mardi 13 janvier 2015

Notes pour une théologie esthétique 4

Plus je relis Une saison en enfer, et plus j'ai l'impression que le discours de Rimbaud n'est pas étranger au champ de la théologie, du moins, d'une théologie qui ne parvient pas à soustraire d'elle-même la pulsion mystique à laquelle elle doit ses tropes les plus solaires.

Rimbaud théologien, donc aussi près de la théologie qu'il est possible à la théologie elle-même de se conquérir discursivement sans se dégager tout à fait de la fracture mystique dont elle est issue.

La proposition est-elle aussi aberrante qu'elle pourrait le sembler de prime abord?  Revenu spirituellement bredouille de la chasse que l'on sait, Rimbaud met en place un programme de hantise appliquée; il rationalise les conditions de possibilité d'un éternel retour de la sensation sur le mode de l'adieu, j'entends: de la sensation telle qu'elle puisse se relancer éternellement une fois le «dieu» retiré de soi comme le «a» privatif de l'a-dieu.

(En tant que discours, la théologie suppose l'athéisme de l'automne déjà venu, l'écart marqué par la privation de dieu à soi, le retrait de dieu (de soi) plus encore que le retrait de soi (de dieu).   La mystique conjugue en silence les flammes de l'expérience: pour que la poésie soit possible, elle doit en quelque sorte passer à la théologie, si tant est que la poésie apparaisse comme le point de friction, le passage de la mystique au discours qui s'en arrache -- arrachement absolu alors que le silence supplicie sa propre absence dans le champ d'une damnation méthodique (à peu près au sens où on qualifie de méthodique le doute de Descartes).  Dans le retrait mystique de dieu, le discours réquisitionne les flammes nécessaires à son inscription dans la nuit, et fixe les modalités de son retour dans le temps.)

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Vient un moment où on ne perçoit plus la nécessité de cloisonner les «discours».  Poésie, théologie, philosophie...  Le folklore académique des genres est fondé sur le rêve d'une limite qui excluerait en son principe toute possibilité de transgression comme de régression.  Cela dit...

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...  je reviens à la formule de Claudel au sujet de Rimbaud: mystique à l'état sauvage.  Ne nous payons pas trop vite la tête de Claudel sur ce point.  Deux remarques:

1) La formule est pléonastique.  Le mystique est à l'état sauvage, par définition.  La totalité de son discours se ruine dans les larmes, le rire ou le cri.  Si, par cette répétition, Claudel veut souligner que Rimbaud n'est pas suffisamment froid pour se voir qualifier de mystique sans plus, on pourrait au minimum préférer à sa formule celle de théologien à l'état sauvage, c'est-à-dire: ce que le «a» privé de «dieu» peut dire de dieu dans la séparation immédiate, toujours abrasive, de l'adieu.

2) La théologie à l'état sauvage est un discours rendu possible, voire nécessaire, par une réceptivité extrême à l'altérité de la ligne, de l'idée, du vers, du rythme, etc., elle-même dérivée de l'altérité du dieu en retrait (l'inspiration de soi est fonction de l'expiration de dieu).

La théologie à l'état sauvage est donc en prise directe sur l'athéisme de l'adieu, et la réceptivité libérée par cette séparation ouvre un discours dont les possibilités de hantise sont si vastes qu'elles recouvrent aussi bien le «me voici, envoie-moi» d'Ésaïe que le «tout arrive, attends-moi» de Hubert Aquin, l'attente du souffle aussi bien que la course à bout de souffle.

Si le prophétisme est un possessisme (je dis ce que dieu dit), la théologie à l'état sauvage est plutôt un athéisme (je dis ce que dieu tait en son retrait, je parle dans la langue de l'adieu).

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En quoi l'adieu, de même que le deuil et l'arrachement qui en sont les symptômes esthétiques les plus flagrants, sont-ils indissociables du classique carnivore?

Le classique emporte, arrache le morceau, mais il est aussi celui à qui on arrache quelque chose, il magnétise à même le prélèvement organique qu'il doit endurer, n'étant lui-même qu'un morceau de monde arraché au monde et remis en jeu par lui et en lui.

(La piste de la chair endeuillée mène assez directement du côté de Bataille et de ses réflexions sur le supplice, l'érotisme et la communication.)

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La sensation n'est pas additive: elle n'est pas un événement qui arrive à la chair de l'extérieur.  Elle est bien plutôt le résultat d'une soustraction.

La chair retirée de l'épine du monde, c'est l'adieu, plus exactement, c'est le «a» retiré de l'épine de dieu, c'est l'athéisme en tant que le poète n'est pas tant privé de dieu qu'acculé à l'athéologie privée (comme on dit de la vie qu'elle est privée) par le retrait de dieu.

(La somme athéologique, puissant paradoxe: l'existence résiduelle, privée, torréfiée et fragmentée à la suite d'une soustraction qui n'est pas le contraire d'une addition, d'une soustraction elle-même soustraite à l'ordre du Calcul, en quoi il apparaît que le penseur privé (de...) n'est pas un penseur «public», lequel revendique un «espace» adapté à la diffusion de sa parole, une tribune susceptible d'en réverbérer la profondeur ou le vide, c'est selon.

Mais à l'espace du penseur public il faut ici opposer le temps du penseur privé (de).  Le temps est en quelque sorte l'espace de la parole privée.)

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Rimbaud et Lautréamont, modalités majeures de l'adieu jusque dans sa matérialité la plus sèche.  Le premier opte pour le désert, le second pour les Poésies. Est-il ou non significatif que l'adieu se réalise  matériellement sous les espèces de l'exotisme muet ou de la platitude éblouissante?

Resterait maintenant à thématiser le second versant de l'adieu: l'au revoir comme au retour éternel du même.  L'athéisme comme prélude à la circulation spectrale du temps dans le temps.




samedi 3 janvier 2015



Les sociétés humaines n'ont pas fini de faire ce mauvais rêve qui s'appelle un écrivain.

Sollers