vendredi 19 mai 2017

Les vents solaires, 4

4


Dans la forêt toute proche, le vent s’abat d’un seul coup et les arbres grincent comme de vieilles portes d’armoire.  Il est tôt.  Au pied de la pente gravelée de pierres blondes, l’eau du lac jouit de la même immobilité qu’une nappe de sirop parvenue aux limites de son écoulement.

Je ne sais pas encore si mon amie viendra me rejoindre.  Hier, elle s’appelait Marie-Miroitante.  Avant-hier, c’était Marie-Massacre parce qu’elle se reprochait d’avoir tiré une grenouille à la carabine à plomb.  Aujourd’hui, je ne sais pas quel sera son nom, je ne crois pas qu’elle en décide à l’avance, elle attend de voir comment le monde s’ouvre, se ferme ou se fracture autour d’elle, le nom ne vient qu’après.

Je saisis la pierre la plus plate que j’aie trouvée sur la rive, je prends mon élan puis je l’expédie de toutes mes forces en direction du lac.  Un-deux-trois-quatre-cinqsixsepthuitneuf.  Mon record personnel est de onze rebonds.  Je me donne jusqu’à la fin de l’été pour le battre.  Ma belle-mère dit que je n’ai pas assez de force dans le bras, que c’est déjà un miracle si j’ai réussi à franchir le cap des dix rebonds.  Saleté de belle-mère.  Marie-Minérale me dit que je ne la déteste pas assez.  Que ce n’est pas suffisant de la traiter de saleté de belle-mère, que je devrais la traiter de cochonceté de truie totale.  Je trouve qu’elle y va quand même un peu fort.  Parce que c’est une chose de détester ma belle-mère, c’en est une autre de se pogner le zouizoui comme je l’ai fait hier en cachette tandis qu’elle niaisait les deux pieds dans l’eau avec son bikini fleuri.  Ça, je ne l’ai pas dit à Marie-Mironton, mais c’est un fait : j’aime les boules bien jackées de ma belle-mère, surtout quand elle est en costume de bain, les pieds dans la flotte boueuse, et que la pointe de ses tetons se tord de froid et aspire à la plus extrême hébétude à travers le motif tropical de son haut de bikini.  La détester est une épreuve éblouissante.

Je m’empare d’une pierre encore plus plate que la précédente, et en me relevant, j’aperçois Marie-Sans-Nom qui marche sur le chemin de terre.  Elle a encore attaché ses longs cheveux noirs.  L’autre jour, quand je lui ai demandé pourquoi elle ne les laissait pas flotter librement, elle m’a répondu que c’était parce qu’elle ne voulait pas que les oiseaux se prennent dedans quand elle court dans la forêt.  J’ai trouvé ça niaiseux comme explication.  Je l’aime mieux quand elle a les cheveux détachés et qu’elle les laisse traîner derrière elle comme une nuit liquide, sans fond et sans étoiles.

Elle s’est levée il n’y a pas longtemps, ça paraît dans sa face.  Elle se laisse glisser en gougounes sur la pente caillouteuse, perd momentanément l’équilibre puis le rattrape à grandes enjambées dans la poussière.

- T’as apporté ta carabine à plomb?
- Non.  Pourquoi?  Regarde la roche que je viens de trouver!
- Je veux plus qu’on tire les grenouilles, ça me lève le cœur.
- C’est une roche parfaite,  je vais battre mon record!
- En repensant aux grenouilles, hier soir, j’ai presque vomi mon sundae aux cerises.
- T’en as tiré rien qu’une…
- Ben ça m’a levé le cœur quand même, pis je veux plus en tirer.  Plus jamais.

Le reflet des montagnes frémit dans l’eau du lac, la permanence de l’été n’est déjà plus qu’une rumeur réduite au claquement d’une portière à proximité du chalet, le vent se lève avec une nuée de mouches noires, s’abat à nouveau à la lisière de la forêt, vire sur ses gonds, puis fait claquer la robe de Marie-Matinale avant de disparaître dans la poussière du chemin.  Le silence enveloppe nos visages soudain invalidés par cette immensité sans emploi.


- Pour vrai, pourquoi t’attaches toujours tes cheveux?


…………………je……………je………………………………………………………………………je………………………………………………….je……………………………………………………............je je je jejeje je jeje m’éveille avec la queue dans la bouche d’une pute guatémaltèque.

Me suis endormi pendant que la fille me pompait.  Osti.  Je me reviens de très loin et tout à fait de travers, mais pas de doute : je suis bien ici, dans ce studio, avec elle – qui elle? quoi elle? – oui, ça va, du calme, je me reviens, je la reconnais.  Elle a interrompu le mouvement de succion, mon gland appuie mollement contre ses lèvres et elle m’observe, les yeux grand ouverts, comme si elle n’en revenait pas elle-même que je me sois assoupi en pleine pipe.  Elle se redresse, hésitante.

Ça va, lé bou messiou?

Me souvenir de son nom.  Je me rappelle qu’elle a parlé du Guatemala, mais son nom ne me revient pas.  Roberta?  Robertina?  Bernadetta?  J’aperçois une gouttelette de sperme sur l’aile de son nez, donc je suppose que j’ai joui pendant mon sommeil.  Je me relève vaille que vaille avec un milliard de pensées écrasées sur le pare-brise de ma conscience.

Tou vou prenne la douche?
- Peut-être, je sais pas, excuse-moi, haha, crisse, je…  Non, en fait, je vais… 
- Prenne ton temps, lé bou messiou, prenne ton temps.
- Attends, je veux juste vérifier quelque chose.

Je tire le portable de la poche de mon jeans suspendu au dossier de la chaise et je triture l’écran à deux pouces.   Rien, si ce n’est un message de Raymond Gauthier que je lirai tout à l’heure et une notification de Google : Il semble que vous soyez au salon de massage Azteca en compagnie d’une courtisane nommée Magdalena.

Je me penche sur la poche de hockey qui est demeurée par terre tout ce temps, à proximité du matelas et du flacon de K-Y, et j’en extrais deux cartouches de Player’s Light que je tends à la fille.

Tiens, pour ton garçon.  Fernando, c’est ça?
- Gustavo.

C’était l’entente, ça lui convient, je la paierai en espèces la prochaine fois.  Elle noue la serviette de bain autour de sa taille, pose ses petites mains brûlantes sur mes épaules, se dresse sur la pointe des pieds puis me fait la bise comme une lointaine cousine au jour de l’an.


Lorsque je débouche dans la nuit de Villeray, je me mets à grelotter comme une marde. J’avale aussitôt deux comprimés d’Anafranil et tout en marchant en direction de la rue Christophe-Colomb, je parcours en diagonale le message de Gauthier.  Je crois comprendre que la réunion d’après-demain portera sur le thème de la fracture identitaire et de la dissolution néo-gauchisante du concept de nation.  À peu de choses près, il n’est pas impossible que Mathieu Bock-Côté prenne la parole en bedaine, crache le sang et en appelle aux armes de la lucidité renouvelée, mais j’ai probablement manqué ce dernier point, je grelotte trop, je reprendrai la lecture du message une fois rentré chez moi, en espérant que Fripouille n’ait pas dégueulassé la chambre de bain avec ses débris de rats crevés. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire