vendredi 21 juillet 2017

Éveil

Il se recevait de proche en proche, par éclats successifs, il s'atteignait au détour d’un psaume, d'une pulsation dont la ferveur initiale s’achevait dans le vague, se prolongeait dans un froissement de pensées sans suite et sans relief.  Il y avait, bien entendu, ce plaisir qui consiste à pisser infiniment les yeux fermés à quatre heures du matin, et le dégoût consécutif au flottement des phalènes, mises en bouteille au château, entre les fleurs de papier de soie mouchetées de sperme ancien et les bavures épuisantes de la clarté à la fenêtre du salon. 

Tant de choses sur lesquelles il aurait mieux valu fermer les yeux et écraser mollement, à pas perdus, dans une ultime distraction d’insomniaque.  Tous les mots craquaient de l’intérieur, se fractionnaient en deux ou trois syllabes, guère davantage; aucun n’atteignait la cible avec plus de précision qu’un geste avorté de la main en direction des visages qui prenaient le silence à la sortie du boisé.  Il allumait le téléviseur, l’éteignait, le rallumait : l’image ne bougeait pas, elle persévérait dans son immobilité oraculaire, à peine frémissait-elle de son abolition prévisible dans une cataracte de sexes déficelés et d’orifices rompus, giclant sous les assauts répétés d’un faune aux sabots de verre.

Les tasses souillées s’amoncelaient dans le lavabo.  Il but à même la carafe brûlante; les sens noircis de misère matinale, il écarta les lattes, ouvrit la fenêtre comme on ouvre une bouteille ou un roman.  Le chat revenait de la nuit dans un bruissement de palmes et de cendres mouillées.



samedi 27 mai 2017

Les vents solaires, 6


6


mstamour@monpsy.qc.ca

Cher Monsieur,

Je vous prie par la présente de bien vouloir renouveler ma prescription d’Anafranil dans les plus brefs délais.
 
Conformément au nouveau protocole d’intervention que vous avez établi, et dont je mesure très bien le caractère expérimental, je remplis ici ma partie du contrat : je vous écris, je vous explique, en échange de quoi  vous apposez votre signature illisible au bas de la prescription que vous avez toute liberté de modifier à la lumière de votre évaluation professionnelle.

Lors de notre dernière rencontre, vous m’avez demandé de clarifier ma conception politique du monde en lien avec les apparitions, beaucoup plus fréquentes ces dernières semaines, de la fille aux cheveux-longs-et-noirs.  Je ne suis pas sûr de pouvoir y arriver, je vous le dis franchement.  La rupture amoureuse est un sujet délicat et celui de la politique ne l’est pas moins, mais quant à dégager la nature exacte du rapport susceptible de nouer ces deux expériences abyssales, il serait prétentieux de ma part, ou à tout le moins prématuré, de prétendre pouvoir y parvenir ici plus clairement que je ne l’ai fait la dernière fois que nous avons abordé ce sujet.  Mais je veux bien essayer.

Quiconque désire se situer sur le plan des faits-et-rien-que-les-faits doit d’abord s’assurer d’éviter aussi bien le piège de la surinterprétation que celui de la sous-interprétation.  Or, à cet égard, la seule chose qui me semble parfaitement factuelle, c’est la coïncidence entre la rupture avec *** et la révélation qu’en politique tout est simultanément vrai.  Je dis «coïncidence» parce que je ne veux pas forcer ici la relation entre les événements et suggérer, par voie de fausse causalité, que la rupture avec *** aurait provoqué la révélation politique, ou que celle-ci, à l’inverse, aurait pu précipiter la séparation.  Ce serait là tomber dans le piège de la surinterprétation que j’évoquais plus haut.  Mais je ne peux pas non plus, par volonté forcenée de me soustraire à tout reproche de pensée magique, prétendre que le lien entre les deux événements soit une pure coïncidence.  Coïncidence, certes, mais pure?  L’affirmer catégoriquement équivaudrait à tomber dans le panneau de la sous-interprétation – qui n’est elle-même qu’une modalité de la surinterprétation quand on y pense, mais plus retorse dans la mesure où elle ne s’avoue pas son affinité de fond avec cette brutalité positiviste que je récuse tout autant que le dandysme herméneutique.

Tout ce que je dis, tout ce que je sais, cher monsieur, c’est qu’il y a eu coïncidence entre la rupture avec *** et la révélation politique.  Vous vous étonniez, l’autre jour, que j’utilise le terme de «révélation» pour qualifier l’idée qu’en politique, tout est simultanément vrai.  Il est juste qu’à première vue le terme peut paraître un peu fort, d’autant qu’il s’applique ici à une idée que vous avez eu la légèreté de considérer comme «relativement floue».  Mais c’est que vous négligez la prémisse à laquelle il faut constamment reconduire cette révélation sans quoi, de fait, elle perd de son acuité, à savoir que le monde est ontologiquement constitué de trous de cul, que tous autant que nous sommes, nous avons affaire au Cul comme à la chose dont nous sommes le trou immédiat.  Il ne s’agit pas ici, je vous le rappelle, d’un jugement moral, mais d’un état de choses ontologique.

Vous, moi, le livreur de journaux, le premier ministre du Québec, la pute et son client, l’écrivain et son critique, le prof et son étudiant, la mère et son enfant, le terroriste et sa victime, le proprio et son locataire, le bourgeois et son prolétaire, etc. ne sommes que des effectuations à géométrie variable, des trouées ponctuelles, plus ou moins profondes, plus ou moins explosives, de ce monde qui se réduit sans reste à un gigantesque Cul en perpétuelle ébullition.

Si cette révélation a d’abord pris pour moi un caractère politique, c’est tout simplement (du moins, c’est ma conviction) que la politique est le lieu par excellence où se vérifie l’affirmation relative à l’universalité du Cul, de même que l’énoncé qui en découle nécessairement, à savoir que dans un monde où tout est cul, il s’ensuit que tout est vrai, que tout, sans exception, est d’entrée de jeu voué à une vérité totale et simultanée.

Prenons par exemple l’affaire de Dominique Strauss-Kahn, survenue en mai 2011.  Vous vous souviendrez sans doute de cette sordide histoire d’agression sexuelle sur une femme de chambre dans un hôtel new-yorkais.  La question de savoir si le monsieur a pris l’initiative de trousser brutalement la madame, fidèle en cela à sa nature de prédateur sexuel, ou s’il n’a pas plutôt été victime d’un coup monté visant à torpiller définitivement sa carrière, cette question, dis-je, n’a pas lieu de se poser puisque les deux versions de l’affaire sont intimement et simultanément avérées.  Je veux dire : il est vrai que DSK a violemment agressé la femme de chambre, et il est non moins vrai que celle-ci lui a tendu un piège.  Tout est vrai, et l’agression, et le complot.  Mais comment en être certain, me demanderez-vous?  Mais parce que tout est Cul, comme je le soulignais plus haut.  DSK et la femme de chambre sont des trouées anthropologiquement déterminées du monde en tant que cul, ce que nous résumons de façon vulgaire en disant que ce sont deux trous de cul.  En résumé : la femme de chambre était une putain à la solde d’une organisation ayant comme objectif de faire tomber un étron flanqué d’une queue en état de trique permanente.

Prenons maintenant le cas de Gabriel Nadeau-Dubois, ou celui de Jean-François Lisée, ou celui de n’importe quelle figure politique d’ici qu’il vous plaira de considérer à titre d’exemple.  L’être-cul de nos politiciens ne s’effectue pas toujours dans le même sens, cela s’entend, mais il n’en demeure pas moins que chacun et chacune, Barrette tout autant que David, Massé non moins que Trudeau, reconduit son appartenance au Cul de façon chaque fois singulière, tantôt sur le mode de l’être-enculant, tantôt sur le mode de l’être-enculé, ce qui fonde l’affirmation selon laquelle tout est simultanément vrai puisque la vérité, par définition, n’a de sens qu’en regard de l’horizon du Cul, d’où l’idée que le jugement A ne saurait s’opposer radicalement au jugement B, que les deux jugements ne peuvent pas se contrarier en profondeur car ils ne sont que des ramifications incestueuses de l’Un-Cul, des trouées ontologiquement déclinées de la spirale auto-enculatoire qui nous emporte tous, et dont on ne peut pas faire sens pour la raison que c’est plutôt elle qui fait sens de tout, et au premier chef, de notre concept de «vérité».

(Cela dit, fort du respect que j’ai pour vous, et bien que je tienne votre capacité à ne vous étonner de rien en très haute estime: 1) je vous conseille vivement de relire à tête reposée le paragraphe précédent; 2) je vous déconseille, non moins vivement, d’abîmer votre esprit dans la contemplation d’une poignée de porte et de vous demander comment celle-ci pourrait, à son échelle, apparaître comme une effectuation de l’être-cul.  Cela peut sembler contre-intuitif, mais dans le cadre théorique où je me situe, je vous assure que le champ des objets est infiniment plus kinky que celui des êtres vivants.)

Sur ces mots, cher monsieur, je m’arrête, en espérant que ces précisions me vaudront le renouvellement de ma prescription pour le mois prochain.

Cordialement,
***


P.S.  Je me promets, dans un avenir proche, de vous en dire davantage sur mon travail de contrebandier.  Vendre des cigarettes à des mineurs n’est pas, j’en conviens, un travail des plus édifiants, mais il entretient avec ma conception politique des choses des liens étroits.  Je vous parlerai aussi de ce groupuscule de nationalistes honteux que j’ai rencontré récemment, et dont vous allez sans doute entendre parler très bientôt.  Je ne peux vous en dire plus pour le moment, mais soyez sûr d’une chose : ça va chier.

vendredi 26 mai 2017

Les vents solaires, 5

5

Gauthier habite le quartier Outremont où je n’avais pas mis les pieds depuis des lustres.  Outre quelques juifs hassidiques qui ressemblent vaguement aux gars de ZZ Top et une vieille bique entretenue aux seins refaits, je n’y ai pas croisé grand monde depuis le moment où j’ai bifurqué de la rue Bernard pour piquer à travers le parc. 

Dans le ciel, la lune pleine éclate comme un projecteur de 10,000 watts.  Aucun signe de la fille aux cheveux-longs-et-noirs.  De temps à autre, il fait bon se rappeler que la solitude a ses avantages et qu’on n’est pas pour autant le protagoniste d’une nouvelle de Lovecraft.

Dix minutes plus tard, je fais mon entrée dans le vaste salon du 876, Willowdale.  Gauthier est là, flanqué de quelques échalas, profil crève-la-faim with an attitude, qui se présentent à moi un peu froidement sous les prénoms de Patrick-Alexandre, Christophe-Éloi, Jacques-Michel, Simon-Victor, Pierre-Tristan et John-John.  À l’exception de ce dernier, manifestement plus amoché, et dont le sourire semble ontologiquement fendu jusqu’aux oreilles, les autres forment une compagnie de jeunes gens qui m’apparaissent comme des ploucs ombrageux, des névrosés de choc dont les études post-doctorales et autres passions germanophiles n’auront finalement servi à rien si ce n’est à entretenir chez eux une haine diffuse, infiniment recuite et ruminée, un état de ricanement halluciné, hautain et inflammable dont on sent qu’il pourrait en principe se cristalliser autour de n’importe quelle cause pourvu qu’elle leur permette de sortir les crocs et de foncer tête première dans le mur du Négatif.

Pour l’instant, ils gravitent autour de Mathieu Bock-Côté qui a pris place sur un fauteuil de facture victorienne, verre de scotch à la main, et qui tète un cigarillo en jetant à la ronde le regard d’un démon qui rêve.*

Le buffet froid a déjà été largement entamé : à l'exception de quelques cubes de fromage durcis et de noyaux d’olives noires qui plombent des assiettes empilées de travers, tout est consommé, et seul John-John s’acharne encore à pomper bruyamment la paille de plastique qui plonge dans le berlingot ratatiné de son petit jus Oasis.

Nous prenons place à notre tour sur des chaises paroissiales qui ont été disposées en demi-cercle autour du fauteuil de Mathieu-Bock, ce phare dans la nuit de notre culture occidentale.

Mes amis, dit Gauthier, mes amis…  Je vous présente *** que nous accueillons ce soir, un ancien étudiant lui aussi, et à qui je souhaite la bienvenue au nom de notre petite société.  Je vous aurais bien invité à vous servir un verre de rouge, mais je crains que…  Mais voilà, nous sommes déjà à sec, haha…  Qu’à cela ne tienne, j’ai demandé à mon épouse de faire un petit crochet par le dépanneur, et, ma foi, elle ne devrait plus tarder à présent…

Je jette un œil sur les photos de personnalités qui ont marqué l’histoire politique du Québec, et qui garnissent les murs du salon.  René Lévesque, Jean Lesage, Pauline Marois, Paul Rose…  Seul détail qui jure dans l’ensemble : une affiche laminée de Mélanie Joly, surmontée de l’inscription : «Un vote, une pipe».

- Trêve de formalités, nous sommes ici entre nous, n’est-ce pas, alors nous irons droit au but…   Chers amis, vous savez comme moi que le temps de la réflexion est depuis longtemps passé.  Voilà déjà bientôt deux ans que nous nous réunissons afin de débroussailler le concept de nation, d’en dégager les grandeurs et les misères, d’en cerner l’avenir incertain, et nos échanges là-dessus ont favorisé la formulation de questions inédites, parfois sensibles, voire abyssales, n’est-ce pas…  Mais ce soir, Mathieu-Bock, que vous connaissez tous, va nous proposer rien de moins qu’un plan d’action, oui, et si le mot n’est pas trop fort (il me corrigera le cas échéant), j’irais jusqu’à dire qu’il va nous présenter un projet d’intervention politique qui, ma foi, ne peut être décrit que comme l’aboutissement fatal et lumineux de…
- Maaaaa-thieu, Maaaa-thieu, Maaaa-thieu...
- Mais oui, John-John, Mathieu-Bock que voici va prendre la parole, mais tu dois nous promettre de ne pas l’interrompre comme l’autre fois, n’est-ce pas, mon petit?
- Ok, p’pa, promis…  Maaaaa-thieu…

Je ne vais pas bien.  Le gars va parler, il va tenir un discours atterrant, je le sais, je le sens, il me fixe dans les yeux, il ne me quitte pas du regard un seul instant et je ne peux pas plonger la main dans ma poche afin de bouffer une poignée d’Anafranil sans éveiller les soupçons de Christophe-Éloi, Tristan-Patente et compagnie.  J’enfonce les ongles dans le bois de la chaise et je baisse la tête.

Alors voilà, sans plus tarder, je…  Mathieu-Bock, la parole est à toi.

La mine affligée au-delà de toute mesure, l’absolu objet du désir inspire à fond, se redresse sur le fauteuil, se penche légèrement et stabilise la position de ses coudes sur les genoux en faisant tournoyer les glaçons au fond de son verre.  Il ferme les yeux, ouvre la bouche -- mais rien ne vient, la nuit ne coule pas de source, on sent qu’une parole immense se cherche confusément dans les profondeurs, mais qu’elle ne saurait se trouver avant d’avoir surmonté une détresse immémoriale.

Une fébrilité électrisante affleure à la surface des corps crispés, tordus sur les chaises de bois, projetés vers l’avant en attente du dernier grand soir concevable à l’ouest de Park Avenue.  Mathieu-Bock s'ébranle, la terre tremble, cette fois, pas de doute, la parole est en chemin, elle monte à l’amour comme une coulée de lave brute irriguant à rebours les veines d’un volcan.  C’est parti!

- ALULULE?  ALALULULULLE! LOILOLOLOILOILOLILILOLLLLULE!  LULALULAULAULALLUULLLLELELELELLILILULUULLE!

(…) 

mardi 23 mai 2017

Ariana et le sens intime de la terreur


Je réagis rarement à chaud aux événements de l’actualité.  D’Ariana Grande, je ne connais à peu près rien, sinon une chanson, Into you, sur le beat de laquelle je me rappelle avoir swigné un soir de vent fort à l’automne dernier.

Quand j’ai pris connaissance ce matin de ce qui s’est produit peu après la fin de son spectacle à Manchester, la seule question qui me soit venue à l’esprit, c’est : À quoi pourrait bien ressembler un monde dans lequel la question de Dieu – cette question-là en tant que question – serait littéralement inconcevable, ne pourrait venir à l'esprit de personne?

Ou encore, sous une forme moins radicale : quoi d’un monde dans lequel la question de Dieu serait a priori aussi inintéressante que celle des nuages de l’an passé (pour reprendre une expression de Cervantès)?

Donc un monde dans lequel la question de Dieu serait à ce point ennuyeuse que sa formulation s’interromprait en cours de route, s’arrêterait à deux cents mètres du point d’interrogation qui la magnétisait, si ennuyeuse, en fait, que ce point lui-même s’étonnerait de sa propre existence tout au bout d’une question qui ne l’a jamais atteint, à tel point que le point serait contraint d’improviser en solo la formulation qui aggrave son suspens en ces termes : Et si j’allais prendre une bière plutôt que de niaiser à l'horizon d'un acte manqué?

De ce monde, je ne connais à peu près rien, sinon un matin de vent mort où je m’étais déchiré les doigts en feuilletant les oiseaux.

vendredi 19 mai 2017

Les vents solaires, 4

4


Dans la forêt toute proche, le vent s’abat d’un seul coup et les arbres grincent comme de vieilles portes d’armoire.  Il est tôt.  Au pied de la pente gravelée de pierres blondes, l’eau du lac jouit de la même immobilité qu’une nappe de sirop parvenue aux limites de son écoulement.

Je ne sais pas encore si mon amie viendra me rejoindre.  Hier, elle s’appelait Marie-Miroitante.  Avant-hier, c’était Marie-Massacre parce qu’elle se reprochait d’avoir tiré une grenouille à la carabine à plomb.  Aujourd’hui, je ne sais pas quel sera son nom, je ne crois pas qu’elle en décide à l’avance, elle attend de voir comment le monde s’ouvre, se ferme ou se fracture autour d’elle, le nom ne vient qu’après.

Je saisis la pierre la plus plate que j’aie trouvée sur la rive, je prends mon élan puis je l’expédie de toutes mes forces en direction du lac.  Un-deux-trois-quatre-cinqsixsepthuitneuf.  Mon record personnel est de onze rebonds.  Je me donne jusqu’à la fin de l’été pour le battre.  Ma belle-mère dit que je n’ai pas assez de force dans le bras, que c’est déjà un miracle si j’ai réussi à franchir le cap des dix rebonds.  Saleté de belle-mère.  Marie-Minérale me dit que je ne la déteste pas assez.  Que ce n’est pas suffisant de la traiter de saleté de belle-mère, que je devrais la traiter de cochonceté de truie totale.  Je trouve qu’elle y va quand même un peu fort.  Parce que c’est une chose de détester ma belle-mère, c’en est une autre de se pogner le zouizoui comme je l’ai fait hier en cachette tandis qu’elle niaisait les deux pieds dans l’eau avec son bikini fleuri.  Ça, je ne l’ai pas dit à Marie-Mironton, mais c’est un fait : j’aime les boules bien jackées de ma belle-mère, surtout quand elle est en costume de bain, les pieds dans la flotte boueuse, et que la pointe de ses tetons se tord de froid et aspire à la plus extrême hébétude à travers le motif tropical de son haut de bikini.  La détester est une épreuve éblouissante.

Je m’empare d’une pierre encore plus plate que la précédente, et en me relevant, j’aperçois Marie-Sans-Nom qui marche sur le chemin de terre.  Elle a encore attaché ses longs cheveux noirs.  L’autre jour, quand je lui ai demandé pourquoi elle ne les laissait pas flotter librement, elle m’a répondu que c’était parce qu’elle ne voulait pas que les oiseaux se prennent dedans quand elle court dans la forêt.  J’ai trouvé ça niaiseux comme explication.  Je l’aime mieux quand elle a les cheveux détachés et qu’elle les laisse traîner derrière elle comme une nuit liquide, sans fond et sans étoiles.

Elle s’est levée il n’y a pas longtemps, ça paraît dans sa face.  Elle se laisse glisser en gougounes sur la pente caillouteuse, perd momentanément l’équilibre puis le rattrape à grandes enjambées dans la poussière.

- T’as apporté ta carabine à plomb?
- Non.  Pourquoi?  Regarde la roche que je viens de trouver!
- Je veux plus qu’on tire les grenouilles, ça me lève le cœur.
- C’est une roche parfaite,  je vais battre mon record!
- En repensant aux grenouilles, hier soir, j’ai presque vomi mon sundae aux cerises.
- T’en as tiré rien qu’une…
- Ben ça m’a levé le cœur quand même, pis je veux plus en tirer.  Plus jamais.

Le reflet des montagnes frémit dans l’eau du lac, la permanence de l’été n’est déjà plus qu’une rumeur réduite au claquement d’une portière à proximité du chalet, le vent se lève avec une nuée de mouches noires, s’abat à nouveau à la lisière de la forêt, vire sur ses gonds, puis fait claquer la robe de Marie-Matinale avant de disparaître dans la poussière du chemin.  Le silence enveloppe nos visages soudain invalidés par cette immensité sans emploi.


- Pour vrai, pourquoi t’attaches toujours tes cheveux?


…………………je……………je………………………………………………………………………je………………………………………………….je……………………………………………………............je je je jejeje je jeje m’éveille avec la queue dans la bouche d’une pute guatémaltèque.

Me suis endormi pendant que la fille me pompait.  Osti.  Je me reviens de très loin et tout à fait de travers, mais pas de doute : je suis bien ici, dans ce studio, avec elle – qui elle? quoi elle? – oui, ça va, du calme, je me reviens, je la reconnais.  Elle a interrompu le mouvement de succion, mon gland appuie mollement contre ses lèvres et elle m’observe, les yeux grand ouverts, comme si elle n’en revenait pas elle-même que je me sois assoupi en pleine pipe.  Elle se redresse, hésitante.

Ça va, lé bou messiou?

Me souvenir de son nom.  Je me rappelle qu’elle a parlé du Guatemala, mais son nom ne me revient pas.  Roberta?  Robertina?  Bernadetta?  J’aperçois une gouttelette de sperme sur l’aile de son nez, donc je suppose que j’ai joui pendant mon sommeil.  Je me relève vaille que vaille avec un milliard de pensées écrasées sur le pare-brise de ma conscience.

Tou vou prenne la douche?
- Peut-être, je sais pas, excuse-moi, haha, crisse, je…  Non, en fait, je vais… 
- Prenne ton temps, lé bou messiou, prenne ton temps.
- Attends, je veux juste vérifier quelque chose.

Je tire le portable de la poche de mon jeans suspendu au dossier de la chaise et je triture l’écran à deux pouces.   Rien, si ce n’est un message de Raymond Gauthier que je lirai tout à l’heure et une notification de Google : Il semble que vous soyez au salon de massage Azteca en compagnie d’une courtisane nommée Magdalena.

Je me penche sur la poche de hockey qui est demeurée par terre tout ce temps, à proximité du matelas et du flacon de K-Y, et j’en extrais deux cartouches de Player’s Light que je tends à la fille.

Tiens, pour ton garçon.  Fernando, c’est ça?
- Gustavo.

C’était l’entente, ça lui convient, je la paierai en espèces la prochaine fois.  Elle noue la serviette de bain autour de sa taille, pose ses petites mains brûlantes sur mes épaules, se dresse sur la pointe des pieds puis me fait la bise comme une lointaine cousine au jour de l’an.


Lorsque je débouche dans la nuit de Villeray, je me mets à grelotter comme une marde. J’avale aussitôt deux comprimés d’Anafranil et tout en marchant en direction de la rue Christophe-Colomb, je parcours en diagonale le message de Gauthier.  Je crois comprendre que la réunion d’après-demain portera sur le thème de la fracture identitaire et de la dissolution néo-gauchisante du concept de nation.  À peu de choses près, il n’est pas impossible que Mathieu Bock-Côté prenne la parole en bedaine, crache le sang et en appelle aux armes de la lucidité renouvelée, mais j’ai probablement manqué ce dernier point, je grelotte trop, je reprendrai la lecture du message une fois rentré chez moi, en espérant que Fripouille n’ait pas dégueulassé la chambre de bain avec ses débris de rats crevés. 


mercredi 3 mai 2017

Les vents solaires (feuilleton existentiel, 3)

3

Dans le monde, on rencontre trois catégories de personnes : les fumeurs, les non-fumeurs et les anti-fumeurs.  Quiconque envisage la chose avec un minimum d’objectivité conviendra que les moments forts de son existence – j’entends les plus jouissifs, les plus lumineux, les plus festifs – ont presque toujours été vécus en compagnie de gens appartenant à la première catégorie, alors que les moments les plus poches, les plus sombres (et bien souvent les plus abrutissants) ont été, neuf fois sur dix, voire dix-neuf fois sur vingt, vécus à proximité de gens relevant de la troisième.

Je prends, à titre d’exemple, ma voisine du 303.  Il y a six ans de cela, c’est elle-même qui me l’a confié, elle a coupé la cigarette après avoir fumé pendant plus d’un demi-siècle au rythme de deux paquets par jour.  Résultat?  Rien.  La cigarette lui fournissait une des rares distractions pacificatrices de sa vieillesse.  En cessant de fumer, elle n’a absolument rien gagné, si ce n’est la conviction d’avoir été investie, Dieu sait par qui, de la mission écolo-fasciste consistant à veiller à la salubrité olfactive de notre immeuble.  La conséquence en est qu’elle rumine une ignoble frustration, une haine inépuisable dont je fais quotidiennement les frais. 

Sitôt que je referme derrière moi la porte de mon logement pour emprunter l’escalier du cagibi, elle sort de sa tanière en maugréant et vide un flacon complet de Febreeze: Pissssch-pisch-pisch-piiiiisssschhhhh.  Si au moins elle variait les fragrances…  Nan.  Elle alterne avec un entêtement sadique entre le vaporisateur aux agrumes et l’autre abomination qui pue la poudre pour bébés Johnson's.

Plutôt confondre mon cendrier avec un bol de céréales que de respirer cette marde-là.  Je me pince le nez et je gagne la rue en sinuant entre les mouettes et les sacs à ordures.

*

Tout juste avant d’entrer dans le métro, j’avale un comprimé d’Anafranil.  Une fois passé le tourniquet, je baisse la tête de crainte d’apercevoir la fille-aux-cheveux-longs-et-noirs.
 
La rupture avec Marie-Mortelle m’avait fait très mal.  Je croyais pourtant m’en être assez bien sorti jusqu’à ce que les hallucinations visuelles se mettent à affluer.  J’ai fini par comprendre que certaines choses sont faites pour ne jamais arriver, mais si, contre toute attente, elles arrivent quand même, on sait tout de suite que ça relève de l’ordre du miracle, que ça ne durera pas et qu’une fois l’enchantement dissipé, l’idée ne sera pas tant de composer avec la suite que de survivre au révolu, de bien s’entrer dans la tête qu’il n’y aura pas, qu’il n’y aura jamais plus de seconde unique fois, si ce n’est dans quelque noir poème d’Edgar Allan Poe, ou encore dans le discours des motivateurs plafonnés qui confondent les lendemains qui chantent avec un appel à l’autorité de leur propre moustache.

Je circule de wagon en wagon avec une poche de hockey complètement vide : c’est là-dedans que je vais fourguer les 87 cartouches de Player’s Light que Tomei va me refiler.  Le point de rendez-vous change à peu près à toutes les deux semaines.  Aujourd’hui, les affaires se brassent dans une usine désaffectée de la rue Molson. 

Son épave de conjoint (ou de frère aîné, ou d’amant, ou d’oncle, difficile à dire) se tient dans l’ombre, un peu en retrait comme à son habitude.  Je le repère tout de suite, calé de travers sur une pile de pneus usés avec une bouteille d’eau Évian à la main.  Je n’ai jamais su pourquoi, mais il tient absolument à ce qu’on l’appelle Frank.  Tout le monde ici – je veux dire : Tomei et moi -- l’appelle Frank.  Il n’a pas trop la tête de l’emploi, je trouve, mais je ne suis pas le mieux placé pour juger de ces choses. 

Tomei émerge de l’entrepôt d’un pas rapide, l’air casssant et les poings fermés.  Quand elle marche dans ma direction, c’est fou comme j’ai toujours l’impression qu’elle va me rentrer dedans, mais au dernier moment, tout juste avant de me percuter, elle s’immobilise, serre les dents et me toise du haut de ses quatre pieds trois pouces.  Pas de niaisage, je sais, mais c’est plus fort que moi, il faut que je trouve un moyen de détendre l’atmosphère, que je verbalise l’inconfort suscité par son être-crissé-devant-moi.  Je ne peux pas supporter qu’elle enfonce ses petits yeux noirs dans les miens comme si j’étais un abruti à demi-toléré dont il fallait constamment redresser le pantalon et claquer le derrière de la tête.

Hééé, pas mal, ta nouvelle coiffure…
- You cut shit and leave alone my hair.  You have money?

Là-bas dans l’ombre, perdu au milieu des chaînes qui serpentent entre les blocs de béton et les retailles mouvantes de papier journal, Frank y va d’un petit «ha ha» faiblard.  Il ne commente jamais plus avant nos entretiens, «ha ha», c’est tout ce qu’il se limite à dire.  Je tends à Tomei la liasse de billets qu’elle compte à toute vitesse en les effeuillant du revers du pouce.

Good.  This for you.  Next friday we meet again.  I tell you where soon. 

Puis elle me tourne le dos sans un mot de plus et regagne l’entrepôt.  Je marche en direction de Frank.  Il fait haha, je fais haha aussi, nous faisons haha ensemble bien gentiment pendant que je loge les 87 cartouches de cigarettes dans le sac de hockey.


Quand je sors de l’usine, la chaleur est toujours aussi écrasante.  Sur la montagne de détritus qui encombre l’entrée du métro d’Iberville, deux mouettes engagent une lutte à finir par amour pour une boite de soupe Habitant qui regorge d’asticots.


mercredi 26 avril 2017

Les vents solaires (feuilleton existentiel, 2)

2

Je n’ai pas vu Fripouille depuis les deux derniers jours.  Je crois qu’il me boude de l’avoir grondé si fort à cause de la bestiole qu’il a ramenée à l’appartement l’autre matin.  Rien à faire, je ne peux pas supporter de buter sur une dégueulasserie sanglante qui gît toute taponnée sur le plancher de la salle de bain, d’autant que ces trouvailles morbides se multiplient depuis que les vidangeurs ont déclenché la grève.  Oui, mon chat s’est considérablement ensauvagé à force de courir les écureuils à travers les trouées de détritus.

Pascal dit que le cœur de l’homme est plein d’ordures : cela s’entend puisque dans ce domaine, malheureusement, la collecte ne s’effectue pas deux fois la semaine.  Mais je me demande tout de même comment Pascal aurait formulé la chose s’il avait vu le spectacle qu’offre la rue Saint-Hubert ces derniers temps.  Voilà plus d’un mois que les sacs s’échelonnent sur les trottoirs.  Leur instabilité pyramidale favorise les affaissements, les bris, les fissures, et si de surcroît le soleil se met à taper là-dedans, alors il faut voir à quelle vitesse la canicule liquéfie les osselets contondants, dépèce les épaves opalescentes et favorise la nécro-synthèse de toutes ces singularités qui émergent, ivres de lumière, des plastiques éventrés.  La vermine afflue en proportion des égouts et des buissons.  Autrefois, la ruelle était le territoire de chasse de Fripouille, à présent c’est son Eden, sa ligne de fuite, sa psychose.

Saleté de chat qui pue et que j’aime de toute mon âme, où donc es-tu passé?

Je me traîne jusqu’à la table de travail en zigzaguant entre les boites de cigarettes de contrebande.  Coincé entre le poêle et l’imprimante, dos arqué sur le tabouret qui me tient lieu de chaise orthopédique, j’adopte la position du charognard.  Je dispose d’un laptop de piètre qualité qui demeure branché en permanence sur tous les réseaux qui me raccordent plus ou moins étroitement à l’univers de mes semblables.  Je tape à gauche, je pioche à droite, j’enchaîne les télégrammes en faisant tourner les destinataires, je catapulte des éclats de discours tous azimuts, et puis j’attends. Les onglets se chevauchent sur la barre horizontale de l’écran comme des bardeaux sur le toit d’une maison de Provence.  Et pour lutter contre le sommeil,  je carbure au café, à l’Anafranil et aux notifications. 

À la cigarette aussi, mais sur ce plan, c’est un peu plus compliqué car je dois sans cesse composer avec la présence de la vieille agitée du 303, ma voisine de droite, souillon totale et garde-chiourme infatigable que Dieu a envoyée parmi les hommes afin de vaporiser du Febreze à tous les étages et postillonner de fureur à la face des pestiférés de mon espèce.  Elle ne m’aime pas et Fripouille le lui rend bien : il feule dès qu’il la voit, il en frémit de toutes ses antennes.

Ma voisine de gauche, celle du 301, est peut-être encore plus âgée que l’autre, mais au moins elle me fout la paix.  Je l’entends parfois : tôt le matin, sa voix me parvient de derrière la cloison quand elle se parle à elle-même ou qu’elle se met à chanter.  Les années l’enfoncent progressivement dans une démence très douce et dont les effets sont peu remarquables.  Si je l’entends souvent, en revanche je ne la vois presque jamais.  Je n’ai eu affaire à elle qu’une seule fois en deux ans, le jour où j’ai dû me débarrasser de mon sofa-lit et que j’ai vainement tenté de lui expliquer que l’huile végétale n’était pas la solution la plus indiquée pour venir à bout des punaises de lit.

Deux nouvelles notifications.  La première est de Tomei.  Elle me demande où j’en suis avec les deux dernières cargaisons de Player’s Light.  Lui répondre que je les ai disposées de manière à improviser une table à café n’est pas une option.  Soit, je lui écris de ne pas s’inquiéter, que vendredi soir prochain, comme d’habitude, je vais faire la tournée des parcs et lorgner du côté de la piste cyclable à la hauteur de Papineau.  Elle me répond vite et sec : You need.  The boss no happy otherwise.  Do quickly.  No fuck.

La seconde notification me reconduit dans la messagerie de Facebook.  Tiens, tiens, mon vieux prof de philo politique…  Il ne me tient pas rigueur de ce «baiser volé» à la librairie Gallimard, il a compris que je n’étais pas dans mon assiette, qu’on ne doit pas laisser un simple malentendu ruiner les possibilités qui nous sont données de «réfléchir en commun sur l’avenir du concept de nation», il me transmet ses amitiés, m’envoie presque aussitôt une demande qui va en ce sens, puis conclut en m’informant, «au cas où cela m’intéresserait», que le groupe se réunira chez lui le 8 mai prochain, que «Mathieu sera des nôtres» et qu’il ira même jusqu’à nous proposer un «plan d’action qui ne saurait laisser personne indifférent», mais dont il ne peut pas me révéler ici «les tenants et les aboutissants».

J’accepte la demande d’amitié de Raymond Gauthier et je compte désormais 192 amis sur Facebook.

Je laisse la paix de ce jeudi soir retomber sur le réseau dont je balaie distraitement le fil d’actualité.  Dans la colonne de droite, je repère les amis actifs dont la présence est signalée par un petit point vert.  En suspens entre les statuts polyscopiques qui défilent derrière l’écran, je goûte le même silence qu’un soir de neige lente.  Que venons-nous chercher ici que nous n’avons pas déjà perdu depuis longtemps?  Nous passons, nous apparaissons, nous nous dispersons.  Si c’est la solitude qui nous lie bien au-delà de l’amitié, fût-elle louche, lointaine, solaire ou nominale, alors je persévère encore un peu à proximité de cet amas de monades fantomatiques, et je voudrais que nous demeurions pour toujours dans cette sérénité sans objet, que les petits points verts ne s’éteignent pas tous les uns après les autres au fur et à mesure que la nuit progresse.


Que je ne me retrouve pas seul à une heure du matin avec pour seul compagnon muet un photographe italien de troisième zone qui vient tout juste de démarrer sa cafetière de l’autre côté de l’Atlantique. 

mercredi 19 avril 2017

Les vents solaires. Feuilleton existentiel, 1


1

De tous les profs que j’avais connus au département de philosophie, c’était à la fois le plus bavard et le plus emmerdant.  Ses cours ne commençaient jamais à l’heure convenue car il devait d’abord saturer le tableau de schémas labyrinthiques, opération fastidieuse qui se soldait par un foutoir de flèches qui fusaient de rectangles hachurés pour se ficher approximativement dans des triangles superposés, parfois l’inverse, et tout cela ponctué de signifiants bidons tels que «volonté générale», «démocratie», «révolution», «populisme» qui essaimaient des quatre coins du tableau en lettres minuscules, et sur lesquels il pouvait disserter sans fin, sans même jamais jeter un regard à sa montre, brûlant les pauses, rasant les questions, et ne réintégrant son sarcophage existentiel que lorsqu’il constatait, comme dans un état second, que la plupart des étudiants avaient quitté la classe.

Que pouvait-il bien foutre à la librairie Gallimard par ce stupide dimanche de Pâques? Je n’arrivais même pas à me souvenir de son nom. 

Toute la matinée, j’avais balancé entre le cauchemar des librairies et le nettoyage de la salle de bain. J’étais en rémission de haine, les comprimés étaient inopérants.  Je devais simplifier le champ des possibles et profiter du congé pascal sans faire de vagues.  Dans ces conditions, bouquiner demeurait l’option la plus sage, tel était le plan.  J’avais donc pris le métro jusqu’à Sherbrooke, puis j’avais remonté Saint-Laurent sous la pluie battante.  Et c’est là, devant le rayon des sciences sociales de la librairie Gallimard, que je l’avais repéré.

Il n’avait pas tellement changé, mais l’œil était plus lourd, plus vitreux que dans mon souvenir.  Je notai chez lui une stupeur contenue à grand peine, dont l’objet n’était pas clairement défini, et qui, à l’occasion, frisait l’effarement.  Il me tendit une main moite, d’une pâleur radioactive.

Après l’avoir interrogé sur sa santé, je me rendis compte que j’avais déjà épuisé le répertoire des questions concevables en sa présence.  Ne me restait plus qu’à lui demander ce qu’il devenait.  Il me répondit qu’il était à la retraite depuis 2004, mais qu’il organisait, une fois aux trois mois, des rencontres privées avec quelques anciens étudiants triés sur le volet.  Mathieu Bock-Côté était de ceux-là.   Je sus dès ce moment que la situation était désespérée, et que si par hypothèse je risquais un pas en arrière afin d’accroître la distance entre nous, il en ferait deux en avant pour la réduire de façon impitoyable.

Pouvez-vous me citer un philosophe, un seul, qui ait consacré des travaux substantiels au concept de nation? 
- Eh bien…
- Ha!  Ça ne nous vient pas tout de suite, n’est-ce pas?  C’est tout de même incroyable!  Et puis expliquez-moi un peu par quel mystère il est devenu si difficile, de nos jours, de parler de nation sans passer pour raciste, hmmm?


Je pressentais que si le nom de Bock-Côté devait surgir à nouveau dans la conversation, je serais dans l’incapacité de retenir plus longtemps l’expression de «grosse marde protofasciste».  Mon psy m’avait prévenu : les effets secondaires de l’Anafranil étaient parfois déroutants, et je ne me sentais pas du tout en état d’expliquer à mon ancien professeur qu’en politique, contrairement à ce qu’on colportait le plus souvent, rien n’était jamais faux, tout était toujours vrai et que c’était précisément la raison pour laquelle la situation était sans issue.

Enfin, si la chose vous intéresse et que vous désiriez vous joindre à nous…  Vous irez voir la page Facebook de…
- Ce fut un plaisir, vraiment.
- …  nationaliste ne rime pas d’emblée avec raciste ou suprémaciste, nous devons repenser à nouveaux frais un tas de concepts…  et au premier chef, celui de nation, nous nous entendons là-dessus, n’est-ce pas?...  depuis la fin du XIXe siècle…  René Lévesque, par exemple…  Vous avez vu la dernière photo de Gabriel Nadeau-Dubois qui nous le montre au milieu de…
- Très honoré, vraiment.

Je reculais, il avançait, je n’étais pas bien, la crise allait venir et le fond des mondes ne serait jamais assez vaste, jamais assez vacant pour me recevoir, mais il avançait toujours, son regard de sphinx hilare planté dans le mien, alors je le saisis aux épaules et je l’embrassai en pissant passionnément dans mes culottes.

Quelques minutes plus tard, coin Saint-Laurent et Rachel, je laissais un message délirant sur le répondeur de mon psy. 

(…)

dimanche 16 avril 2017

Jésurrection

Le désert est à la fin de la sensation, il en est la vérité et la courbe, la fourrure saignante qui ruine la voix aux douanes, la fouille au mort dans une chambre froide et sans télé.

Pluie battante comme question qui fend la réponse du corps et son amas de joyaux radioactifs.

La vérité ne passe plus: elle est le fait de l'ongle qui se retourne et des baguettes du boisé qui s'enfoncent dans les ecchymoses du ciel.

Ne me demande pas comment le poème arrive au visage que l'on met à la rue par excès de science ou de terreur.  Je te trompe avec les pierres et je baise le cadavre du soleil.


vendredi 3 février 2017

Notes pour une théologie esthétique, 11

En quoi le retrait, la solitude est-elle nécessaire, voire essentielle, pour entrer en état de théographie esthétique?

J'entends la solitude d'un chat immobile à la fenêtre, une scène qui allie la prédation tranquille à l'écran qui isole juste ce qu'il faut pour refouler le désir de déchirer, et laisser le monde revenir en fouettant le tracé de ses campagnes, égaré dans l'inventaire des os que le sang creuse, puis voir enfin ce qui se passe à travers le filtre de la sensation, à travers la fenêtre de l'aisthesis, la conscience (ou ce qu'il en reste) soulevant l'éclisse par amour de la fragmentation extrême, non partagée.

Savoir la nuit dehors, pour le dire dans les termes de Régis Jauffret, savoir cela et endurer sans drame et sans profit la crampe provisoire de la parole.

*

Partons de la prémisse qu'on n'est jamais seul qu'avec soi.  La solitude sans fenêtre des pierres et des chemises ne nous est pas donnée.  D'entrée de jeu, la solitude se matérialise dans un montage de vitre teintée derrière laquelle je discerne les contours fuyants d'une silhouette qui est la mienne, oui, la mienne de toute évidence, mais qui ne m'appartient pas pour autant, que je ne possède pas à proprement parler, avec laquelle je ne coïnciderai jamais de plein fouet du fait qu'une vitre nous sépare, que la pellicule isophage d'une fenêtre nous disjoint.

Je suis seul avec moi, je suis d'ores et déjà ce retour de soi sur et en soi, cette hypothèse éclatée qui se prouve et se réfute du même souffle dans le ressac de quelque chose comme moi sur quelque chose d'autre que moi. Et c'est dans ce transit d'une ressemblance à une dissemblance, d'une approximation de moi à son double étranger, que la sensation rebat les cartes.

Ma solitude est hantée.  Plus précisément: elle est l'espace primitivement ouvert à toute possibilité de hantise future.

*

L'autre en chair et en os ne me hante pas.  Il peut me combler, m'encombrer, me faire jouir ou me faire chier.  Mais il ne me hante pas.  Seul un fantôme peut hanter, c'est-à-dire passer sans posséder, luire à froid sans réquisitionner.  

Or la sensation est structurée comme un fantôme: une fois la solitude assurée aux fenêtres, la nuit dehors et le rire de la démence rangé sur la troisième étagère du discours, personne (ne) peut venir.

Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un (Rimbaud) 

Rimbaud ne dit pas: mais il y a quelqu'un.  Il ne dit pas: et pourtant il y a quelqu'un. Non, il dit simplement: et.  Il se limite à la conjonction de coordination la plus neutre, et précisément parce que la plus neutre, la plus singulière aussi.  Personne et quelqu'un: un fantôme.  

La conjonction disjoint, la coordination fracture.  Le fantôme est le plus vaste écart sensible entre des termes qui sont faits pour s'avaler mutuellement dès qu'ils se touchent.  Mieux (ou pire): le fantôme dit la faille la plus profonde entre l'écart et la coïncidence, ce que devient la coïncidence quand elle se confond avec l'écart, ce que signifie l'écart lorsqu'il s'éloigne de son propre concept au point de coïncider avec un simple passage, un exil sans durée déterminée, une sensation de dérive sans destination assignable. Presque rien.

*

On ne lit pas Aquin ou Rimbaud.  Posté à la fenêtre de telle ou telle page des Illuminations ou de Prochain Épisode, on les laisse revenir, seul à soi avec sa nuit, la vitre ébranlée par le passage du train ou le ronflement des souffleuses, ça revient de très loin, la langue coule, le sang siffle et les mots se momifient dans un poème que personne ne recevra jamais à sa juste déchirure.





dimanche 22 janvier 2017

Notes pour une théologie esthétique 10. L'art de l'exagération.



1. De l'art de l'exagération selon Thomas Bernhard: «Si nous n'avions pas notre art de l'exagération, avais-je dit à Gambetti, nous serions condamnés à une vie atrocement ennuyeuse, à une existence qui ne vaudrait même plus la peine qu'on existe.  Et j'ai poussé mon art de l'exagération jusqu'à d'incroyables sommets, avais-je dit à Gambetti.  Pour rendre une chose compréhensible nous sommes obligés d'exagérer, lui avais-je dit, seule l'exagération rend les choses vivantes, même le risque d'être déclaré fou ne gêne plus, quand on a pris de l'âge.» (Extinction, p. 86)

Et plus loin: «Ceux qui ont le mieux surmonté l'existence ont toujours été de grands artistes de l'exagération (...)  Le peintre qui n'exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n'exagère pas est mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l'écrivain qui n'exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l'exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l'exagération... (Idem, p. 386)

2.  Sans rien forcer, en quoi le concept d'exagération peut-il être éclairant pour une théologie esthétique, c'est-à-dire pour une théologie axée essentiellement sur le concept de revenance, si on entend par là la hantise propre à ce qui revient de façon insistante, lancinante, voire éternelle?  Il est remarquable que ce problème surgisse dans l'oeuvre d'un écrivain comme Thomas Bernhard. Le motif de la répétition berhardienne -- «lui ai-je dit», «ai-je dit à Gambetti» --, le doigt de l'écrivain martelant la touche de tel ou tel signifiant, de telle ou telle locution, avec un entêtement enfantin, une agressivité qui confine parfois à l'itération compulsive du verbe, à la ré-verbération qui ne parvient plus à s'arracher à la fascination de ses propres échos, ce motif de la répétition, dis-je, libère en l'amplifiant la puissance fantomatique de l'écriture et remet en circulation l'aisthesis qui fonde son (r)envoi primitif.

3.  Étymologiquement, exagérer (du latin exaggerare) signifie grossir, amplifier, augmenter.  On pense tout de suite au cas de la caricature.  Exagération et caricature sont-ils des concepts plus ou moins réversibles, le concept de caricature recouvre-t-il sans reste celui d'exagération, ou bien l'exagération peut-elle s'effectuer en d'autres lieux et selon d'autres lois que ceux et celles qui paramètrent le tracé de la caricature?

Deux remarques ici:

3.1  Dans le second extrait cité plus haut, le narrateur d'Extinction mentionne que l'exagération peut parfois consister en une minimisation, «il exagère la minimisation».  De ce point de vue, la minimisation ne serait pas le contraire de l'exagération, mais une de ses variantes.  On pourrait exagérer aussi en minimisant.  C'est donc dire que l'exagération (au sens large) serait possible de deux façons: soit en exagérant (au sens restreint), soit en minimisant.  Dans le second cas, on aboutirait par conséquent à une situation pour le moins paradoxale: on grossirait encore, on amplifierait même lorsqu'on minimise et qu'on rapetisse. 

Mais n'est-ce pas précisément ce qui se passe lorsqu'on observe quelque chose au microscope?  Pas tout à fait: le microscope me permet d'amplifier l'infime, ce qui se trouve déjà à l'état microscopique, alors que la minimisation, conçue comme variante berhardienne de l'exagération, rapetisse, et du fait même de rapetisser, grossit, elle amplifie dans la mesure même où elle réduit, ce qui est peut-être une des expressions les plus paradoxales, mais en même temps les plus justes, de l'écriture en tant qu'elle se greffe continûment sur le circuit de l'aisthesis, le passage de la sensation en tant qu'elle apparaît / revient / hante. 

Ce paradoxe est-il lié au tracé de la caricature, en découle-t-il nécessairement, ou bien y échappe-t-il de façon radicale?  En d'autres termes, la littérature est-elle la manifestation la plus stylisée de la caricature ou au contraire ce dont il n'y a pas de caricature possible?

3.2  Le narrateur d'Extinction insiste également, voire surtout, sur le fait que l'exagération rend les choses plus compréhensibles et plus vivantes.  Les concepts de vie et de compréhension sont-ils liés ici de façon analytique (la compréhension des choses est-elle accrue du fait que les choses sont rendues plus vivantes, les choses elles-mêmes deviennent-elles plus vivantes du fait d'être mieux comprises?) ou sont-ils simplement juxtaposés en ce sens que l'exagération pourrait parfois rendre les choses plus compréhensibles, et parfois plus vivantes, sans qu'il n'y ait nécessairement de lien organique entre la vie et la compréhension?

Sans exagération, les choses demeureraient donc incompréhensibles et/ou mortes.  Sans doute, en exagérant, je pourrais dire que je rends les choses plus vivantes dans la mesure où, à l'instar du narrateur d'Extinction, je les rends plus drôles, plus ridicules, je grossis le trait en le noircissant, j'accrois l'indice de faille de toute chose en amplifiant et/ou en accélérant le mouvement de son passage, de sa réduction à la nuit ou au néant.  Mais ce faisant, est-ce que je rends les choses plus compréhensibles pour autant?

Oui, mais seulement si on admet qu'il n'y a pas de compréhension possible sans une certaine forme de simplification, de vulgarisation par le vide, de réduction par effet de caricature.

Mais d'un autre côté, en exagérant, est-ce que je ne risque pas de perdre de vue la nuance, le détail?  N'est-ce pas encore le meilleur moyen de me couper de toute coïncidence intime avec ce que telle ou telle chose, tel ou tel être a d'unique?  Bref, la singularité de la sensation ne risque-t-elle pas d'être tout simplement évacuée au profit d'une littérature de cirque, de foire ou de carnaval?  À voir.

Car même en supposant que l'aisthesis soit unique -- et elle l'est d'emblée du seul fait qu'elle arrive, du seul fait qu'elle est reçue dans le bouleversement d'une singularité sensible --, son inscription littéraire ne la précipite pas pour autant dans un dehors qui la préserverait de toute possibilité de retour, de toute itération spectrale ou de dérive morbide, ce sur quoi des penseurs comme Derrida ont maintes fois insisté, et à juste titre.  La compréhension ne se passe pas plus du signe que le signe ne se passe de sa propre répétition ou de sa possibilité de s'égarer sans retour dans quelque château grammatologique. Pour le dire dans les termes de Bernhard, la compréhension pas plus que la vie ne se passent de l'exagération. 

4.  Il arrive aussi que l'exagération se prenne pour cible en se saisissant comme exagération, qu'elle se vive, se transperce elle-même comme telle, et qu'elle se corrige ponctuellement, sans se minimiser, sans se grossir, comme c'est le cas lorsqu'on s'avoue sans détour le risque qu'on court de rater le réel sitôt qu'on se laisse emporter par la spirale inflationniste de l'exagération: «Souvent ai-je dit plus tard à Gambetti, nous nous laissons entraîner à exagérer tellement que nous finissons par tenir cette exagération pour le seul fait logique et ne voyons plus du tout le fait réel, rien que l'exagération poussée à l'extrême.» (Idem, p. 385)

Mais qu'est-ce encore que le «fait réel», et que peut-il bien valoir si l'écriture ne peut se concevoir autrement que comme un exil, une excommunication graphicide en vue de la sensation, de l'aisthesis -- de l'unique non exagérable, par définition?

5.  La poésie exagère-t-elle?  Mieux: ne lui appartient-il pas, et cela de manière essentielle, d'exagérer plus encore que n'importe quel autre discours? 

Céline, Sade, Bernhard, Cioran, ceux-là exagèrent, manifestement. Mais Rimbaud?  Mais Lautréamont? Jugeons-en:

Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise, / Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.   

Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.


Franchement!