vendredi 25 mai 2018

Complémentaire 27 (11)


Nous étions sur le point de traverser la rue Émile-Journault lorsque j'aperçus le Dodge Ram qui s'amenait dans notre direction à vitesse réduite.  La vieille était toujours au volant: je ne sais trop comment elle avait réussi à reprendre le contrôle du véhicule brinquebalant, mais quand je la vis stationner à notre niveau et abaisser la vitre, je remarquai qu'elle avait un air de beu plutôt encourageant.  De toute évidence, elle avait quelque chose à nous proposer.

--  Aweye, monsieur, monte.
--  Pas sûr que j'ai envie de faire ça...
--  On va se rendre au bureau de Loto-Québec sur la rue Sherbrooke -- inquiète-toi pas, je sais c'est où, pis on va régler ça une fois pour toutes...
--  Mais... ok, mettons, mais le commis du dépanneur?
--  Monte, barnak!
--  Qui me dit que vous allez pas encore me crisser un coup sur la tête avec votre...
--  J'ai tu l'air d'avoir l'humeur à ça?

Je me rappelais que son pif avait percuté le volant du camion tout à l'heure, ce qui expliquait sans doute pourquoi il ressemblait au nuancier de couleur des robes portées par la reine d'Angleterre.

--  Et c'est quoi votre plan pour le partage du magot?
--  Le plan?  Pas compliqué, le plan: on partage entre nous deux, fifty-fifty.

Légèrement en retrait, Clément s'était mis à pivoter sur lui-même, les bras en croix.  Je fis un signe de tête en sa direction, puis je me tournai vers la vieille.

--  Pas d'accord.  Il vient avec nous, sinon je marche pas.

Sous le coup de la colère, la vieille grogna: je vis son dentier inférieur se déchausser légèrement et empiéter sur sa lèvre supérieure, genre bouledogue.  Puis au bout de quelques secondes de réflexion pendant lesquelles il me sembla que son cerveau était une arène de lutte à l'intérieur de laquelle King Kong Bundy venait d'abattre une chaise en plastique sur le crâne de Hulk Hogan, elle soupira ostensiblement puis nous fit signe de monter.

*

Nous roulions sur Saint-Denis, direction sud, depuis cinq bonnes minutes.  J'avais pris place sur la banquette, coincé entre la vieille qui fixait la route d'un regard courroucé et Clément qui s'amusait à faire monter et descendre la vitre du passager.  Le silence était lourd, ponctué seulement du grattage compulsif de ma tête qui me démangeait atrocement.  De temps à autre, je triturais le billet tout imbibé de pisse qui gisait au fond de ma poche, priant pour qu'il ne soit pas trop délavé lorsque nous arriverions au siège de Loto-Québec et qu'il soit toujours en état d'être validé.

--  Je vais te confier quelque chose, dit soudain la vieille...  Tsé, tantôt, au dépanneur, c'était rien de personnel.  Mais faut que tu comprennes: ça fait 30 ans, entends-tu, 30 ans que je joue au 6/49 à toutes les semaines...  les deux tirages hebdomadaires...  j'en ai jamais manqué un seul pendant toutes ces années, pas un osti, pis sais-tu combien ça m'a rapporté au final?  Presque rien.  Des pinottes, des billets gratuits, 10 piastres par ci, 20 piastres par là, mais rien de plus...  sauf une fois, y a trois ans...

Au coin de Saint-Denis et de Bélanger, un type qui arrosait les plantes sur son balcon avait froncé les sourcils puis pointé du doigt notre camion, mais sur le coup, captivé par le récit de la vieille, je n'avais pas vraiment fait attention. 

-- En octobre 2015 , quand ils ont annoncé le gros lot record de 64 millions, c'est pas compliqué, j'ai vendu la maison unifamiliale où je vivais seule depuis la mort de mon mari.  Une grosse baraque située sur le boulevard Gouin à Cartierville.  Je l'ai vendue puis je me suis acheté 500,000$ de tickets de 6/49 -- 166,000 tickets, 166,000 combinaisons de 6 chiffres, oui monsieur, ça m'a pris dix jours pour faire vérifier tout ça pis aarrrraaough...

Son dentier venait de se déchausser à nouveau, mais ça n'avait pas l'air de la déconcentrer outre mesure: elle conduisait avec aisance et roulait toujours à vitesse constante, comme si, à force de persévérance et de pugnacité, elle avait fini par dompter la bête qui lui avait donné tellement de mal plus tôt dans le boisé. À la hauteur de Rosemont, trois écoliers venaient, eux aussi, de pointer du doigt notre camion.

--  Câliche de parchiel... grblbmgrlm...  Bon.  Faque ça m'a pris dix jours pour faire vérifier les 166,000 tickets, pis devine ce que ça m'a rapporté?  260 piastres, entends-tu.  Des pinottes.  Câlice d'osti...  Pis penses-tu que j'allais mettre ça dans mes poches? Pan toute.  J'étais tellement à l'envers, j'étais tellement à boutte que j'ai misé tout le paquet, j'ai tout de suite acheté 86 tickets  J'ai gagné 20 piastres.  Faque j'ai acheté pour 20 piastres de tickets.  Pis j'ai absolument rien gagné.  Rien de rien.  C'est pas juste.  Trouves-tu ça juste, toi, monsieur?  Moi je trouve pas ça juste, pas pan toute.  Quand je pense qu'y en a qui ont gagné DEUX FOIS à la 6/49...  Non, y a vraiment pas de justice pis c'est pour ça que tantôt aaarrraough...

Il allait bien falloir qu'elle fasse quelque chose avec ce dentier récalcitrant.  Nous venions à peine de franchir l'intersection de Mont-Royal, et tout juste en face du Quai des Brumes, une demi-douzaine  de piétons avaient agité les bras en criant en direction de notre camionnette.

--  Barnak de patente à gosse...  Faque c'est pour ça que tantôt, au dépanneur, quand j'ai entendu la machine sonner pis que j'ai compris ce qui venait de t'arriver, je l'ai pas pris, ou mettons que je l'ai pris personnel, c'était comme comme si la vie, le destin, le tit jésus ou whatever venait de me faire un gros fuck you, entends-tu, c'est pour ça que gggnaaough.... bargnak...

Pendant quelques secondes, elle a détaché son regard de la route pour le fixer sur moi.  Avec son dentier de travers et son nez en forme de brocoli bleu marin, je ne la trouvais plus aussi rassurante, sans compter qu'elle avait commencé à accélérer et que de chaque côté de la rue, de plus en plus de gens pointaient le Dodge du doigt et hurlaient à notre passage.

--  T'as toujours le ticket?
--  Quoi?
--  Crrrrisse, tu l'as ou pas?
--  Ben oui, il est juste là dans la poche de mon...
--  Tu vas me le donner!
--  Pardon?
--  YÉ À MOÉ CE TICKET-LÀ, ENTENDS-TU, BÔTARD!  YÉ À MOÉ PIS À PERSONNE D'AUTRE!
--  Crosse heure moins quart le messieu est toute tite tite tite thrilleuuuu.

Et c'est à l'instant où la vieille s'égosillait et que Clément tapait à deux poings sur le coffre à gants que l'ai aperçu dans le miroir latéral.  À l'instar d'Indiana Jones dans The Raiders of the Lost Ark, le commis death metal, tel qu'en lui-même, progressait sur le flanc gauche du camion.  S'était-il dissimulé tout ce temps sous le Dodge en s'accrochant (ou en demeurant accroché malgré lui) aux amortisseurs?  Peu probable.  Nous avait-il suivi en taxi jusqu'au moment où il avait estimé être suffisamment proche pour oser le saut mortel d'un véhicule à l'autre?  Isssshh.  Se pouvait-il qu'après que le camion lui eut passé sur le corps dans le boisé, il ait d'abord perdu connaissance au fond de la boite de chargement pour ensuite recouvrer ses esprits en cours de route?  Bof.  Ce qui est certain en revanche, c'est que le commis avait, comme on dit, changé de look.  Et la métamorphose était plutôt impressionnante (je niaise pas).

Le détail qui me frappa d'abord, c'était le fait que la moitié gauche de sa chevelure bonjovienne avait été râpée de près, pour ne pas dire scalpée avec conviction.  Ses lèvres carbonisées laissaient apparaître la racine des gencives inférieures un peu comme sur ces croquis exécutés en rouge et blanc, et qu'on retrouve sur les planches anatomiques du XVIIe siècle.  Son regard d'un bleu carnassier nous atteignait encore à travers un ruissellement de lymphe bitumineuse, mais d'un seul côté de son visage, le gauche en l'occurrence, parce que du côté droit, well -- soyons précis -- le globe de l'oeil droit avait été énucléé de son orbite, mais demeurait tout de même rattaché à l'orifice oculaire par un écheveau de nerfs singulièrement tenace, de telle sorte que son oeil en exil lui balayait le menton un peu comme la tige d'un métronome -- ce qui semblait l'incommoder légèrement, du moins si j'en juge aux mouvements de langue par lesquels il cherchait sans cesse à darder le globe facétieux.

J'avais bien tenté de prévenir notre conductrice, mais en vain.  La dernière chose dont je me souviens se cristallise en un arrêt sur image à quadruple fragmentation: 1) le commis de l'horreur qui s'empare du volant en passant comme un cul-de-jatte à travers la vitre du conducteur; 2) la vieille qui abandonne complètement le volant pour se précipiter sur moi en fouillant les poches de mon jeans détrempé; 3) moi qui me jette sur Clément pour lui demander s'il aimait vraiment les tounes de Mylène Farmer et 4) Clément qui gueule à pleins poumons TITE TITE TITE THRILLEUUUU

Je suppose qu'avant de télescoper le Dodge dans le cordon de voitures de police qui bloquaient la rue Saint-Denis au niveau de Sherbrooke, nous avons tous les quatre fait LE GROS YEUX.

................................................................................................................ and the rest is sirène d'ambulance..............................................................





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