mardi 30 juin 2015

Tableau de bord (parafiction 11)

330 juin

Léa est venue me rendre visite en début de soirée, question de vérifier comment je m'en tirais avec Hubert.  Je lui ai dit que j'en avais assez d'être réduit à la surveillance de classiques gâteux et à la rédaction de textes dont je ne voyais pas bien le rôle qu'il pouvaient jouer dans nos «opérations».

Les choses en étaient là, comme toujours, alors qu'elles auraient dû être ailleurs, dans la noirceur accélérée des lames qu'on lèche en silence, là où personne ne les attendait, là où ça comptait vraiment.

--  Tu dois être patient.  Torus te l'a dit: si nous devons réussir, la révolution ne peut pas se limiter à un mot de onze lettres.

--  Dix lettres,  Il y a dix lettres dans le mot de révolution.

--  Oooh, je vois que tu as beaucoup réfléchi ces derniers temps...  Tu m'en veux pour l'autre fois?

Le toit incliné de l'appartement laissait entrer le soleil en même temps que les clameurs des Jeunesses écologiques qui patrouillaient dans le secteur.  Les grenouilles que Hubert nourrissaient mouche à mouche dans la baignoire dégageaient une odeur de mort incontournable.  Je fermai la porte de la salle de bain.

--  Ils ont diffusé les photos de la Délicate Essence à la télé...  Tu savais qu'il vivait seul avec ses trois chats?

--  Oui, entre deux pubs des Forces armées du FMI, ils ont fait circuler la nouvelle, et alors?  Ne sois pas aussi sentimental...  Et puis, ils n'ont rien.  Ils font l'expérience du néant, ils angoissent comme des porcs et l'État dans sa totalité se dérobe sous leurs pieds.  

--  Tu parles comme Joe à présent...

Je me rappelais les images qu'on avait repassées en boucle sur les réseaux télévisés, comment les chars du FMI avaient rasé l'Acropole, et de quelle manière le commandant du Kapitalkrieg avait publiquement humilié Aléxis Tsipras en le contraignant à fracasser à coups de massue les dernières colonnades de l'Hépaïsteion.

Je regardai Léa.  Seuls nos jeux malades pouvaient encore m'apaiser.  Je me représentais sans cesse comment elle avait plaqué son sexe sur la bouche du captif, et voulais à présent voir son vagin crépiter à deux centimètres de mon visage.  Je la pris par la main, m'agenouillai et me mis à déboutonner sa chemise de popeline transparente.  Lorsque je débouclai la ceinture de son jeans, je vis que le nombril était en sang.  Je ne lui posai aucune question, n'importe quel signifiant pouvait coaguler à vide autour de ses contusions intimes, je ne la désirais pas moins et je ne voulais rien tant qu'éjaculer dans ses yeux de poupée bibliovore.

--  Cesse de sauter partout, dit-elle, je ne pourrai pas fournir, je n'ai pas dormi depuis deux jours, tu n'as pas idée comme je suis épuisée...  Tu peux peut-être commencer par me lécher le nombril jusqu'à ce qu'il soit bien noir, après quoi je me couperai les ongles d'orteils pendant que tu déchireras les pages de L'Idéologie allemande devant moi.  Ça te va?  Pour commencer, je veux dire...

Je devins fou.  J'allai chercher Hubert dans la salle de bain afin qu'il voie à nouveau la nudité ascendante de Léa.  (Son témoignage m'était indispensable: un seul regard ne pouvait suffire à évangéliser le jeu.)  Quelques grenouilles éclopées en profitèrent pour bondir de la baignoire et baver de travers à nos pieds.  Léa saisit aussitôt la plus petite d'entre elles et l'introduisit dans son vagin: seule la tête bêtement dépressive du batracien émergeait encore des grandes lèvres.

--  Hubert, mon paquet est vide; s'il te plaît, passe-moi une de tes cigarettes.

Le classique se mit à trembler.  Je craignis qu'il échappe son oeil de verre et qu'il roule à nouveau sous le poêle.

--  Et sa dépouille mortelle, exposée en chapelle ardente, m'infère dans une nuit blanche interminable, qui n'en finit plus.  J'ai peur. *

--  Allons, cesse de dire des bêtises, et passe le paquet.  Vite, sinon elle va s'échapper!

J'arrachai le paquet des mains d'Hubert.  Léa saisit une cigarette qu'elle coinça délicatement dans la bouche de la grenouille.

(...)

Avant l'éclatement (mais était-ce bien un éclatement? n'était-ce pas plutôt la nuit qui s'effondrait sur elle-même?), je me souviens que le clitoris de Léa appuyait sur la tête enfumée du batracien, qu'il lui composait une couronne qui avérait à ciel ouvert la métamorphose des contes de fées.  À présent que les eaux avaient crevé, les yeux de l'animal fuyaient dans ses débris et Léa recueillait au creux de sa main les éclats du désastre vaginal.

Prostré près de la fenêtre, le classique astiquait le fusil à eau que je lui avais rapporté du Dollarama la semaine dernière.  Il se lamentait doucement .

--  J'ai éclaté de logique à la seule odeur de la belladone que j'ai flairée sur la bouche d'un mort.*

Même si j'étais encore très tendu, je n'avais plus rien à faire de ma queue.  Tout s'était passé trop vite, et je compris qu'au milieu de l'abomination réglée des jours à venir, le désir était condamné, la nuit sans emploi, le jour sans effet  Je m'emparai du balai afin de refouler les grenouilles croassantes en direction de la salle de bain.

--  Ne perds pas espoir, dit-elle enfin.  Joe a retrouvé la trace d'Edgar: une piste sérieuse mène du côté des Galeries d'Anjou.  N'est-ce pas merveilleux?  Tu auras bientôt deux classiques sur les bras...  Ne fais pas cette tête: l'organisation va te trouver un appartement un peu plus spacieux.  Et puis, sache que j'ai réussi à infiltrer le ministère de la Défense.  À titre de stagiaire, figure-toi.  Dans trois jours, si tout se passe comme prévu, c'est moi qui me ferai éclater.  Ce jour-là, mon bel amour, tu pourras recompter les lettres du mot révolution.

* En Aquin dans le texte.




  




samedi 13 juin 2015

Notes pour une théologie esthétique 6


Ce fragment numéroté 365 du livre cinquième du Gai savoir:

L'ermite parle encore une fois. --  Nous aussi nous fréquentons des «personnes», nous aussi nous revêtons modestement le vêtement sous lequel (et comme quoi) on nous connaît, estime, recherche, et ainsi vêtus nous nous rendons en société, c'est-à-dire parmi des travestis qui ne veulent qu'on les dise tels: nous aussi nous agissons en masques avisés et coupons court joliment à toute curiosité qui ne se bornerait pas à notre «travestissement».  Mais il est bien d'autres sortes d'expédients pour «fréquenter» les gens parmi les gens: par exemple en tant que fantôme -- ce qui est fort recommandable si on veut se débarrasser et se faire craindre d'eux.  La preuve: on porte la main sur nous et nous restons insaisissables.  Voilà qui effraye.  Ou bien: nous entrons par des portes closes.  Ou bien: lorsque toutes lumières sont éteintes.  Ou bien encore: alors que nous sommes déjà morts.  Ce dernier expédient est celui de l'homme posthume par excellence.  («À quoi pensez-vous? -- vous?» -- disait un jour l'un de ceux-ci avec impatience, «serions-nous d'humeur à supporter cette étrangeté, ce froid, ce silence sépulcral, toute cette solitude souterraine, cachée, muette, ignorée, qui chez nous se nomme vie et pourrait tout aussi bien se nommer mort, si nous ne savions ce qu'il advient de nous -- et que ce n'est qu'après la mort que nous parvenons à notre vie et devenons vivants, oh! très vivants!  Nous autres hommes posthumes!» --)

*

Nous fréquentons des personnes...  Si Nietzsche pince le mot entre guillemets, c'est bien évidemment qu'il l'entend au sens latin de «masque de théâtre».  La société est d'abord l'espace du travestissement, nous avançons masqués à la rencontre d'autrui, le phénomène est bien connu, tellement qu'il pourrait sembler banal de le rappeler.

Mais Nietzsche ne s'en tient pas là: le travestissement social est encore plus complexe qu'on ne le croit de prime abord parce qu'il ne souffre pas «qu'on le dise tel», ce qui revient à dire qu'en société, le fait même de se cacher doit se cacher, le travestissement lui-même doit se travestir, le masque se masquer.  À la différence du travestissement ludique, où le travesti ne craint pas de se révéler derrière le masque, de le «laisser tomber» déjà dans sa manière même de le porter, de faire illusion sans illusion, en société toutefois, le travestissement se redouble dans le refus poli de s'avouer, de se dire, de se laisser nommer.

La société n'est rien d'autre que ce refus concerté de dire le masque tout en le portant .  Autrement dit, la seule chose que nous ne pouvons nous masquer les uns aux autres, c'est précisément ce refus, cette résistance universellement admise à avouer le masque.

(La réflexion de Nietzsche ici, comme c'est souvent le cas, se déploie en régime de concentration accélérée: 1) nous avançons masqués; 2) nous refusons que ce masque soit nommé comme tel; 3) ce refus de nommer le masque se montre, se démasque pour ainsi dire, dans la mesure même où nous procédons en «masques avisés», c'est-à-dire que nous nous reconnaissons universellement, à demi-masque pour ainsi dire, dans cette résistance à nommer, laquelle se conforte et s'enrichit de toutes les fuites, de toutes les esquives que le code de rencontre met à notre disposition afin de couper court «joliment» aux indiscrétions.)

Bref, nous jouons un jeu dont la seule règle avouée est de ne pas avouer le jeu au moment même où nous le jouons.

*

Mais il est bien d'autres sortes d'expédients pour «fréquenter» les gens parmi les gens...

L'un d'entre eux, dit Nietzsche, c'est de se faire revenant -- ... par exemple, en tant que fantôme -- donc de se tenir dans le retour spectral dont le caractère insaisissable suscite l'effroi.

La pensée nietzschéenne du retour, sous cet aspect du moins, ne se démarque pas conceptuellement de celle de la revenance.  J'entends par là que la pensée de l'éternel retour elle aussi avance masquée, à cette différence près que sa puissance de dissimulation se manifeste en ceci que le masque se fait voir comme masque, la dissimulation simule le différent en tant que même du fait que le revenant (ce qui revient) se confond sans reste avec le retour lui-même (le fait de revenir) --ce qui est d'autant plus effrayant.

Trois remarques:

1- le retour comme mascarade, comme carnaval entendu mot à mot comme un «enlever la chair» qui ouvre aussi bien à la déchirure de la viande, sa mise et remise en jeu par fragmentation réitérée -- caractéristique essentielle de la pensée carnivore -- qu'à la suspension fantomatique de la chair dans le processus du retour;

2-  la mascarade sociale masque l'autre: celui qui se cache diffère (du moins, en principe) du masque par le biais d'un écart identitaire plus ou moins réussi, mais ici, dans la pensée du retour, la mascarade ne masque pas le différent, elle masque le même, c'est-à-dire qu'elle masque le masque qui n'est pas plus derrière le masque que devant lui, ou au-delà de lui, ou en deçà de lui.  D'où la question: dans la pensée du retour, le masque se révèle-t-il comme tel ou au contraire accède-t-il à une puissance encore plus élevée de dissimulation?  Ni l'un ni l'autre, semble-t-il: la pensée du retour ruine la distinction même entre masquer et révéler -- et c'est ce qui la rend si terrifiante, si ef-frayante (ce qui, littéralement, fait sortir du sentier de la tranquillité), de sorte que:

3- Le même revient en abolissant la distinction caché / révélé:  1) d'abord parce que le caché est ce qui se révèle (il faut insister sur le fait que la pensée de l'éternel retour est d'abord une pensée, fût-ce sous le mode de l'autoaffection, le retour ne revient à soi et à son «concept» qu'au sein de la pensée);  2) ensuite, parce que le révélé est ce qui se cache (rien ne permet de déceler l'identité de ce qui revient: le fantôme n'est pas fantôme de x ou de y... mais fantôme pur, pur passage de l'interrogatif à l'interrogatif ou, plus précisément, retour infini de l'interrogatif à lui-même).

La pensée ne revient pas moins (à elle-même) que le retour, elle revient peut-être même plus que tout ce qui pourrait, dans son apaisante identité, aspirer à revenir, d'où le caractère ensorcelant de cette pensée du retour qui ne se distingue jamais tout à fait du retour de la pensée à cet abîme interrogatif où le <?> enfonce infiniment la porte close / ouverte de son propre concept.

*

Voilà qui effraye.  Ou bien: nous entrons par des portes closes.  Ou bien: lorsque toutes lumières sont éteintes.  Ou bien encore: alors que nous sommes déjà morts.

*


Je suis condamné à rêver d'une forêt dans l'Engadine où je marcherais avec lassitude dans les pas d'un autre, plus grand que moi, mais qui est mort ensorcelé par son éternel retour.  Mais, marcher fatigue; même les arbres magiques de Sils Maria ne me protégeraient pas d'un désespoir écrit d'avance dont je n'écrirai jamais la première version.

Tout ce qui est lucide doit mourir; tout ce qui aime rêve d'une nuit totale, d'une nuit d'induction qui commence tôt et ne finit pas.

Hubert Aquin, Trou de mémoire, pp. 112-113 et 130-131.










vendredi 12 juin 2015

Tableau de bord (parafiction 10)

160 juin

TABLEAU DE BORD
par
Billy Bob Britton


1

à l'aube, léa étreint le scalp
de la délicate essence
elle dit: c'est drôle c'est comme
du jello
au fromage
bleu

le soir, hubert veut que je le traîne
aux terrasses d'hôtels
aux carnets cryptés
et aux seins qui théorisent
entre rose et cendrier

le jour, il court les exemplaires
de neige noire
soldés sur l'avenue mont-royal
ou bien il se perd dans le dédale
des raffineries de l'est

autrement il pleure
réclamant le nord
et le fjord et une petite
carabine à plomb
pour son élevage de grenouilles



2

pas de pensée libérale
pas de concept capital
passé la fonte des cochons
dit joe le dasein
seulement un ministre
qui jute dans les cheveux
de son attachée de presse

des ordres, du fric et des flics
et la morte immensité du droit
de faire des bulles
avec le sang des autres

la révolution avance 
à rasoir ouvert dans le vent du soir


*


torus@paramail.com

Enneteurre.

Puis j'attends.  Ce sont les ordres.  J'attends et je veille sur le classique dont on m'a confié la garde,  Il est bien gentil, le classique, mais je le trouve quand même un peu encombrant avec ses 84 grenouilles qui se chient dessus dans la baignoire.