vendredi 28 décembre 2018

Sartre et ses fantômes (un conte de Naël)


1.

Le vieux Sartre se lève, aussi désorienté qu'Ozzy Osbourne quand le téléphone sonne dans l'immeuble voisin. Il fait trois pas en direction d'on ne sait quoi, plonge la main dans le bol de comprimés de corydrane qu'il se met à bouffer avec le même entrain et la même sécheresse tonitruante que des bretzels vieux de six mois. 

-- Chimone? (scrountch, gnarf, schlouip)... Chimone, t'es là? 

Personne. Il n'arrive pas à se rappeler si Simone lui a dit qu'elle couchait avec Claude Lanzmann ou si ce n'est pas plutôt avec ce petit frappé de Bernard-Henri patente. 

Le pacte de la transparence tient toujours entre elle et lui, mais il a quand même fermé sa yeule au sujet de la visite nocturne des fantômes de Mauriac et de Camus. Il suce à ceci, et puis à quoi bon désormais? 

Sartre fait un pas devant, deux pas derrière, un pas de côté: on dirait un solo de continental au super ralenti. Il pose un regard de murène hilare sur les feuillets épars de son *Flaubert* qu'il n'achèvera jamais, il le sait à présent. 

Puis la corydrane kicks in, et le voilà lancé sur une trajectoire diagonale (épatante écrevisse!) qui le mène inexorablement à la première petite case de son calendrier de Naël. ...................


2.

Sartre se lève, tout guilleret.

Il s’étonne d’avoir un jour parlé de la nausée en des termes qu’il croyait pourtant irrévocables. Sa contingence ne le bouleverse plus comme autrefois, la dimension tragique de son irruption dans le monde ne lui arrache plus de ces extases crucifiantes comme il en a connues dans les années 30, à l’époque où il s’emballait pour la phénoménologie husserlienne, les batcaves du quartier latin, les madames tunues et les psychotropes berlinois.

Fini tout ça. En revanche, il lui arrive parfois de dire *fuck* à tous les trois mots, plus particulièrement lorsqu’il chantonne des airs de Naël. C’est plus fort que lui : Falala-lala-la-fucking-la (…) It’s beginnning to look a lot like fuck this (…) Sur la route-euuh, para-papam-fuck (…)

Le docteur Cailleux appelle ça la pulsion de fuckitude, et il n’y aurait sans doute pas lieu de s’en inquiéter si ce n’était que c’est pire, lui semble-t-il, depuis la venue des fantômes.

Hier soir encore, tandis qu’il passait la corydrane au blender, Mauriac est revenu le hanter : il était bien là, le vieux pet, avec sa tête de protonotaire dédaigneux, perché de travers sur le bout du comptoir et grimé comme un lutin:

-- !! le tit zezu va te puniye pis tu vas aller en enfaaye !!
-- François, de grâce… Si cela peut te consoler, sache que je regrette d’avoir dit que Dieu n'est pas un artiste, et toi non plus…
-- !! tu vas aller en enfaaye quand meigne pis simone aussi !!
 -- Simone? Pourquoi Simone?
-- !! tu sais ben !! à cause qu’à l’a écrit le deuxième sesssse !!

Mais c’était hier, mais c’était il y a si longtemps, et ce matin, rien ne pourrait entamer la bonne humeur de Sartre tandis qu’il rampe laborieusement en direction du sapin, un fuck à la fois, et s’en va planter son quenoeil-écrevisse à deux centimètres de la quatrième petite case de son calendrier de Naël.


3.

Sartre se lève un peu plus tard que d'habitude, oscille un moment sur ses genoux cagneux puis hasarde un pas en avant.

Les nuits, les murs, les matins, les planchers, les soirs, les plafonds, tcheteri, tchetera, pas facile de stabiliser le chaos domestique, sans compter les gueules inconnues qu'il croise de plus en plus souvent dans l'appart... Et Simone qui butine infatigablement à travers tout ça sans qu'il ne comprenne plus très bien de kossé ni en vue de quoi.

Sartre fait un autre pas, s'écroule (astique de bavette encombrante) puis se relève en prenant appui sur le rebord de la fenêtre.

Tout en bas, dans la rue, un tas compact composé de gilets noirs fonce dans un autre tas, moins compact celui-là, composé de gilets jaunes. Plus loin, des étudiants à genoux, les mains verrouillées derrière la tête, sont tenus en joue par la raison d'État.

Il lui revient d'avoir dit quelque part que le marxisme est l'horizon indépassable de notre temps. Il s'est trompé, il le sait à présent. L'horizon indépassable de notre temps (de tous les temps, en fait), ce n'est pas le marxisme, c'est le fascisme.

Et tout à ces bonnes pensées, il remballe ses babines flottantes et se penche sur l'en-soi miniaturisé de la septième petite case de son calendrierdnaël.


 4.

C’est le douze du douze et Sartre est levé depuis 3 heures 27 du matin. Il est assis à la table de cuisine, immobile, les yeux fermés et la gueule en apesanteur au-dessus d’un bol de gruau Quaker plombé de mottons de corydrane.

-- !! pssst !! saate, pssst !!

Il ouvre un œil, le gauche en l’occurrence (l’oeil droit demeure parké en double entre les concepts d’aliénation sérielle et de groupe en fusion).

-- !! saate !! icitte !!

Des profondeurs épicées de la bibliothèque, un mirage de feux de Bengale et de paillettes à pétards l’interpelle. Pas facile de distinguer de qui il s’agit avec tous ces gaz lacrymogènes qui montent de la rue et s’immiscent un peu partout dans l’appart.

-- !! tu me ‘econnais pas? c’est moi, zeozes !!
-- Plaît-il?
-- !! ben oui, zeozes bataille !! tsé le boy toy de madame edwada, lol !! entéka, c’est cool l’enfaaye !! amène ta gang !! c’est plein de tailgates pis de barbecue canadieunne tayeu !! ‘gad ben ça, boy zeozes va te montrer !!

La facétieuse fée des étoiles se rapproche, lève la jambe et coince un escarpin grouillant de vers contre le tabouret de la bibli. Sartre commence à s’arracher la face à deux mains :

-- Pourquoi fais-tu cela?
-- !! tu vois, ze suis dzoe dassin !!
-- Je suis fou…
-- !! mais non, tu dois ‘egader : ‘egad !!

À la fin, Sartre s’écroule et il ne faut pas moins de six Foucault, trois Deleuze et huit Lacan pour le hisser jusqu’à la douzième petite case du calendrier que l’on sait..............


 5.

Sartre se lève, vaguement nauséeux. Il voudrait se rendre à la salle de bain, mais ce petit teigneux de Bernard-Henri chosebine lui barre la route en brandissant un de ses ouvrages.

-- !! saate, faut tu lises mon bouquin tintitulé la babayie à vizaze humain !! l’existentialisse est un totalitayisse !!

Sartre déplace doucement le jeune énarvé, le dépose à proximité de Simone qui feint l’indignation comme c'est le cas chaque fois qu'il lui tète le bout des oreilles.

Le couloir qui mène à la salle de bain est soudain plongé dans l’obscurité : le plancher et le plafond se télescopent, les murs chavirent, et à l’instant où Sartre risque un pas, puis deux, en direction de l’abîme boroméen, une douce mélodie émane de la chambre du fond :

D’où viens-tu, Albert 
D’où viens-tuuu? 
De la décapotable-eu 
Toute décâlissée 
Pis le toit ouvrable-eu 
À place du dentier…… 

Sartre reconnaît tout de suite le fantôme de Camus. Il a pourtant l’air en forme avec sa dégaine de douchebag méditerranéen, son œil de perroquet concupiscent et sa tuque de pénouelle.

-- !! saate, psst! viens icitte, z’ai queque sssoze à te diye !!
-- Albert, tu… inutile de me tourmenter davantage, nous nous sommes déjà tout dit, je me suis exprimé sur notre amitié une fois pour toutes dans les Temps Modernes, tu ne peux pas l'avoir oublié…
-- !! tsutt, tsuut !! écoute ben !! z’ai vu simone weil l’autre zour !! ein en enfaaye elle aussi lol !! pis sais-tu kessé à m’a dit quand ze l’ai invitée à veniye me ‘ezoindre dans le zacuzi ?? !!
-- Ça suffit, Albert, maintenant, tu te tais et tu vas me faire le plaisir de…
-- !! à m’a dit : astag me too mon esti !!

Trois heures plus tard, tout était déjà oublié. Une rose à la boutonnière et les bras chargés de paquets, Jean-Paul Sartre revenait des Galeries Lafayette en compagnie de Simone de Beauvoir, puis ouvrait la dix-huitième petite case de son calendrier.


lundi 16 juillet 2018

Ritaphysique des terrains vagues


Zoom in sur le boisé qui frémit aux limites du parking du salon de quilles.  Des herbes hautes, jaunes et croustillantes à force d'être mangées par le soleil.  

Zoom in sur les herbes qui bruissent à l'horizon.

Rien qu'un cul qui monte et qui descend.

Tiens, tiens, tiens.

*

Terrain à proximité d'une agglomération et qui n'est ni cultivé ni construit.  Telle est la définition du terrain vague.

J'essaie de rendre intelligible le circuit de sensations très particulier, presque invariable, qui se met en branle lorsque je me retrouve en situation de terrain vague.  

Je pourrais formuler la question de la manière suivante: pourquoi ce qu'il y a de moins poétique au monde (du moins selon une certaine entente du poétique) correspond-il pour moi au poétique absolu?

(Si on entend par poésie le champ de la sensation pure, non dégénérée, indémêlable de la ligne sautée ou de la crampe linguistique qui l'ont rendue possible, alors le terrain vague apparaît comme l'expression par excellence de la poésie non recueillie, de la poésie extraterritoriale -- c'est d'emblée et de toute urgence le champ situé de l'autre côté de la clôture écrite ou parlée.)

*

Zoom in sur le cul qui monte et qui descend.

Le garçon est couché sur le dos avec sa queue dressée, enduite de terre et de glaire.  

La fille se redresse, se penche à nouveau, s'empare de la queue et crache.  Le glaviot se détache de sa bouche avec lenteur et précision.  Elle referme le bout de ses doigts sur le gland qui mousse au soleil et auquel elle imprime de micro-rotations.

Elle travaille en désaxé, se disloque l'épaule et le poignet comme si elle dévissait le couvercle d'un pot de confiture.

Un filament de bave relie ses lèvres décollées au sommet du gland.  Zoom in sur le méat urétral.  Lorsque la lumière incendie le filament, la pulsion scopique se déplace et une mouche à demi momifiée tourne sur elle-même au bout du fil d'araignée que le vent soulève.

*

Le terrain vague est le seul lieu où on n'arrive jamais à proprement parler.  C'est le seul lieu que l'on ne quitte jamais non plus à proprement parler.  De même, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'un endroit où on pourrait être, que l'on pourrait habiter ou par lequel on pourrait transiter pour se rendre à un autre endroit.

C'est un endroit qui est comme l'envers géoaffectif de tous les endroits.

Le terrain vague est une énigme urbaine qui demeure radicalement étrangère aux stratégies d'occupation qui se greffent sur les lieux communs, habités ou passants.  Son contour n'est jamais fixé de l'extérieur: il ne reçoit jamais sa définition du boisé, du salon de quilles ou du centre commercial qui le jalonnent objectivement.  

Disons plutôt que tout se passe comme si le vague du terrain vague, son indéfini même, déréalisait légèrement toutes les structures identifiables à proximité, les désamarrait d'elles-mêmes, les déportait d'un sens ou deux sans pourtant les déplacer.

Le salon de quilles est bien un salon de quilles, mais pas tout à fait.  Le boisé est bien un boisé, mais pas tout à fait.  Tout est bien ce qu'il est, mais pas tout à fait.  Le terrain vague est le signifiant urbain qui manque à sa place en exerçant une légère pression fantasmatique sur tout ce qui répond à sa place.  D’où son affinité avec le régime de la sensation pure.

*

Le soleil cuit comme un projecteur oublié entre les palmes et les plants de menthe liquide.  Une cigale vibre à mort dans la gloire recalée du sous-bois.

La fille ouvre les yeux et passe son gros orteil sur les lèvres du garçon, elle le frotte sur ses gencives plombées d'éclats de feuilles mortes et de crachous. 

Zoom in sur la maigreur éthiopienne de son doigt enfoncé jusqu'aux bagues dans la fente luxueuse: les roses vaginales tournent dans le sens de la nuit qui ne viendra pas.

Elle se déplace, frissonne, grogne un peu, puis s'accroupit, le cul planant à deux centimètres de la bouche écumante du garçon.

*

C'est pourquoi on ne rejoint jamais localement le terrain vague: on l'éprouve comme ce qui recule au fur et à mesure qu'on s'en rapproche, se rapproche au fur et à mesure qu'on s'en éloigne. Le vague du terrain est l'intimité même, un dedans de nature identique au frisson qui précède l'envie de ch***.

(Fermer les yeux sur certaines choses, c'est facile.  Mais essayez de fermer une langue.  Essayez pour voir -- si vous n'avez pas déjà fermé les yeux.  Une langue n'est pas quelque chose que l'on ferme si facilement.  Je m'explique.  Je m'explore.  On jase.)

Rien de ce qui est intensément poétique n'est étranger au frisson préfécal.  À ce titre, la délocalisation esthétique performée par la poésie trouve son analogon profane dans l'expérience du terrain vague.

Pour le reste, le salon de quilles de ville d'Anjou fait la job.

*

Zoom in sur l'anus qui s'ouvre comme trois quartiers d'orange.

Zoom in sur la queue qui éclate.

Zoom out sur le cul qui monte et descend entre les herbes calcinées.


A 16h58, la fille se rhabille, allume une cigarette, se ronge un ongle en regardant au loin.  Passé le centre commercial, les feux de circulation s'échelonnent jusqu'à l'autoroute 25, puis s'achèvent dans le vague au-delà qui l'attend.  Elle voudrait encore parler, elle ouvre la bouche, mais à la fin, elle redresse la courroie de son string et le jour se referme comme un briquet.












dimanche 24 juin 2018

24 juin (nécronouvelle)


Je me souviens de la lune qui virait à l'orange entre deux grappes de nuages déclinants.  C'était en 82 ou en 83.  Peut-être en 84, c'est vague.  Il y avait Gilles, Jean-Claude, moi, et nos copines dont j'oublie le nom.  Je sais que c'est con, mais j'ai oublié jusqu'au nom de la fille qui m'accompagnait ce soir-là.  Il faut dire qu'on ne sortait pas ensemble depuis très longtemps, et après les événements de ce fameux souper où on s'était tous retrouvés dans l'appartement de la mère de Jean-Claude, la rupture était inévitable.

L'idée, en gros, c'était de célébrer la Saint-Jean en même temps que la fin de nos études collégiales.  Je précise qu'on ne parlait pas encore de «fête nationale» à cette époque-là, ou si peu, et si on le faisait, cette expression était d'ordinaire la chasse gardée des politiques et des péteux.  Non, on disait «la Saint-Jean», et le soir du 24 juin, une tradition un peu crade voulait qu'à peu près tout le monde se rende au parc Maisonneuve avec son drapeau, sa shit et sa caisse de 24 pour ensuite s'évacher dans les gazons et se trasher le québécois pendant que Plume Latraverse nous envoyait collectivement chier.  Personne ne fouillait les sacs à l'entrée.  Il n'y avait pas de Johanne Blouin ou de Luck Mervil pour animer le show et veiller à la préservation du sens mièvrement familial de la fête.  Il n'y avait pas non plus d'Isabelle Boulay, de Roch Voisine ou quelque autre gentille potiche pour neutraliser a priori la charge potentiellement dionysiaque de l'événement.  Tout le monde était gelé, tout le monde était saoul, et le lendemain de veille, Dieu merci, le parc Maisonneuve ressemblait à un dépotoir à ciel ouvert.

Et puis c'était une époque où on n'avait pas encore hystérisé la question de l'inclusion.  En un sens, l'inclusion se faisait toute seule -- comment?  de quelle façon?  le problème, c'est qu'on était trop pafs pour s'en rappeler, mais qu'à cela ne tienne, on pouvait toujours compter sur une tête de turc radicalement francophobe pour veiller au grain et favoriser la réminiscence.  Chose certaine, l'inclusion ne prenait pas encore la forme qu'on lui connaît aujourd'hui, soit l'alignement de poissons morts plantés sur le bord du trottoir, et qui regardent passer la limousine de la Chambre de Commerce en agitant des petits drapeaux en plastique achetés en vrac au Dollorama.

Enfin, tout ça est si loin, et à vrai dire, ça n'a plus vraiment d'importance.  Mais si je prends la peine de rappeler le contexte, c'est surtout pour souligner le fait que, plus ou moins consciemment, on associait toujours la venue de la Saint-Jean à quelque chose qui devait «exploser» d'une manière ou d'une autre.  En tout cas, pour nous qui avions une vingtaine d'années à l'époque, une fête de la Saint-Jean où tout un chacun aurait sagement veillé à la conservation de sa dignité humaine et de ses facultés intellectuelles était inconcevable.  Fallait que ça pète, et pas seulement dans le cadre des feux d'artifice. 

C'est peut-être la raison pour laquelle j'avais si hâte à ce souper auquel Jean-Claude nous avait conviés le soir du 24.  Plutôt que se rendre au parc Ahuntsic ou au parc Jarry comme on l'avait fait les années précédentes, on allait donc passer la soirée entière dans l'appartement de sa mère qui avait quitté la veille pour les Cantons-de-l'Est, et dont le retour n'était prévu que pour le surlendemain.  Il s'attachait à cette désertion parentale une atmosphère de licence d'autant plus électrisante que nous en étions, Jean-Claude, Gilles et moi, à nos premières expériences «sérieuses» avec des filles qui n'avaient quand même pas le profil de marie-couche-toi-là, mais qui n'étaient pas pour autant fermées à l'exploration ardente, quoique responsable et progressive, des stations les plus insolites de la sexualité à la condition qu'elle s'accompagnât de la promesse d'une relation durable, fondée sur la transparence et la communication.

En d'autres termes, nous étions trois couples, pas vraiment ouverts, mais pas vraiment fermés non plus, disons trois couples infusés par l'angoisse de savoir si quelque chose comme une orgie légère était possible entre nous, et le cas échéant, de quelles déchirures à venir il nous faudrait ou pas en payer le prix.

Peut-être parce que c'est lui qui nous recevait, Jean-Claude me semblait particulièrement fébrile.  Je le voyais déjà pâle et le teint cireux quand nous passâmes à table.  Il faut dire qu'il faisait très chaud.  Les filles étaient belles, plus maquillées que de coutume, la lèvre lourde, déjà imbibée par le punch.  Lorsque ma copine leva les bras pour atteindre le lustre du plafond, je vis son nombril luire sous une pellicule de sueur et ma queue cogna lourdement au fond de mon caleçon.  Près du lavabo, Gilles émiettait le hasch au-dessus de la marmite de sauce spaghetti: il me semblait que sa motion frénétique était parfaite, qu'il n'aurait jamais dû faire autre chose que cela.  Je revins plus tard de la salle de bain avec une bouteille vide de Harfang des Neiges, et tandis que la voix de Serge Fiori nous parvenait de la fenêtre ouverte sur la ruelle, je m'enivrais de cette sensation contradictoire que rien n'allait se passer et qu'en même temps tout pouvait arriver.

Nous n'en étions qu'au début du repas et déjà Jean-Claude sombrait dans des manies bizarres, insistait pour qu'on lève notre verre à «la tête arrachée de Jean Baptiste».  Il me semblait la proie d'une allégresse toxique dont il ne maîtrisait ni le sens ni les signaux.  Il ouvrit un vin hongrois qui avait la consistance du sirop, puis distribua à la ronde des cigares qui ressemblaient à des crottes de chien.  Tout le monde fuma, sauf moi.  En dépit du ventilateur installé à proximité, et dont les pales tournaient à vitesse maximale, la chaleur demeurait écrasante.  Je sortis quelques instants sur le balcon qui donnait sur la cour, question de voir où en était le ciel avec sa lune de sang et ses étoiles de plomb, puis je revins en titubant entre des murs que je ne reconnaissais déjà plus.  Je vis que les filles avait entamé une seconde bouteille de blanc: elles feulaient en déboutonnant leurs chemises et en buvant directement au goulot.  La copine de Jean-Claude portait un haut de bikini trempé de sueur et l'aréole de ses seins, contractée par le courant d'air du ventilateur, noircissait sous le tissu.

Et puis quelqu'un murmura «quoi? quoi?». Le temps de tourner la tête, je vis la copine de Gilles se ruer sur le lavabo de la cuisine.  Sciée par le vertige, l'avant-bras glissant sur la céramique du comptoir, elle vomit avec brutalité, pleurant entre les reflux qui lui déchiraient l'estomac.  La main sur la bouche, les deux autres filles roulaient des yeux de folles pendant que Gilles massait le dos de sa copine toujours prostrée au-dessus du lavabo dans l'attente nauséeuse de la vague à venir.  Elle avait le cul bien roulé, je voyais le globe de ses fesses rayonner de chaque côté de la fourche, et bien qu'il y eut quelque chose de troublant à considérer la possibilité de finir la queue dans la bouche d'une fille dont le mascara avait coulé à force de dégueulis, je dus admettre que je n'en étais plus là.  Personne n'en était plus là.  La soirée était à peine commencée et toutes nos perspectives de glissements orgiaques étaient déjà réduites à néant.

Je me suis longtemps demandé, par la suite, si c'était un effet combiné du vin hongrois et des cigares.  Chose certaine, à la différence de mes amis, je n'avais touché ni à l'un ni aux autres, et je crois bien avoir été le seul à ne pas être infiniment malade ce soir-là.  Gilles venait de traîner de force sa copine à la salle de bain, et nous n'avions encore rien dit, rien décidé.  Jean-Claude, d'une pâleur spectrale, tanguait au-dessus du lavabo dont le drain avait été bloqué par les éclats de charpie, mais dans son refus de voir la fête gâchée par cet incident, même si les effluves de renvoyou faisaient déjà tourner les têtes, il sourit un peu niaisement et dit: «ce n'est rien, je vais arranger ça», et c'est alors qu'il retroussa la manche de sa chemise et plongea la main entière dans l'étang de jutron afin de dégager le drain des filaments de bile qui en obstruaient l'orifice.

Je ne sais pas si Jean-Claude était à demi-fou, s'il voulait nous épater ou s'il avait fait cela uniquement parce qu'il estimait que c'était la chose à faire dans les circonstances, mais c'était manifestement «de trop» et il dut s'en apercevoir lui-même au moment où ses doigts ramenèrent à la surface un fragment de fromage feta plombé d'acide gastrique.  Jean-Claude hoqueta, retint une grimace, hoqueta de nouveau puis, à son tour, dégobilla monstrueusement.  Quelques secondes plus tard, les yeux pourris et le bras droit dégoulinant de son propre vomi, il s'effondra sur le plancher de la cuisine, et personne à cet instant n'aurait pu dire s'il riait, pleurait ou passait la limite de toute effusion signifiante.

Sa copine se leva, étrangement indifférente au chaos ambiant, et nous annonça qu'elle allait s'étendre un peu dans la pièce d'à côté.  Désormais, ma blonde et moi étions seuls à la table, suants, bouffis par l'ivresse et la nausée.  Je me levai à mon tour, vacillant sur mes jambes, l'invitai à me suivre au balcon, mais elle préférait se rendre au salon, voir si elle pouvait quelque chose pour les deux autres filles.  Je la sentais sur le bord de flancher.  Je lui conseillai d'attendre un peu avant de se lever, j'allais voir moi-même ce que je pouvais faire, même si je louchais comme une écrevisse et que j'étais aussi noir que le fond d'un taxi.

Quoique ce ne fusse pas matériellement possible, je m'égarai néanmoins en cherchant le chemin du salon.  De couloirs versants en escaliers rompus, je me retrouvai dans une cave de terre jonchée de mannequins désarticulés et d'instruments de jardinage.  À travers la fenêtre qui donnait sur la ruelle, j'aperçus de nouveau la lune immense, lumineuse à crever, et dans les profondeurs de l'immeuble, je distinguai un chant dont la fêlure me rappelait la voix de ma copine lorsque je la prenais par derrière et que mes couilles butaient à répétition contre son clitoris.  Errant dans la cave, je riais sans raison, puis je heurtai les premières marches d'un escalier dont je ne sus que faire, et que je me résolus enfin à gravir à quatre pattes comme s'il s'agissait d'une montagne peuplée de créatures silencieuses et inhospitalières.

Je débouchai dans une chambre dont je reconnus confusément les contours, et où l'odeur de régurgi atteignait un degré de concentration étourdissant.  La copine de Jean-Claude était étendue sur une espèce de matelas de sol.  Quelqu'un lui avait retiré son jean et l'avait abandonnée là, dans les transes d'un demi-sommeil.  Ses mèches d'un blond cendreux lui collaient aux lèvres et les poils de sa toison pubienne, prodigieusement fournie, essaimaient sur les cuisses des deux côtés de son slip.  En m'approchant, je vis qu'elle avait vomi sur le matelas mais que cela n'avait pas suffi à la tirer tout à fait de son inconscience: sa tête roulait par intermittence dans les déjections encore fraîches, et elle appelait à voix basse: Jean-Claude...  Jean-Claude...

Je retournai à la salle à dîner où je ne trouvai personne.  En provenance du balcon, il me semblait avoir perçu les bribes d'une conversation animée, jusqu'à ce que je me rende compte que c'était Jean-Claude qui monologuait dans l'obscurité, les mains agrippées à la rambarde, perdu dans les méandres d'une réflexion où il faisait les questions et les réponses, et qui tournait à vide autour du thème de la souveraineté et des orteils de Jeannette Bertrand.  J'aurais voulu lui demander s'il savait où ma copine était passée, mais je n'y parvenais pas: j'assistais, impuissant, à la dissolution systématique de toute idée dont la formulation dépassait le cap des trois mots.

Mille ans plus tard, je dévalai un autre escalier et je tombai sur Gilles qui se tenait immobile sur le trottoir de la rue Chateaubriand, les épaules basses et le regard fixé droit devant.  Je savais qu'il avait abusé du hasch avant, pendant / dedans et après le spaghetti.  Il avait perdu de vue sa copine au tournant de quelque poème de Michèle Lalonde ou de Paul Chamberland.  Et même si je ne la distinguais pas moi-même dans toute cette obscurité, je l'entendais pourtant qui criait: «salaud...  je veux plus que tu me touches... je veux plus te revoir...  plus jamais...»  Bizarrement, ses cris me semblaient provenir d'un endroit très proche et en même temps très éloigné de celui où nous étions.  Je demandai à Gilles ce qui n'allait pas, il répondit «rien», mais il avait l'air étrange: avec ses yeux exorbités et ses petites dents d'écureuil bêtement rabattues sur la lèvre inférieure, il me dévisageait comme s'il ne parvenait pas à décider si je représentais pour lui une menace ou une planche de salut.  La voix de sa copine nous revenait toujours plus déchirante, fondue à la nuit et aux échos insondables de son origine.  

C'est seulement lorsque je baissai la tête que je m'aperçus que le pantalon de Gilles gisait en tas autour de ses chevilles et qu'il pissait infiniment dans le caniveau.

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Ces événements sont survenus il y a une trentaine d'années.  Sans que nous le sachions, c'était déjà la fin d'une époque.  Je n'ai plus jamais revu les gens que j'ai évoqués de près ou de loin dans ce récit.  Je ne sais pas ce qu'ils ont pu devenir depuis et je n'ai pas non plus cherché à les retracer.

J'ajouterai seulement que cette nuit-là, après mon départ, j'ai marché longtemps dans les rues de la ville.  J'étais je ne sais qui, j'allais je ne sais où.  Je revenais de nulle part à travers l'équation boréale des feux qui enrubannaient les maisons incendiées dans le quartier de Westmount.







mardi 19 juin 2018

Descente (nécronouvelle)


C'était la deuxième fois qu'il sautait à pieds joints sur le plancher de bois franc.  Le volume de la musique n'avait pas diminué d'un iota.  L'angoisse lui revenait par vagues lentes et poisseuses, et il se sentait ignoble, piégé dans un environnement dont les métaux étaient contaminés au plus près par les vibrations de la basse.  Il se percha sur le lavabo puis sauta à nouveau.

À l'étage au-dessous, le salaud était seul.  Il savait que le salaud était seul.  Un mois plus tôt, quand il avait aménagé au deuxième, ils avaient échangé quelques mots dans le cagibi, il avait appris que le gars étudiait en cinéma à Concordia et, dans l'ensemble, il lui avait fait bonne impression.  Mais moins d'une semaine après son installation, c'était le Chaos.  Un soir sur deux, autour de 22 ou 23 heures, invariablement la musique reprenait, s'élevait des fondations, de la baignoire et des caves, ébranlait la tuyauterie et se prolongeait en picotements qui couraient jusque dans les nerfs de ses gencives.

Il savait que l'autre ne l'entendrait pas, même s'il habitait juste au-dessous, mais il sauta néanmoins encore une fois.  Sauter était bon, sauter lui faisait du bien.  Le pire, c'était encore la basse.  Peu importe s'il passait du Nirvana, du Nicki Minaj ou les Artic Monkeys, c'est la basse qui rendait fou: c'était la seule chose dont il ne pouvait faire abstraction, même quand il se faisait couler un bain et qu'il plongeait sa tête sous l'eau grasse et tiède.

Il allait descendre, frapper à la porte.  C'est ce qu'il se disait toujours.  Un soir, alors qu'il s'extasiait sur les cernes crasseux du lavabo de la cuisine, il avait appelé la police.  La venue des agents n'avait pas donné grand chose: il s'agissait de deux recrues filiformes qui avaient à peu près le même âge que l'étudiant.  Ils lui avaient servi un avertissement de courtoisie, rien de plus.   La musique avait cessé ce soir-là, et puis elle avait repris le soir suivant.
   
Il allait descendre parce que personne ne pouvait le faire à sa place.  Il ne pouvait pas compter sur le propriétaire qui n'en avait rien à foutre et qui, de toute façon, passait la moitié de l'année en Floride.  Il ne pouvait pas davantage compter sur les vieilles locataires de son palier.  Une fois, une seule fois, sa voisine de gauche, une octogénaire dodelinante et vaguement fêlée, était allée frapper à la porte.  L'étudiant lui avait gueulé dessus.  Elle était remontée sans rien dire, avait réintégré son logement et s'était mise à sangloter.  Les cloisons étaient si minces qu'il l'avait entendue gémir jusqu'aux petites heures du matin. 

(L'après-midi aussi, il l'entendait parfois.  Lorsqu'elle était d'humeur radieuse, elle faisait des vocalises qui couvraient à peine les pépiements de sa perruche.  Sinon, il ne l'entendait presque jamais, quoiqu'une odeur de rat crevé s'insinuât en permanence à travers le mur mitoyen.  Il n'avait eu affaire à elle qu'une seule fois, l'an dernier, au creux de l'été, alors que des ouvriers de la ville balançaient des briques dans un container et que l'immeuble était infesté de punaises de lit.  Accompagné de l'exterminateur, il avait essayé de lui faire comprendre que, contrairement à ce que sa nièce lui avait dit, elle ne pouvait pas se débarrasser de cette vermine avec de l'huile végétale, qu'il fallait appliquer des produits chimiques.  Elle s'était contentée de sourire dans le vague.  Il avait alors compris que c'était peine perdue et qu'il ne parviendrait pas à chasser le souvenir de ses incisives, sortes de stalactites pourries qui ne tenaient qu'à un fil.)

La musique s'était interrompue, ça ne durerait pas.  Il savait qu'elle pouvait reprendre à n'importe quel moment, qu'il ne lui servait à rien d'espérer que ce soit fini, qu'il ne devait jamais se fier à cette oasis de silence au centre de laquelle les objets de son logement s'immobilisaient comme des limaces, retenant leurs bavures comme il retenait son souffle.  La musique reprendrait, elle reprenait toujours -- elle reprenait justement, cette fois avec Rockstar de Post Malone.  Alors il grimpa sur la commode et sauta à nouveau.

Quelques minutes plus tard, les nerfs à pic et l'estomac retourné, il perçut le grincement de la porte du logement voisin.  La vieille sortait, vraisemblablement pour déposer ses ordures à la rue (quoi d'autre?).  Il en profiterait pour lui parler, il avait plus que jamais ce besoin de connivence vide avec le seul être connu de lui qui eut affaire au salaud. 

Quand il franchit le seuil de son logement, il sut qu'il était déjà trop tard.  Armée d'une carabine de calibre 303, la vieille s'engageait dans l'escalier du cagibi.  Elle descendait lentement, une marche à la fois.  Il aurait voulu la toucher, la retenir peut-être (il n'en avait pas peur, bien que l'angoisse lui tordit les tripes), mais il banda très dur et sa bandaison fit qu'il s'effondra sur la première marche au moment où la vieille empruntait le couloir qui menait au logement de l'étudiant. 

Il l'entendit abattre la crosse de son fusil à trois ou quatre reprises contre la porte.  Puis la musique cessa, la porte s'ouvrit et il y eut un éclair de magnésium mêlé à un nuage de poudre suffocante.  Quand il vit la vieille émerger du couloir à reculons, le canon fumant de la carabine coincé dans ses jupes, il descendit deux ou trois marches sur les fesses, tendit le bras pour la rattraper, mais la vieille piqua dans les escaliers qu'elle déboula mollement, déboula et déboula jusqu'à ce que son crâne percute la porte d'entrée de l'immeuble.  Au milieu du couloir, l'étudiant vagissait en trébuchant dans ses intestins.

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Il referma la porte de son logement, prit position au pied du lit et abaissa son pantalon.  Il était toujours très bandé.  À l'étage au-dessous, le mort à venir meuglait sa douleur jurassique, morvait de démence dans ses glouglous.  Une trappe à souris claqua derrière le poêle.  L'écume au cul, il éjacula avec fureur, remonta son pantalon, puis se brancha sur YouTube afin de revoir un documentaire consacré au complexe d'Oedipe chez les fourmis rouges africaines.



  

jeudi 14 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 15. Phénomène et nyctomène


Si le phénomène se définit comme «ce qui apparaît», sa fonction de revenance est déjà donnée dans l'expérience du phénomène comme «apparition»: le phénomène est une modalité particulière du retour et de ce qui hante précisément en tant qu'il revient.

Mais si le phénomène est organiquement lié à l'expérience de l'apparition, ce qui apparaît ne se donne pas pour autant d'un seul coup.  L'apparition, même la plus éclatante, suppose une gradation dans l'apparaître, un déploiement progressif qui va d'un «moins de lumière» à un «plus de lumière».  

En d'autres termes, apparaître, c'est croître à vitesse variable dans la lumière.  C'est ce que j'appelle la condition florale du phénomène, le fait que ce qui apparaît déploie ses feuillets de lumière un peu comme une fleur déploie ses pétales.  Qu'elle l'entende en termes de corrélation noético-noématique (Husserl) ou qu'elle le conçoive à partir de l'horizon du dévoilement (Heidegger), la phénoménologie présuppose un déploiement floral du phénomène, soit le fait que ce qui apparaît émerge de l'obscurité et tend vers la lumière.  Abstraction faite de la vitesse ou de l'intensité éruptive de cette émergence, le Plan phénoménologique primitif est donc essentiellement photosensible.

Mais pour autant qu'on puisse en juger, la phénoménologie ne prend en compte que le versant émergeant du phénomène: elle ne se tient jamais sur son flanc déclinant, elle ne se prononce pas sur la défloraison phénoménale -- lorsque ce qui est donné replie ses pétales, quitte le plan de la lumière et se contracte pour retourner à son obscurité primitive.  Bref, la phénoménologie demeure étrangement silencieuse lorsqu'il s'agit de dire «ce qui se passe» quand «ce qui apparaît» disparaît, quand ce qui a été donné est repris de proche en proche par la nuit, se détourne de nous pour se donner ailleurs, pour se donner sans nous et de façon autrement plus nocturne.

Quoi de la défloraison du phénomène?

*

Si par hypothèse quelque chose était donné de telle sorte qu'il ne croisse pas, mais au contraire décroisse d'emblée dans son apparaître, que ce soit non pas l'ouverture, mais la fermeture et le croupissement qui règlent le jeu de la donation, alors ce qui apparaît serait d'emblée donné comme «ce qui disparaît», ce ne serait plus un phénomène au sens classique du terme, mais un nyctomène, un anti-phénomène, ou si on veut, un phénomène qui se défait, des étoiles noématiques qui se morcellent asymptotiquement aux extrémités de la conscience, bref une sous-donation qui ordonne ses manifestations à rebours et en vue de son déclin.

Avons-nous seulement quelque expérience de cela?  Oui, c'est la sensation, c'est l'aeisthesis.  Du moins, c'en est le noyau crépusculaire.

La poésie est l'expérience de la dimension tragique (cinéraire) de toute sensation: ce qui est éprouvé comme apparaissant l'est dans l'exacte mesure et au même instant où il est éprouvé comme disparaissant, ce qui est donné apparaît déjà comme refusé, comme s'il disparaissait par illuminations (Rimbaud), comme si l'apparition était le déclin déjà annoncé à partir de l'émission lumineuse du noème. 

*

À certains égards (mais à certains égards seulement, je ne m'emballe pas), la succession fragmentée des Illuminations rimbaldiennes n'est pas étrangère à l'investigation de la condition florale de la donation et aux «terribles soirs d'études» qu'elle commande.  Il est en tout cas assez remarquable que ce soit bien souvent à partir du motif de la floraison, précisément, que Rimbaud fasse l'expérience de la liaison organique du phénomène (ce qui apparaît, s'ouvre) au nyctomène (ce qui disparaît, se ferme).  

De façon plutôt spectaculaire, ce motif apparaît dès l'ouverture des Illuminations, dans le texte intitulé Après le déluge -- il y apparaît deux fois comme d'une donation qui s'affole entre ses extrémités, mais de telle sorte que le nyctomène devance le phénomène sur le plan de la sensation, comme pour marquer à double trait la condition cinéraire de l'apparition dès son surgissement.

«Oh! les pierres précieuses qui se cachaient, -- les fleurs qui regardaient déjà. (...)  oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes!»

Il est étonnant de voir comment le motif des fleurs et de la phénoménalité florale, tout au long des Illuminations, sont le plus souvent donnés à proximité de leur chute nyctoménale, en sont même indémêlables dans certains cas:

« À la lisière de la forêt -- les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent...» (Enfance I)

«... les fleurs rouies...» (Phrases)

«... que le monde était plein de fleurs cet été!  Les airs et les formes mourant...» (Vingt ans, III)

Tout se passe comme si Rimbaud avait vu (à tout le moins pressenti) la condition florale de la donation primitive. et que son étude poétique consistait en une écriture dont le déploiement (les accents, les bris, les boutures, les incisions, les entrechats) rappelait à chaque fois un système réglé de pétales qui s'ouvrent dans la mesure même où elles se fanent et se referment --  ce qui, sur le plan de la réception, donne au texte l'allure d'une énigme que l'on force en vain à chaque tour de clé, comme si les mots eux-mêmes, leur enchaînement halluciné, n'étaient pas d'une autre nature que les sensations qui les ont appelés -- mais des pétales de choses, de chair et de sens qui s'ouvrent et se ferment en épousant au plus près les battements de rose de l'origine.

*

Les Illuminations sont peut-être un bouquet de fleurs dont la fragrance singulière rappelle qu'il n'y a pas de réel autre que celui donné dans l'aisthesis.

Les Illuminations sont peut-être une phénoménologie non pas avant, mais (littéralement et dans tous les sens) à la lettre.  Pour ma part, j'y vois un indice dans ce passage renversant du morceau intitulé Fairy.  II.  Guerre

«Enfant, certains ciels ont affiné mon optique: tous les caractères nuancèrent ma physionomie.  Les Phénomènes s'émurent.»  (Je souligne).

*

Comment un fantôme se répète-t-il?  Comment le revenant revient-il?  Par insertion miraculée dans un couloir de sensation que le temps, au sens linéaire, ne contient pas entièrement: le présent de l'apparition se donne comme déjà absorbé par sa fin, ce qui n'est possible qu'à condition que la fin soit déjà performée, qu'elle ait déjà eu lieu, que la disparition précède l'apparition et rende ainsi possible le retour esthétique de ce qui «a passé» comme «ce qui se passe» ici et maintenant et encore et à jamais.

*

...  j'ai peur du temps, ma première fleur, mon dernier amour, celui qui va trop vite, celui qui va trop loin, je continue la liste des morts, je ne peux plus m'arrêter, je dis fleur, je veux dire peur, le grand bouquet au mur, je fais la grande liste, le grand écart...  (Michaël Trahan, La raison des fleurs, p. 101)





dimanche 10 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 14


1.  Soit une situation interrogative totale, un état de stupeur absolue tel que ce qui interroge et ce qui est interrogé se dissolvent dans un processus de renvoi infini de <?> à <?>

2.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, ce serait encore trop dire (et mal dire) que le renvoi infini s'effectue de <?> à <?> car cela supposerait un léger décollement des pôles de l'interrogation l'un en regard de l'autre.  Mais si la situation interrogative est totale, ce décollement n'est plus possible.  Il n'y a plus rien qu'une brûlure spéculative qui s'aggrave en pure perte, et la philosophie ne peut pas prophétiser dans ce désert, elle ne peut pas faire entendre la voix de ses concepts (du moins, pas encore) à l'instant où la Question ne pénètre que la Question, s'invagine à vitesse accélérée et coule en flammes au fond de sa nuit.

3.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, elle congédierait d'un seul coup à peu près tous les concepts philosophiques susceptibles d'en endiguer la charge ou d'en biaiser le processus: monde, phénomène, être, donation, en soi, pour soi, etc., tout cela sonnerait faux.  L'appareillage conceptuel de la philosophie serait -- momentanément du moins -- sans emploi.

4.  Je prends, à titre d'exemple, le concept de donation.  Même en élargissant au maximum le sens et la portée d'un tel concept, même en dilatant son extension aux limites d'un «ça donne» purement impersonnel, la dissolution de l'instance donatrice tout comme de l'instance réceptrice au sein de l'interrogation totale ne permettrait pas de dire que c'est bien un don (littéralement et/ou dans tous les sens) qui se phénoménalise plus que n'importe quoi d'autre.  Ce serait déjà un coup de force conceptuel que de parler de don dans de telles conditions, car à proprement parler, ça ne donne pas -- et ça ne reçoit pas non plus: ça passe et passe et repasse.

5.  Si ce qui passe et passe -- repasse à l'infini sans possibilité d'interruption interne du processus, alors le Frein est la figure primitive du phénomène.  La donation ne donne qu'autant qu'elle freine de l'extérieur, qu'elle impose à la relance infinie de l'interrogation un indice de décélération -- tel est le phénomène originaire, je veux dire: tel est le phénomène quand nous le saisissons à l'état naissant, au moment où il s'arrache à ce climat de hantise totale qui est son terreau d'origine.  (Car cela qui passe et passe ne se phénoménalise pas de lui-même; cela qui passe et passe (et ne fait que passer) se fantomatise bien plutôt, donc: hante, obsède, affole, étonne, stupéfie.  La philosophie est un exorcisme rationnel qui consiste à modérer la hantise originaire, à imposer au pur passage une vitesse de croisière conceptuelle qui nous permette d'en gérer intellectuellement le flux, de le phénoménaliser ou encore de le mettre à portée de concept à partir de divers champs interrogatifs dont l'indice de décélération varie du plus au moins -- ainsi, par puissance interrogative décroissante: mystère (ou démence), énigme, question, problème.)

6.  J'entends par littérature ce dispositif de désobstruction esthétique par lequel ce qui est freiné sur le plan du phénomène est remis en circulation libre par plongées successives dans (ou reconduction brutale à) l'élément du <?> pur.  Les égocepts qui portent les noms de Rimbaud, Lautréamont ou Sade (à titre de figures exemplaires) sont des accélérateurs de hantise et de revenance, autrement dit: des nuances sur le Spectre esthétique qu'il s'agit de considérer comme telles en essayant de voir de quelle manière elles disposent de la hantise pour éclairer le phénomène à rebours, donc comprendre «ce qui apparaît» (le phénomène) comme un encodage plus ou moins risqué de «ce qui disparaît» (le nyctomène).







mercredi 6 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 13



Soit une question impossible: y a-t-il place pour le néant en pensée?  On voit autant de raisons de répondre par l'affirmative que par la négative à la question.

Non d'abord: sauf à confondre ne rien penser et penser le rien, le néant ne peut pas «prendre place» en pensée puisque par définition (mais laquelle au juste?), le néant n'occupe aucune place, il ne se laisse pas spatialiser, pas plus conceptuellement que matériellement.  De sorte qu'en présence de ce mirage intellectuel qu'est le rien, on ne penserait pas: on ne ferait que penser que l'on pense sans jamais rien penser vraiment.

Oui pourtant: le paragraphe précédent, dans son mouvement de retrait face à la virtualité d'une pensée du rien, occupée voire hantée par le rien, signale quelque chose / quelque rien.  Conceptuellement et de prime abord, le néant n'est pas différent de ce recul de la pensée, de ce «non» primitif de la pensée face à la possibilité de penser le rien.  Le néant n'est peut-être pas donné, mais il est indiqué, sa «place» est d'ores et déjà signalée en négatif par ce postulat -- disons: ce despotat de la raison pure dont l'autorité performative s'épuise à tourner dans le cercle composé par cet énoncé: il n'y a rien à dire / du néant il n'y a rien / à dire du néant il n'y a rien, etc.

S'il y a place pour le néant en pensée, c'est d'abord du fait de ce recul, de cette «place» que la pensée (bien malgré elle) fait au rien en reculant devant sa possibilité d'être pensé de quelque façon.  Mais à y regarder d'un peu plus près, ce recul, ce n'est pas tellement la place que la pensée fait au néant, le passage qu'elle lui cède, que la place que la pensée se fait à elle-même pour se laisse infecter / posséder / hanter par quelque chose qui va bientôt se mettre à penser à place de la pensée elle-même.

Car quelque chose peut penser à la place de la pensée elle-même, telle est l'expérience de l'angoisse: qu'on l'appréhende comme la dérobade de l'étant en totalité comme le fait Heidegger (le Néant lui-même, en personne, était là) ou comme le fait le narrateur de Bataille au début de Madame Edwarda (au coin d'une rue, l'angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa), dérobade et/ou décomposition sont les signes affectifs / infectifs les plus sûrs que quelque chose pense à la place de la pensée, d'un «ça pense» qui ne se distingue plus d'un «ça passe», ou si on veut, d'un «ça pense» dont la forme la plus intellectualisée, la plus cérébralisée, serait celle d'un renvoi infini de l'interrogation à elle-même dans lequel la pensée ne trouve plus rien à quoi se raccrocher si ce n'est à ce mouvement de spirale auto-interrogeante qui la tire vers le fond, la cristallise en un bloc de nuit énigmatique qui s'effondre sur lui-même.

(C'est ici que se vérifie / doit se vérifier l'affirmation selon laquelle la phénoménologie n'est qu'un cas particulier de la pensée de l'éternel retour (de ce qui hante absolument dans la mesure où il revient éternellement).  La phénoménologie est une spectrologie qui n'a pas encore tiré toutes les conséquences de ce bouleversement majeur du schéma de l'intentionnalité tel qu'éprouvé dans l'angoisse -- quand «ce qui est pensé» se retourne en direction de ce qui le pense, quand il y a plus «à être pensé par le dedans» qu'il n'y a «à penser droit devant».  Oublions toute idée préconçue, faisons (pour le fun) table rase des despotats de la raison pure, esthétique ou académique.  Faisons comme si Lautréamont, Nietzsche, Rimbaud, Sade ou Bataille n'étaient pas des «littéraires», des «philosophes» ou des «poètes», mais des barbares lumineux dont le travail consiste à revenir, des effets de foudre sur le spectre de l'Aisthesis, des circuits de sensation filant à très haute vitesse, bref, des égocepts vivants et revenants qui marquent le territoire encore inexploré de la spectrologie conçue comme science vertigineuse.)

samedi 26 mai 2018

Complémentaire 27 (12, suite et fin)


ÉPILOGUE

En sortant des bureaux de Loto-Québec, Clément et moi avions décidé de célébrer la chose en assistant à la représentation du nouveau film des Avengers, Infinity War qui débutait à 19h30 au cinéma du Quartier Latin.  J'avais donc l'accord du tuteur légal pour que l'on puisse chiller ensemble ce soir, à condition que je ramène Clément à la maison avant minuit.

Un montant de 2,5 millions avait été déposé dans nos comptes respectifs.  Je ne sais pas exactement ce que cette somme pouvait représenter pour Clément, mais au fond ça ne me regardait pas et je n'avais pas non plus envie de m'en mêler.  Pour ma part, j'avais bien évidemment procédé au partage kif-kif du gros lot avec ma blonde, ça nous faisait pas loin de 1,3 millions chacun, pas de quoi devenir fou quand on y pense, mais disons que ça payait la bouteille de vin et que c'était toujours ça de gagné.  D'ailleurs, ma blonde avait déjà pris l'avion pour Cuba: je devais la rejoindre là-bas d'ici la fin de la semaine.  Pour le reste, je n'avais encore aucune idée précise de la manière dont j'allais «gérer» cette petite fortune dans la durée: j'allais certainement commencer par m'acheter une PS4 de même que la version de Diablo adaptée à cette nouvelle console, mais au-delà de ça, je laissais les choses mariner dans un flou artistique qui n'était pas désagréable.

Il s'en était quand même fallu de peu pour que tous nos rêves tombent à l'eau.

Après avoir foncé dans le barrage policier il y a deux semaines, la reconstitution des faits n'a pas été une partie de pique-nique, mais compte tenu de la multitude de témoins directs et indirects qui avaient assisté à notre équipée infernale sur la rue Saint-Denis, Clément et moi avions finalement été exonérés de tout blâme alors que des charges sévères avaient été retenues à l'encontre de la dame et du commis: tentative de vol,  usurpation d'identité, entrave au travail des policiers à coups de plâtre sur le casque protecteur, détournement de personne intellectuellement diminuée, agression, harcèlement psychologique et j'en passe.  Je ne sais pas quelle sera l'issue de tout ça, mais aux dernières nouvelles, la dame avait été contrainte de passer quelques jours dans l'aile psychiatrique de l'hôpital Santa Cabrini, et le commis se relevait d'une délicate opération de débosselage facial en tout genre. 

Un peu comme je l'avais craint, il y avait foule au guichet du Quartier Latin et il n'y avait déjà plus de place disponible pour la représentation de 19h30.  Il allait donc falloir attendre jusqu'à 10h15 ou alors remettre ça à une autre fois.  Clément était déçu.

--  Écoute, j'ai une idée...  Tu as déjà été aux danseuses?  (Je lui pointais du doigt le Gentlemen's Choice de l'autre côté de la rue).
--  Crosse heure moins quart lady gaga toudou let's deince
--  Tsé les belles madames tunues avec les rrrros tetons et tout?
-- ...

Clément a regardé dans le vague pendant quelques instants, puis il a fait oui de la tête et son visage s'est illuminé.

Bras dessus bras dessous, nous marchions d'un bon pas en direction de la rue Ontario.  Avant minuit, j'allais claquer pas moins de 2000$ dans le cul d'une idole longtemps convoitée.  Le soleil flambait à basse altitude, aveuglait jusqu'aux larmes les petites boutiques de la rue Saint-Denis tandis que les passants contournaient sans les voir les bacs à recyclage de Valérie Plante.

(Lecteure, ma féerie, mon dernier mot, ma toute inépilée(e), je te reviens sans vertige à travers une infinité de fondants au chocolat, et je dépose sur la petite étagère de l'isoloir la clé USB qui contient la dernière livraison de ce récit.  Je n'ai plus d'heure pour rentrer -- en un sens, je ne suis jamais sorti.  Diamant au nombril, cravache entre les dents, tu redresses les coussinets de ton soutien-gorge et je te lèche jusqu'au bout de la nuit.)

Fin













vendredi 25 mai 2018

Complémentaire 27 (11)


Nous étions sur le point de traverser la rue Émile-Journault lorsque j'aperçus le Dodge Ram qui s'amenait dans notre direction à vitesse réduite.  La vieille était toujours au volant: je ne sais trop comment elle avait réussi à reprendre le contrôle du véhicule brinquebalant, mais quand je la vis stationner à notre niveau et abaisser la vitre, je remarquai qu'elle avait un air de beu plutôt encourageant.  De toute évidence, elle avait quelque chose à nous proposer.

--  Aweye, monsieur, monte.
--  Pas sûr que j'ai envie de faire ça...
--  On va se rendre au bureau de Loto-Québec sur la rue Sherbrooke -- inquiète-toi pas, je sais c'est où, pis on va régler ça une fois pour toutes...
--  Mais... ok, mettons, mais le commis du dépanneur?
--  Monte, barnak!
--  Qui me dit que vous allez pas encore me crisser un coup sur la tête avec votre...
--  J'ai tu l'air d'avoir l'humeur à ça?

Je me rappelais que son pif avait percuté le volant du camion tout à l'heure, ce qui expliquait sans doute pourquoi il ressemblait au nuancier de couleur des robes portées par la reine d'Angleterre.

--  Et c'est quoi votre plan pour le partage du magot?
--  Le plan?  Pas compliqué, le plan: on partage entre nous deux, fifty-fifty.

Légèrement en retrait, Clément s'était mis à pivoter sur lui-même, les bras en croix.  Je fis un signe de tête en sa direction, puis je me tournai vers la vieille.

--  Pas d'accord.  Il vient avec nous, sinon je marche pas.

Sous le coup de la colère, la vieille grogna: je vis son dentier inférieur se déchausser légèrement et empiéter sur sa lèvre supérieure, genre bouledogue.  Puis au bout de quelques secondes de réflexion pendant lesquelles il me sembla que son cerveau était une arène de lutte à l'intérieur de laquelle King Kong Bundy venait d'abattre une chaise en plastique sur le crâne de Hulk Hogan, elle soupira ostensiblement puis nous fit signe de monter.

*

Nous roulions sur Saint-Denis, direction sud, depuis cinq bonnes minutes.  J'avais pris place sur la banquette, coincé entre la vieille qui fixait la route d'un regard courroucé et Clément qui s'amusait à faire monter et descendre la vitre du passager.  Le silence était lourd, ponctué seulement du grattage compulsif de ma tête qui me démangeait atrocement.  De temps à autre, je triturais le billet tout imbibé de pisse qui gisait au fond de ma poche, priant pour qu'il ne soit pas trop délavé lorsque nous arriverions au siège de Loto-Québec et qu'il soit toujours en état d'être validé.

--  Je vais te confier quelque chose, dit soudain la vieille...  Tsé, tantôt, au dépanneur, c'était rien de personnel.  Mais faut que tu comprennes: ça fait 30 ans, entends-tu, 30 ans que je joue au 6/49 à toutes les semaines...  les deux tirages hebdomadaires...  j'en ai jamais manqué un seul pendant toutes ces années, pas un osti, pis sais-tu combien ça m'a rapporté au final?  Presque rien.  Des pinottes, des billets gratuits, 10 piastres par ci, 20 piastres par là, mais rien de plus...  sauf une fois, y a trois ans...

Au coin de Saint-Denis et de Bélanger, un type qui arrosait les plantes sur son balcon avait froncé les sourcils puis pointé du doigt notre camion, mais sur le coup, captivé par le récit de la vieille, je n'avais pas vraiment fait attention. 

-- En octobre 2015 , quand ils ont annoncé le gros lot record de 64 millions, c'est pas compliqué, j'ai vendu la maison unifamiliale où je vivais seule depuis la mort de mon mari.  Une grosse baraque située sur le boulevard Gouin à Cartierville.  Je l'ai vendue puis je me suis acheté 500,000$ de tickets de 6/49 -- 166,000 tickets, 166,000 combinaisons de 6 chiffres, oui monsieur, ça m'a pris dix jours pour faire vérifier tout ça pis aarrrraaough...

Son dentier venait de se déchausser à nouveau, mais ça n'avait pas l'air de la déconcentrer outre mesure: elle conduisait avec aisance et roulait toujours à vitesse constante, comme si, à force de persévérance et de pugnacité, elle avait fini par dompter la bête qui lui avait donné tellement de mal plus tôt dans le boisé. À la hauteur de Rosemont, trois écoliers venaient, eux aussi, de pointer du doigt notre camion.

--  Câliche de parchiel... grblbmgrlm...  Bon.  Faque ça m'a pris dix jours pour faire vérifier les 166,000 tickets, pis devine ce que ça m'a rapporté?  260 piastres, entends-tu.  Des pinottes.  Câlice d'osti...  Pis penses-tu que j'allais mettre ça dans mes poches? Pan toute.  J'étais tellement à l'envers, j'étais tellement à boutte que j'ai misé tout le paquet, j'ai tout de suite acheté 86 tickets  J'ai gagné 20 piastres.  Faque j'ai acheté pour 20 piastres de tickets.  Pis j'ai absolument rien gagné.  Rien de rien.  C'est pas juste.  Trouves-tu ça juste, toi, monsieur?  Moi je trouve pas ça juste, pas pan toute.  Quand je pense qu'y en a qui ont gagné DEUX FOIS à la 6/49...  Non, y a vraiment pas de justice pis c'est pour ça que tantôt aaarrraough...

Il allait bien falloir qu'elle fasse quelque chose avec ce dentier récalcitrant.  Nous venions à peine de franchir l'intersection de Mont-Royal, et tout juste en face du Quai des Brumes, une demi-douzaine  de piétons avaient agité les bras en criant en direction de notre camionnette.

--  Barnak de patente à gosse...  Faque c'est pour ça que tantôt, au dépanneur, quand j'ai entendu la machine sonner pis que j'ai compris ce qui venait de t'arriver, je l'ai pas pris, ou mettons que je l'ai pris personnel, c'était comme comme si la vie, le destin, le tit jésus ou whatever venait de me faire un gros fuck you, entends-tu, c'est pour ça que gggnaaough.... bargnak...

Pendant quelques secondes, elle a détaché son regard de la route pour le fixer sur moi.  Avec son dentier de travers et son nez en forme de brocoli bleu marin, je ne la trouvais plus aussi rassurante, sans compter qu'elle avait commencé à accélérer et que de chaque côté de la rue, de plus en plus de gens pointaient le Dodge du doigt et hurlaient à notre passage.

--  T'as toujours le ticket?
--  Quoi?
--  Crrrrisse, tu l'as ou pas?
--  Ben oui, il est juste là dans la poche de mon...
--  Tu vas me le donner!
--  Pardon?
--  YÉ À MOÉ CE TICKET-LÀ, ENTENDS-TU, BÔTARD!  YÉ À MOÉ PIS À PERSONNE D'AUTRE!
--  Crosse heure moins quart le messieu est toute tite tite tite thrilleuuuu.

Et c'est à l'instant où la vieille s'égosillait et que Clément tapait à deux poings sur le coffre à gants que l'ai aperçu dans le miroir latéral.  À l'instar d'Indiana Jones dans The Raiders of the Lost Ark, le commis death metal, tel qu'en lui-même, progressait sur le flanc gauche du camion.  S'était-il dissimulé tout ce temps sous le Dodge en s'accrochant (ou en demeurant accroché malgré lui) aux amortisseurs?  Peu probable.  Nous avait-il suivi en taxi jusqu'au moment où il avait estimé être suffisamment proche pour oser le saut mortel d'un véhicule à l'autre?  Isssshh.  Se pouvait-il qu'après que le camion lui eut passé sur le corps dans le boisé, il ait d'abord perdu connaissance au fond de la boite de chargement pour ensuite recouvrer ses esprits en cours de route?  Bof.  Ce qui est certain en revanche, c'est que le commis avait, comme on dit, changé de look.  Et la métamorphose était plutôt impressionnante (je niaise pas).

Le détail qui me frappa d'abord, c'était le fait que la moitié gauche de sa chevelure bonjovienne avait été râpée de près, pour ne pas dire scalpée avec conviction.  Ses lèvres carbonisées laissaient apparaître la racine des gencives inférieures un peu comme sur ces croquis exécutés en rouge et blanc, et qu'on retrouve sur les planches anatomiques du XVIIe siècle.  Son regard d'un bleu carnassier nous atteignait encore à travers un ruissellement de lymphe bitumineuse, mais d'un seul côté de son visage, le gauche en l'occurrence, parce que du côté droit, well -- soyons précis -- le globe de l'oeil droit avait été énucléé de son orbite, mais demeurait tout de même rattaché à l'orifice oculaire par un écheveau de nerfs singulièrement tenace, de telle sorte que son oeil en exil lui balayait le menton un peu comme la tige d'un métronome -- ce qui semblait l'incommoder légèrement, du moins si j'en juge aux mouvements de langue par lesquels il cherchait sans cesse à darder le globe facétieux.

J'avais bien tenté de prévenir notre conductrice, mais en vain.  La dernière chose dont je me souviens se cristallise en un arrêt sur image à quadruple fragmentation: 1) le commis de l'horreur qui s'empare du volant en passant comme un cul-de-jatte à travers la vitre du conducteur; 2) la vieille qui abandonne complètement le volant pour se précipiter sur moi en fouillant les poches de mon jeans détrempé; 3) moi qui me jette sur Clément pour lui demander s'il aimait vraiment les tounes de Mylène Farmer et 4) Clément qui gueule à pleins poumons TITE TITE TITE THRILLEUUUU

Je suppose qu'avant de télescoper le Dodge dans le cordon de voitures de police qui bloquaient la rue Saint-Denis au niveau de Sherbrooke, nous avons tous les quatre fait LE GROS YEUX.

................................................................................................................ and the rest is sirène d'ambulance..............................................................





jeudi 24 mai 2018

Complémentaire 27 (10)


4. LA MARDE

Tout ça pour une saleté de billet 6/49 -- gagnant ou pas, dans l'absolu, c'était quand même rien qu'un esti de paquet de troubles -- le commis disloqué qui avait passé sous le Dodge était là pour en témoigner, quant à la vieille au plâtre flottant, dieu seul sait à présent où elle allait échouer depuis qu'elle avait perdu le contrôle du camion.  Dans les lointains, on entendait encore le bruit des branches qui se rompent par à-coups et le sifflement des cartilages qui se dégonflent entre les essieux.

(Vraiment, l'argent est une bien sale chose.  C'est ce que je tentais d'expliquer l'autre jour, sur Facebook, à un jeune étron distingué qui fait partie de l'aile jeunesse du PLQ: aujourd'hui que le libéralisme économique a tout repris et que partout dans le monde une majorité de gens s'accordent à reconduire sans cesse au pouvoir une multitude de partis ploutofascistes, tous plus retors les uns que les autres, dans de telles conditions, lui disais-je, voter pour le Parti libéral, ou pire encore, joindre les rangs d'un tel parti, c'était administrer publiquement la preuve que notre valeur en tant que personne était inférieure à celle d'une punaise de lit, que le fait que l'on soit jeune, dynamique et plein d'entrain n'était pas ontologiquement incompatible avec le fait que l'on soit égal en valeur à une râclure de fond de casserole doublée d'une blatte minéralisée dans le gravy qui git au fond de ladite casserole, que chaque fois que j'ouvrais la télé et qu'on nous montrait les images d'une quelconque assemblée de l'aile jeunesse du parti Libéral, que je voyais défiler au micro tous ces petits messieurs et ces petites madames avec leurs vestons ridicules et leurs tailleurs repassés la veille par leur maman névrosée et médicamentée, quand je voyais l'un ou l'autre de ces jeunes tarlos étincelants proposer, sourire aux lèvres, que les instances supérieures du parti procèdent à des coupures dans le régime d'assistance sociale ou adoptent toute autre mesure visant à enterrer vivants des gens qui étaient déjà à toutes fins utiles terrassés, pour ne pas dire complètement crapoutis sous le rouleau compresseur du libéralisme -- well, j'en avais la nausée, parfaitement: le spectacle offert par ce ramassis de jeunes mange-mardes arrivistes et opportunistes me levait le coeur et me donnait systématiquement le goût de dégueuler ma vie -- à quoi ce petit insignifiant en veston cravate et à la nuque rasée avait répondu que je n'étais rien qu'un vieux marxiste frustré, un Che Guevara en sandales et en bas bruns, un communiste raté qui fantasmait sur le poulet frit Kentucky et dont l'activité révolutionnaire se limitait à quelques grognements échangés avec la couturière cambodgienne qui raccommodait les boutons de son manteau à la buanderie du coin, que ma mauvaise foi était aussi jouissive que pathétique, mais que je le veuille ou non, à partir du moment où l'insatiabilité du désir humain était reconnue comme un fait indéniable, le libéralisme était la seule conclusion économiquement valide que l'on pouvait en tirer -- ce à quoi, moi qui n'étais plus seulement en tabarnak, mais en supertabarnak, j'avais répondu que là était l'erreur, précisément, qu'à force de rabâcher ce cliché toton de l'insatiabilité du désir humain, le libéralisme avait perdu de vue (ou ne voulait pas voir) qu'au contraire le désir était tout ce qu'il y a de plus satiable, que le désir finit toujours par être saturé, non de ceci ou de cela, mais de sa propre réactivation, mais de sa relance perpétuelle, mais de son aggravation continue par les différents incitatifs du marché, et qu'une fois saturé au-delà de toute mesure, une fois sursaturé de son propre vide, le désir finissait tout naturellement par céder sa place à un ENNUI PROFOND, que la vérité dernière du libéralisme économique, ce n'était donc ni la concurrence ni la propriété privée, et pas davantage l'accroissement du capital, mais bien le désoeuvrement découlant d'un désir qui a d'ores et déjà tout désiré, d'un désir plus que comblé par sa vacance désertique et qui, à la fin, prend congé de lui-même dans la considération anesthésiante que tout est comme s'il n'était pas.  En somme, la vérité dernière du libéralisme ressemblait bel et bien à une sorte de bouddhisme cafardeux.  Le jeune libéral avait conclu notre échange en disant que mon cas était désespéré et que ma mère était grosse.)

J'émergeais à cet instant du boisé de Saint-Sulpice avec Clément qui boitillait derrière moi: je crois qu'au final, il avait conclu que ma compagnie était un peu moins flabbergastante que celle des deux autres.  Nous nous trouvions sur le trottoir de la rue Émile-Journault, tout juste en face du centre Claude-Robillard, la tête me grattait de plus en plus et je soupesais en geignant les différentes possibilités d'action.  La pile de mon cellulaire venait de passer sous la barre du 7% et j'avais entre-temps reçu un texto de ma blonde qui me demandait pourquoi j'avais logé cinq appels consécutifs sans lui laisser de message.  Elle me rappelait aussi de ne pas oublier de faire vérifier les billets. Hahahahahahahaha.

Fallait que je me calme, fallait que je réfléchisse.

Mais au moment où je m'apprêtais à lui texter en retour, j'entendis un «dring-dring» derrière moi.  Un octogénaire à bicyclette venait de surgir je ne sais d'où, et du fait que je me trouvais sur son chemin, il me sommait de dégager en actionnant sa clochette.  Il aurait aisément pu me contourner, le trottoir était bien assez large pour permettre à quatre piétons d'y circuler côte à côte, ou alors, je sais pas, il aurait pu me demander poliment de lui céder le passage.  Mais non, dring-dring, dégage.  Je voyais tout de suite que j'avais affaire à un vieillard buté et autoritaire, du genre à grogner quand son potage aux tomates, plombé d'immondes retailles de biscuits soda, n'est pas servi assez vite -- je le voyais là tout investi de l'importance que lui conférait le fait de pédaler d'un point A à un point B, et inversement, et ainsi de suite à l'infini juste pour se faire chier et sans même savoir pourquoi; à ses yeux, faire du vélo n'était pas un sport qui exigeait parfois qu'on contourne des obstacles ou qu'on change de chemin, non, dans sa tête, faire du vélo, c'était s'en tenir obstinément à un itinéraire rectiligne et actionner une clochette calamiteuse dès que quelqu'un nous barrait la route.  De nos jours, avec le vieillissement croissant de la population, ce genre de scène était appelée à se multiplier, j'allais devoir m'y faire -- mais voilà, je ne m'y faisais pas, il suffisait du moindre amoncellement de petits vieux à proximité pour que je l'aie totalement dans le cul -- c'était plus fort que moi, certaines choses, même objectivement triviales, me faisaient parfois sortir de mes gonds -- comme cette dame au chien saucisse aperçue l'autre jour à la librairie Olivieri: elle était là en train d'expliquer à la caissière qu'elle avait «tout lu Proust», qu'elle avait «tout lu Joyce» (comme s'il fallait être dans un état normal pour faire une telle chose), elle se tenait au comptoir de la librairie avec son horreur de chien saucisse à ses pieds, lequel chien saucisse était recouvert d'un tricot de corps positivement obscène, et cette bourgeoise d'Outremont n'en finissait plus de meugler à la ronde le nom des auteurs qu'elle avait «tout lus» -- et je ne sais pourquoi, mais à ce moment-là, c'est comme si j'avais été traversé par un courant de haine de très haute tension, un éclair de rage pure qui confinait à la suffocation -- c'était comme une volonté de néant parfaitement ciblée: je ne m'expliquais pas par quel prodige de perversité on avait pu recouvrir un chien saucisse d'un tricot de corps tout en gueulant les noms de Proust et Joyce comme si c'était un pitch de vente pour une marque de sous-vêtements pour homme, et devant ce spectacle inadmissible, soudain, j'avais voulu que le néant advienne, oui, j'avais désiré qu'en lieu et place de la proustipute outremontoise et de sa saucisse de chien, il n'y eut plus rien qu'un trou sans fond d'une noirceur pétillante, un néant fait sur mesure pour sa gueule de mondaine extravertie, et dont la limite externe aurait été marquée par une collerette de Pléiades carbonisées.

((Lecteure, ma science, mon axiome, ma toute CQFD, ne désespère pas de moi: encore deux entrées de blogue, et cet exercice d'escritourrre sera achevé. Car de même que l'emprunt de la bretelle de l'autoroute 40 est nécessaire à la contemplation nocturne des pylones du comté de Verchères, le passage par la haine est nécessaire à l'avènement de quelque amour infini.  Tel est le syndrome du défilé esthétique dont je souffre.  (Peu après avoir allumé le fourneau de sa pipe, un grand penseur de notre temps a déclaré ceci: la Société ment.  Admire la brièveté de cette touche imparable et dis-toi bien que si j'ai tous les défauts que tu constates, voire tous ceux que tu pourras induire à partir de ceux que tu devines déjà, il est cependant un défaut que je n'ai pas: je ne mens jamais.)))



lundi 21 mai 2018

Complémentaire 27 (9)



Clément se tenait là, à deux pas de moi, en extase devant la crotte qu'il extirpait de sa narine gauche avec une délicatesse de dentellière.  La question était de savoir si je pouvais encore le soustraire à l'influence des deux autres, prendre le risque de l'interpeller à voix basse sans le faire paniquer.  De toute façon, je ne pouvais plus demeurer là: mon camouflage était nul, ça me grattait de partout, mon portable vibrait dans la poche de mon jeans et j'avais une furieuse envie de pisser.

--  YO, MAN, TU SAIS-TU SEULEMENT COMBIEN T'AS GAGNÉ?

La voix du commis Megadeth provenait de l'extrémité ouest du boisé, il était donc aussi éloigné de ma cachette que je pouvais le souhaiter, mais le Dodge Ram, lui, ne se trouvait qu'à une centaine de mètres, du moins si j'en jugeais au vrombissement du moteur, et je savais que la vieille agitée n'hésiterait pas une seule seconde à klaxonner à plâtre que veux-tu dès qu'elle m'apercevrait.

--  DUDE, J'AI CHECKÉ POUR LE FUN: T'AS GAGNÉ CINQ MILLIONS!  T'ENTENDS CE QUE JE TE DIS?  CINQ FUCKING MILLIONS DE DOLLARS AVEC LE COMPLÉMENTAIRE!

Je n'avais qu'une idée très vague de ce que le concept de complémentaire signifiait dans ce contexte (fallait vraiment que je texte ma blonde à la première occasion), mais je savais que le tatoué se rapprochait et que si je devais tenter une sortie qui ait la moindre chance de succès, c'était maintenant.

--  DUDE, ÉCOUTE...  J'AI UNE PROPOSITION, J'AI QUELQUE CHOSE À TE PRO...  LE DÉBILE COMPTE PAS...  Y A JUSTE MOÉ, TOÉ, PIS LA MADAME...  PENSES-Y, MAN, CINQ MILLIONS DIVISÉS EN TROIS, ÇA NOUS FERAIT CHACUN...  attends, calvaire, ça ferait combien?...  ÇA FERAIT....   OK, ÇA FERAIT PAS LOIN DE 1,700,000 CHAQUE!

Je n'avais pas perdu de vue le débile en question: il avait scotché sa crotte nasale au bout de son index, et la faisait monter et descendre comme un yoyo.

--  Héééé, Clément, psst...

J'émergeais de mon amas de pourritures comme un zombie dans le célèbre clip de Michael Jackson.

-- Psst, Clément, on est cool, ok?
--  Caca à la tête.
--  Baah, c'est rien, c'est juste de l'herbe à poux....  Écoute, toi et moi, on va aller par là (je lui pointais du doigt le sentier qui débouchait sur le centre Claude-Robillard), mais si tu veux pas venir, c'est cool aussi...
--  Crosse heure moins quart mylène farmeu est toute chaos cotte de nez.

Et c'est là que les choses ont commencé à se précipiter. 

D'abord, ça me grattait tellement, je n'en pouvais tellement plus que je me suis relevé d'une seule traite, j'ai bondi dans une éruption de feuilles mortes qui faisaient le même boucan que des Tostitos pulvérisées.  Aussitôt, la vieille s'est mise à varger avec son plâtre sur le klaxon du Dodge Ram -- je ne sais pas pourquoi, mais j'ai eu le réflexe de lui adresser un signe de «peace», puis constatant que ça n'avait aucun effet, je me suis pissé dessus et j'ai détalé en me grattant la tête et le thorax.  La suite est un peu plus confuse.  J'ai vu le commis accourir dans ma direction et chercher à me barrer la route en piquant à travers les branchages et les quelques étudiants du collège Ahuntsic qui fumaient du pot sur le sentier, mais à l'instant où il arrivait au niveau de Clément, le camion a kické par en avant, les roues arrière se sont mises à spinner dans une apocalypse de garnotte étincelante, et j'ai vu le front de la vieille percuter le volant -- à force de klaxonner, elle avait peut-être accroché le bras de vitesse, écrasé la pédale de gaz, je ne sais trop, mais ce dont je suis certain en revanche, c'est que le nez du camion a levé d'une bonne dizaine de pieds dans les airs avant de retomber sur le commis death metal -- qui a aussitôt disparu sous le véhicule rugissant pour en ressortir à l'autre bout dans une cataracte de piercings, de chaînettes et de poings américains.

Mais le pire dans tout ça, c'était encore la fiouse de la vieille de l'autre côté du pare-brise au moment où le Dodge s'élançait, oui, c'était très exactement SON GROS YEUX.

(Je m'explique. Je dis bien et j'y insiste: SON GROS YEUX.  Je ne saurais décrire autrement ce mélange de terreur et de fascination qu'on ne rencontre, à ma connaissance, que dans le regard de deux espèces vivantes: les êtres humains et les perroquets.  C'est un événement plutôt rare, et dont la production nécessite des conditions tout à fait exceptionnelles.  Par exemple, vous dansez dans une discothèque après avoir sniffé de la coke de qualité supérieure, vous êtes, comme on dit, dans la zone, tout va bien et soudain le plancher de danse s'effondre sous vos pieds et vous vous engouffrez dans un puits de poussière en compagnie d'une centaine d'autres personnes.  Que faites-vous?  Well, vous faites LE GROS YEUX.  Autre exemple: vous célébrez le 61e anniversaire de votre tante Bénédicte, et au moment où elle se penche pour souffler les bougies du gâteau, sa coiffure en forme de gaufre Eggo prend feu.  Que faites-vous?  Avant toute chose, vous faites LE GROS YEUX, autrement dit vous êtes sujet à une diplopie ontologique d'une telle intensité que vous écrasez, sans le vouloir, la scission aveuglante de ce qu'il y a dans un seul et unique quenoeil en cavale.)

((Lecteure, ma pelisse, mon exil, ma toute pénétrée(e), je voue au désastre la plus-value scatologique de ce récit, mais sois tranquille: lorsque le temps sera venu, je multiplierai ma nuit au fond de tes roses et je durcirai comme une langue morte sous les coups de règle d'Athena Grammatikè.))