul doute que l'expérience de la contingence soit le point de départ de la philosophie existentielle -- je suis, j'existe, c'est clair, mais il n'y a rien de nécessaire là-dedans --, et si un certain nombre de circonstances historiques ou de croisements conceptuels ont très tôt favorisé (chez Sartre du moins) l'arrimage de la contingence à une vigoureuse affirmation de la liberté humaine, je me demande parfois de quoi pourrait avoir l'air une philosophie existentielle qui accouplerait plutôt l'expérience de la contingence à la conviction que la liberté est une fiction et que nous vivons dans un monde où tout est conditionné, déterminé, etc.

Pourrais-je encore habiter de l'intérieur toutes ces dispositions affectives que la philosophie existentielle classique a rendu possible -- à commencer par l'angoisse -- s'il s'avérait que la liberté n'est rien d'autre qu'une histoire qu'on se raconte pour faire sens de ceci et de cela?  En d'autres termes, la nausée est-elle encore possible dans un univers où la liberté est inexistante et où tout ce qui arrive, tout ce qui nous arrive, est le résultat de forces, de lois, de mécanismes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle, aucun pouvoir?

*

La réponse de Sartre à cette question serait violemment négative.  Si j'adhère à une conception déterministe de l'existence en général -- et surtout de mon existence en particulier --, cela fait de moi un Salaud.  Si je conçois mon existence comme nécessaire, je m'interdis aussitôt l'accès à l'expérience de la contingence, et donc je suis un salaud, un peu comme le protagoniste de la nouvelle L'Enfance d'un chef.  Fin de l'histoire.

Dans le moins pire des cas, je serais comparable à quelqu'un qui fuit sa liberté pour justifier, par toutes sortes d'excuses, le fait que je suis ceci plutôt que cela, que je fais ceci et non cela.  Je serais un Lâche qui refuserait catégoriquement le fait d'être seul et sans excuses, une espèce de salaud mineur qui décline l'assomption des conséquences découlant de l'exercice de sa liberté.

Soit.  Mais ma question est la suivante: si un univers déterminé de part en part évacue toute expérience de la liberté, évacue-t-il pour autant celle de la contingence?  Je veux dire: que l'univers soit comparable à cet océan de forces dionysiaques que Nietzsche décrit exclut-il la reconnaissance que le fait de cet univers dans son ensemble soit contingent?

Un jeu de forces étant donné, tout doit s'enchaîner fatalement.  Mais la donation de ce jeu demeure gratuite, rien ne la nécessitait, son événement demeure contingent.  C'est comme si deux cadres de référence qui, logiquement, s'excluent, se retrouvaient ici en état de superposition sauvage, un peu comme deux cyclones qui se téléscopent. Je lance deux dés, j'obtiens un 2 et un 6.  Une fois les dés lancés, tout contribue fatalement au résultat obtenu: le plan, la force, la vélocité, etc. déterminent le résultat.  Je n'aurais pas pu aboutir à autre chose qu'un 2 et un 6.  Mais le jeu lui-même, l'il y a qui précède de justesse sa production, demeure contingent.  

Que Dieu ait créé ce monde il y a 14 milliards d'années ou que ce monde se vomisse, se ravale et se revomisse éternellement n'y change rien.  Le fait du monde demeure contingent même si tous les phénomènes qu'il contient s'enchaînent selon des règles implacables.

(Si Dieu a créé ce monde, l'idée de la création lui est venue comme aurait pu lui venir n'importe quelle autre mauvaise idée.  Le monde devait venir à Dieu comme une idée avant de lui venir comme un monde, sinon le monde aurait été créé avant d'être créé, ce qui est un peu con.  Or même si Dieu est parfait et que le monde qui lui vient à l'idée est parfait, leur rencontre est contingente, elle doit l'être, sans quoi la différence entre Dieu et le monde s'estomperait: tout ce qui est serait déterminé à être ce qu'il est, mais rien ne serait jamais arrivé. Dieu est tout, sauf l'il y a de l'idée du tout, ce qui nous permet de distinguer le panthéisme d'un bloc de ciment coulé en soi et pour soi une fois pour toutes.) 

*

Je suis un salaud qui fait l'expérience de la contingence, donc quand même pas un parfait salaud.  Fiou!

*

Une des scènes qui m'émeut le plus dans La Nausée de Sartre, c'est celle du brouillard.

Il y avait des gens autour de moi; j'entendais le bruit de leurs pas ou, parfois, le petit bourdonnement de leurs paroles: mais je ne voyais personne.  Une fois, un visage de femme se forma à la hauteur de mon épaule, mais la brume l'engloutit aussitôt; une autre fois quelqu'un me frôla en soufflant très fort.  Je ne savais pas où j'allais (...) 

Tout est là.  De fait, ces quelques lignes me semblent ressaisir parfaitement la disposition affective initiale, la note de basse de la philosophie existentielle.

Il y a le brouillard.  Aucun sens, aucune direction n'est indiquée a priori, on avance à tâtons dans un monde où le surgissement gratuit (et furtif) des voix et des silhouettes nous rappelle à notre propre contingence, de même qu'au vertige et à l'angoisse qui en découlent nécessairement.

Et c'est sans doute la plus grande force de la philosophie de l'existence (même après le jeu de massacre du structuralisme et le bavardage surenculé des thugs de la déconstruction) que de rendre justice à l'irréductible gratuité de tout ce qui surgit, de l'il y a propre à toute apparition, abstraction faite de ce que la science -- qui n'est jamais qu'une construction -- peut en dire.

Mais pour l'amour du ciel, que l'on me donne une seule raison de penser que je suis libre.  Je n'en vois aucune.  Je suis un salaud égaré dans le brouillard.

*

Je ne choisis pas librement de poser mes yeux sur l'abeille plutôt que sur la coccinelle qui est juste à côté.

Si je m'en rends compte et que je choisis de poser les yeux sur la coccinelle, je n'ai pourtant pas choisi librement ma résolution de changer de cible oculaire: il aurait fallu pour cela que je choisisse librement l'idée d'opter pour cette résolution.

J'assiste en spectateur étranger -- réjoui ou angoissé, c'est selon -- à la venue de mes pensées, de leur écoulement ou de leur enchaînement.

Je ne choisis pas librement les mots que je profère lorsque je m'adresse à mon interlocuteur: j'ai d'abord éprouvé comme une vague pulsion de parole, et les mots se sont enchaînés d'eux-mêmes pour former des unités linguistiques plus ou moins cohérentes, ce dont je m'étonne.  À la limite, la formation de la phrase la plus simple relève de la magie.

Je n'ai pas non plus choisi librement tout ce système de préférences et d'aversions qui oriente chacune de mes actions.

Je suis une marionnette.  Salaud ou pas, lâche ou pas, je ne suis rien qu'une fucking marionnette.  Si je dois faire l'expérience de la contingence -- et je la fais bel et bien à l'occasion --, c'est à la condition de rester fidèle au il y a primitif qui précède ontologiquement ma perception de chaque chose comme enchaînée à la grande mécanique du monde, en d'autres termes, c'est à la condition de laisser la gratuité initiale contaminer par affection cela qui demeure implacablement enchaîné.

*

Mais si j'oublie la gratuité ou la grâce initiale du il y a, il n'y a plus de don.  Bon ou mauvais, le donné disparaît pour céder la place à l'enchaîné.  Ce qui m'apparaissait donné de prime abord se révèle à la fin comme simplement prêté -- et à la fin des fins, rien ne m'aura jamais vraiment appartenu, tout ce que le néant m'aura prêté sera repris jusqu'au tout dernier maillon.

*

Je suis de trop.  C'est la formule célèbre par laquelle Sartre/Roquentin livre la signification ultime de sa nausée devant le monde.  Tout est contingent.  Il n'y a de nécessité nulle part.

De trop: c'est exprimer la chose dans le langage de l'excédent, du surnuméraire, de l'addition.  Mais je pourrais tout aussi bien l'exprimer dans le langage de la chute et de la soustraction en disant que le monde se passe parfaitement de moi pour exister.

Si je suis de trop, c'est que d'un point de vue strictement ontologique, je tombe dans la colonne des pertes, pire: j'y suis d'ores et déjà tombé.  N'y a-t-il pas quelque chose de rafraîchissant à se dégonfler l'ego et à tout considérer, au moins quelques instants, comme si on n'y était plus, comme si on désertait les premières loges, comme si on devenait soudain le fantôme de sa propre existence?

Car il y a bien quelque chose de fantomatique dans cette déréalisation que la contingence opère sur notre rapport au monde.  Mais encore faut-il que le monde m'apparaisse fortement enchaîné, car un fantôme qui se retrouverait dans un monde lui-même peuplé de choses fantomatiques se sentirait chez lui: l'effet d'exil, d'absurdité et d'étrangeté serait complètement raté.

Plus j'y pense, plus je suis convaincu que l'expérience de la contingence, loin d'exclure le jeu de la fatalité cosmique, l'exige très rigoureusement -- du moins, l'exige jusqu'à l'il y a de cette fatalité, jusqu'au don primitif qui précède le jeu du prêt universel et de ses enchaînements économico-ontologiques,.

*

Une marionnette consciente d'être une marionnette peut-elle être fondamentalement heureuse?  Je ne sais pas.  Mais je ne vois pas a priori pourquoi, en vertu de quelle fatalité affective, elle devrait être fondamentalement malheureuse.

Essayez de commander une pizza aux anchois à 4 heures du matin, vous verrez bien.



  

samedi 5 avril 2025

Journal ritaphysique (5 avril 2025)

Le plus souvent, le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre.

Nous avons tous déjà fait la fastidieuse expérience qui consiste à écouter le récit matinal que nous fait notre conjoint(e) ou notre coloc(que), c'est selon, du rêve qu'il/elle a fait la nuit précédente.  Quel emmerdement.  On surmonte de peine et de misère notre exaspération afin de prêter une oreille compatissante à ce foutoir qui revêt aux yeux de notre interlocuteur un si grand intérêt, on accueille d'un oeil vitreux ces péripéties sans queue ni tête, cette enfilade de complications rocambolesques qui suscitent chez lui/elle un enthousiasme indécent, priant le ciel qu'on en finisse au plus maudit...

Mais c'est comme dans la toune de Stromae: quand tu crois que c'est fini, eh ben y en a encore...

*

Si je me permets un rapprochement entre l'univers du rêve, tel que raconté par autrui, et celui du journal, c'est que dans les deux cas, on observe la même disparité entre ce qui est intéressant et ce qui est significatif.  Je veux dire: ce qui est intéressant pour autrui, dans les deux cas, ne l'est pas nécessairement pour moi, ne l'est même que très rarement.  Pourquoi?  Parce que pour lui, seigneur de son chaos onirique, les dimensions de l'intéressant et du significatif se recoupent parfaitement, elles échangent leur indice de hantise, alors que pour moi, auditeur dudit chaos, ce qui est raconté est jugé a priori sans intérêt parce que parfaitement inhabitable du point de vue de la signification.

Parce que je n'ai pas fait moi-même le rêve qui m'est raconté, sa signification ne peut pas hanter mon existence comme elle hante celle du rêveur.  Autrement dit, la signification du rêve narré est à sens unique: le rêveur est le seul à pouvoir habiter de l'intérieur le sens de son rêve (ce pour quoi il le le juge si intéressant), alors que moi qui l'écoute, je ne peux que squatter ce sens de loin en loin.  Or, sauf à me camper dans la position d'un psychanalyste, je ne peux pas trouver intéressante une signification privatisée par l'idiosyncrasie psychique du rêveur, je ne peux pas accorder de l'intérêt à une signification qui ne peut être signifiante que pour lui.

Le rêveur se retrouve donc dans la position où il cherche à donner une apparence de récit à ce qui ne peut pas être raconté, à ce qui résiste de l'intérieur à sa mise en narration.

Or un rêve n'a pas plus d'unité narrative qu'un journal.  La fiction dont ils relèvent tous deux est par essence hors récit -- et peut-être même antégrammatique. 

(Une signification insignifiante n'est même pas un paradoxe.  C'est quelque chose qui est sans intérêt, c'est quelque chose qui est essentiellement inintéressant.)

*

Si le journal est plate comme un rêve raconté par quelqu'un d'autre, c'est donc que la fiction clandestine à laquelle il s'appuie ne peut pas se traduire en un récit.

Mais une fiction qui résiste au récit est-elle encore une fiction?

Oui, cela a d'ailleurs un nom.  Bien entendu.  C'est un poème.  Une fiction qui résiste au récit ne peut être qu'un poème.  Oh mon dieu...

Donc, tout ce que j'aurais identifié (à tort) jusqu'ici comme cette fiction = X que le journal présuppose -- cela serait en réalité un poème.

Je ne peux pas tirer les conséquences de ça ici.  Je peux seulement en noter l'aberration conceptuelle.  

(Ou bien: ce que j'ai énoncé jusqu'ici sur la fiction = X pourrait encore tenir la route, mais seulement à condition de considérer le poème comme une fiction -- mais une fiction dont le propre serait d'opposer une résistance non négociable à toute tentative de traduction narrative.  Est-ce seulement possible?  À voir.)

*

Question à la Wittgenstein: Un journal qui ne révélerait que les choses que l'on tait normalement dans un journal serait-il encore un journal?  Si oui, serait-il nécessairement plus *vrai*, plus *authentique* -- et même, plus *intéressant* qu'un journal éditable, plus consensuel?  Ou ne serait-ce pas carrément un anti-journal?

Un jeu d'échecs dont on retire la reine est-il encore un jeu d'échecs?  De même, un journal dont on retire toute forme d'inhibition ou de censure est-il encore un journal?

Et puis serait-ce pour autant vraiment plus intéressant?

Comparons 2 entrées de journal, la première exposant la version publiée (et donc censurée) d'un événement dont la seconde expose la version primitive.

1) Version publiée: Ce matin, j'ai fait l'amour à R.  Ce fut une catastrophe.  Je dois apprendre à réfréner mon désir. 

2) Version primitive: Ce matin, alors que je baisais avec Rita, j'étais si dur et si excité que j'étais prêt à jouir après seulement quelques secondes de pénétration.  Afin de modérer mon excitation, de différer la décharge, j'eus alors l'idée saugrenue de penser au cadavre de ma grand-mère -- ce qui eut l'effet inverse: je giclai sur le champ et me vidai comme un porc en hurlant Bernadette (c'était son nom).

Sans vouloir en faire une question de vie ou de mort, j'ai tendance à considérer la seconde version comme infiniment plus intéressante que la première.  Mais plus intéressante en quel sens et de quel point de vue?  Je ne dis pas que la seconde version est plus significative ou plus pertinente pour autant.  Mais dans la mesure où elle est plus détaillée, elle est certainement plus intéressante parce qu'elle me donne à tout le moins l'impression/l'illusion de pénétrer plus avant dans l'intimité de son auteur.

Et si un écrivain tient son journal et que ce salaud -- en plus -- le publie, n'est-ce pas (au moins en bonne partie) pour nous faire entrer dans son intimité?  Si c'est bien cela qu'il veut, ne suis-je pas en droit d'exiger qu'il aille jusqu'au bout de sa pulsion exhibitionniste et qu'il ne me fasse pas chier avec ses réserves victoriennes, ses pudeurs de crocodile et ses demi-mesures de curé défroqué?  (Je n'aime pas le discours que je tiens en ce moment: un peu à l'instar de la grand-mère de tout à l'heure, ce devrait être turn off, et cependant, etc.). 

Ce lien entre écriture et exhibition (et voyeurisme) est à creuser.  Que d'horreurs et de passages secrets, que de côtés cour et de côtés jardin ne va-t-on pas encore découvrir dans cette direction?

Bon, comme disait le vieux Bergson après avoir morvé dans son omelette, la distinction entre connaissance analytique et connaissance métaphysique ira à demain, là, c'est le temps de s'ouvrir une petite bière... 






dimanche 30 mars 2025

Journal ritaphysique (30 mars 2025)

Je reviens à l'idée de la littérature comme acte de résistance politique.  Qu'est-ce que j'entends au juste par là?

Quand j'ai abordé pour la première fois cette idée, je l'ai fait dans un cadre qui était encore trop étroitement polémique.  Je veux dire: cette idée de résistance politique, je la concevais elle-même comme un acte de résistance à l'instrumentalisation de la littérature par l'éthique.

Cette instrumentalisation -- qui correspond à une tendance lourde dans le monde des lettres depuis au moins une bonne quinzaine d'années --, c'est la transposition postmoderne de cette injonction médiévale visant à faire de la philosophie la servante de la théologie.

Or la philosophie, sauf à demeurer parfaitement autonome, ne peut ni ne doit rendre aucun service à la théologie.

De même (ou presque), la littérature, parce qu'elle correspond à un espace de liberté non négociable, parce qu'elle est la seule liberté qui demeure fidèle au poste dans un monde où toutes les autres libertés sont de plus en plus réduites/écrasées/pulvérisées/écrapouties, la littérature, dis-je, ne peut ni ne doit sous aucun prétexte se voir instrumentaliser par l'éthique.

Pour rien au monde, la littérature ne doit finir dans le bac de recyclage de l'éthique.  Soit.  Mais ce que j'entends ici par éthique et par résistance politique demeure encore bien trop flou.  Tentons de clarifier un peu les choses.

*

Pense, porc! (part 2)

La littérature a au moins ceci de commun avec la résistance politique qu'elle se définit d'abord et avant tout par la puissance du Non.  La littérature, c'est le Non en acte.

J'irais même jusqu'à dire que c'est le Non le plus pur qui se puisse concevoir: son actualisation est luciférienne par essence, non pas en vertu de quelque dogme qui rattacherait la littérature aux puissances infernales telles qu'on les conçoit au sein du christianisme, mais plutôt en vertu de la radicalité et/ou de la globalité de son refus.

Le Non que performe la littérature est un refus global et radical dont la pureté se mesure en ceci que sa performance même -- et sa performance seule -- permet 1) de rendre visible le Oui qui transforme une multitude éparse en un collectif bovinement coordonné et 2) de saisir sur le vif la lâcheté ontologique qui cimente les uns aux autres les principes fondamentaux qui soutiennent ce Oui.  

J'entends par lâcheté ontologique le trait le plus caractéristique de ce Oui, cela même qui fait du Oui non pas une affirmation, mais une capitulation, une négation traumatisée de cela à quoi un Non devrait être opposé.  En ce sens, le Oui du collectif, c'est une affirmation seconde qui ne parvient pas à masquer les relents de sa négativité réactive, de sa lâcheté fondatrice.

En contrepartie, le Non de la littérature, parce qu'il refuse le Non occulté du collectif, est le Oui originaire, l'affirmation première qui approuve ce que refuse le collectif, mais dont le Oui est si violemment performé qu'il se donne comme un Non.  (Lucifer fut d'abord un enthousiaste qui ne sut contenir son élan en direction des poupounes d'amour multimillénaires mais présumément mineures d'intellection.)

En somme, le Oui apparent du collectif est le véritable Non, et le Non apparent de la littérature est le véritable Oui.*

Et à quoi la littérature dit-elle Oui?  À deux choses, pour l'essentiel: 1) au sens de la dimension tragique de l'existence et 2) au sens du jeu.

Parce que la littérature, dès ses origines, a dit Oui au double sens du tragique et du jeu, parce que le collectif lui a plutôt dit Non afin de lui préférer le double sens de l'éthique et du sérieux (la lâcheté ontologique), le Oui originaire ne peut conquérir sa force affirmative qu'en confrontant dès le départ la force réactive du collectif, et c'est pourquoi le Non de la littérature est le plus radical. 

On ne peut pas dire aussi profondément Non à quelque chose à moins d'avoir dit encore plus profondément Oui à autre chose.

(Je rame en esti.  Tout ceci est encore formulé de façon trop lourde, trop peu limpide.  Je barbotte dans un étang de grenouilles dialectiques alors que l'idée est bien plus simple.  Du moins devrais-je en donner une version simplifiée si seulement je revenais plus rigoureusement aux questions de départ: qu'est-ce que j'entends au juste par éthique? par résistance politique?  À débroussailler.)

*

Sensation étrange qu'il doit y avoir une affinité conceptuelle très profonde entre le collectif, l'éthique et les herbivores, et qu'une affinité non moins profonde devrait magnétiser le rapprochement entre la littérature, la résistance politique et les carnivores.  En ce sens, une littérature végétarienne serait 1) une entorse au principe de non-contradiction? 2) une poupée Barbie qui renvoue sur sa cuisinière en plastique ? 3) l'équivalent romanesque du tit canard patte cassée versus le T-Rex de Jurassic Park? 4) un peu de tout ça mélangé avec une critique dithyrambique de Michel Jean? 

*

Il y a le principe de Peter.

Voici maintenant le principe de Lucifer (dont l'application à la littérature est immédiate):

LUCIFER (à Dieu)

Père avarié, tout ce que je suis, je te le dois: ma beauté, mon intelligence, ma puissance, le frémissement de ma cheville au-dessus des despotats consolidés, mon vol arrêté aux 26 millions de galaxies qui coulent au néant, mes larmes lorsque le jour se clôt sur les vêpres renouvelées, ma rage, mon sang, mes dons et mes instruments, tout cela, je te le dois -- mais le Non que je t'oppose, ce Non-là, ce fonds de lumière soulevé contre la permanence de tes noirceurs célestes, je ne te le dois pas, ce Non est la seule chose qui m'appartienne en propre, il est à moi et une fois mille fois rien que moi, ce qui en toi demeure et pourtant ne sera jamais toi



* C'est pourquoi on échappe d'avance à l'objection que ce Non se laisserait encore définir et contaminer par le Oui auquel il s'oppose, un peu comme on a déjà reproché à Nietzsche de conserver en négatif la structure des oppositions platoniciennes qu'il renverse/inverse.

vendredi 28 mars 2025

Journal ritaphysique (28 mars 2025)

Il n'y a pas de situation interrogative plus profonde que celle où on se retrouve lorsque l'interrogation s'invagine, se retourne sur elle-même et s'enfonce dans son vortex.

Dans ce cas, /?/ renvoie infiniment à /?/ de telle sorte -- et à une vitesse si élevée -- que la pulsion d'interroger ne se démêle plus de la sensation d'être interrogé.

Tout travail conceptuel consiste donc, d'abord et avant tout, à imposer une lenteur de croisière à cette vitesse absolue.  Décélérer le flux, apaiser l'hémicycle de l'anneau pour ensuite prendre le champ interrogatif qui coïncide avec cet apaisement.

Or, si le champ interrogatif qui correspond à celui de l'art en général et de l'écriture en particulier est bien celui de l'énigme (comme j'ai déjà tenté de le démontrer*), il s'ensuit que les questions fondamentales qui m'ont barré la route depuis que j'ai entamé ce journal sont autant d'énigmes secondaires qui pointent toutes en direction de l'énigme centrale que l'on pourrait formuler provisoirement (et vulgairement) comme suit: What the fuck? 

Qui est Rita?  Quelle est cette fiction dérobée à laquelle le journal s'appuie clandestinement?  Comment formuler l'impératif esthétique de telle sorte qu'il s'assimile à un acte de résistance politique?  Qu'est-ce qu'un trou de cul? Quelle est la différence entre l'érotisme et la pornographie?

Oui, ces énigmes ritaphysiques font signe en direction d'une énigme antarctique dont la formulation est impossible, car elle correspond à la question pénultième, c'est-à-dire à la dernière question que l'on rencontre avant (tout juste avant) de sombrer dans le brasier terminal, soit la question des questions, laquelle n'est pas, n'en déplaise à Heidegger, celle de l'être, mais plus radicalement: quoi de /?/ à /?/ ?

*

Il y a des philosophies alpestres qui favorisent l'apparition de dangereuses pensées comme celle de l'éternel retour.

Il y a des philosophies sylvestres où l'être donne à penser à mi-chemin d'une clairière automnale et de la soupe aux pois d'Elfride.

Il y a des philosophies citadines où on s'installe à la terrasse d'un café, bien résolu à compléter le 5e chapitre de L'être et le néant, jusqu'à ce qu'on remarque que des crabes nous pincent le gras du mollet.

Et puis il y a des philosophies de chambre d'hôtel où la tête nous pète, coincée qu'elle est entre 3 ou 4 énigmes, 3 ou 4 concepts-clés tels que rita, fiction, politique et érotisme, lesquels tournent dans le même sens autour d'un même gouffre comme l'eau de la douche ruisselant autour du ligament annulaire antérieur du tarse d'un pied féminin.

Pour de telles philosophies, l'avenir tient en 2 possibilités: 1) un tractatus logico-ritaphysicus, dont la fibre spinoziste et/ou wittgensteinienne prédispose l'écriture à un enchaînement de propositions dont l'arbitraire monadologique est tout aussi terrifiant qu'irréductible, par exemple:

1.  Tout est cul.

1.1 Le monde est la totalité des culs, non des pensées.

1.1.2  La pensée qui pense la totalité des culs est donc cul elle aussi.

1.1.3  En tant que cul se pensant lui-même, la pensée est enculation.

1.1.3.1  Toute pensée pensant l'enculation qu'elle est chaque fois elle-même, loin de se désenculer, se réencule.

1.1.3.2  Nous appelons surculation le fait de penser tout le monde en même temps que l'enculation réenculatoire est notre condition initiale, constante et finale.

2.  L'effectuation anthropologique de cette enculation généralisée est qualifiée d'homo-roïde.

3.  Le faux cul n'existe pas.

3.1.  T'es sûr de ça?

3.1.2.  Commence pas...

4.  À suppositoire que l'ensemble de tous les ensembles se contienne lui-même, le cul ne laisse donc rien en dehors de son événement, l'infini est trop étroit pour sa propre pénétration, Dieu en est nécessairement catapulté en tant qu'anti-cul et le tractatus se solde par un rétractatus qui prend fin ici.

5. Fin.

Ou bien, seconde possibilité 2) un journal qui se présente comme une espèce d'essai policier (dans le sens où on parle parfois de roman policier) dans lequel l'enquêteur (retraité Gagnon) interroge tour à tour certains témoins conceptuels (rita, la fiction, le politique et l'érotisme) afin de déterminer si la victime (la raison sous sa forme la plus classique) est bel et bien morte et enterrée ou bien si elle ne survit pas plutôt en tant qu'étoile du soir et science désirée des rondeurs inintelligibles que le hasard, le destin ou quelque boutique Séduction (c'est selon) met à sa disposition.

  


* Voir Sortir de la philosophie.  Essai de psychose transcendantale.