mercredi 26 mars 2014

jeudi 20 mars 2014

Vine litt. 3


.............. entre l'angoisse du mot qui vient et le regret de la phrase alitée, passée derrière les rideaux que le jour imbibe de visages rongés par les oracles / personne ne tiendra la route plus de quelques poèmes à moins de secouer sans pardon la nuit de son prochain..........................


mardi 18 mars 2014

Humour sadien


C'est Justine, mon oncle, dit Bressac; une héroïne de vertu, un individu tout sentimental, et dont les moeurs et les infortunes forment, avec nos principes, les plus singulières oppositions.  Gernande en a fait la demoiselle de compagnie de sa femme; elles pleurent, elles prient, elles se consolent ensemble, et nous molestons tout cela.

LA NOUVELLE JUSTINE

dimanche 16 mars 2014


... il n'ose dévorer les pleurs dont sa férocité s'électrise...

SADE




samedi 15 mars 2014

Vine litt. 2

Tout à l'heure, en sortant du dépanneur, je suis tombé sur Lautréamont qui était planté au coin des rues Mistral et Saint-Hubert.  Il se tenait là, immobile, les yeux rivés sur la statue de sainte Thérèse.  Je lui demande:
-- Bon, qu'est-ce que tu niaises?
Sans tourner la tête, il me répond:
-- Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme.

Il est fou, cet osti-là.

vendredi 14 mars 2014

Sortir de la philosophie. Essai de psychose appliquée

Sortir de la philosophie 
Essai de psychose appliquée



Infection


À supposer que la philosophie s’éprouve comme une malédiction encombrante, je pose la question de savoir s’il est possible d’en sortir.  Je pose moins la question que je ne l’ose, la risque en toute incongruïté, sachant qu’on ne me permettra pas de la poser naïvement à moins de bien me faire entendre sur la catastrophe intime qui l’autorise, ou encore (si la question ne s’enlise pas d’emblée dans sa formulation même) d’exposer la plateforme rationnelle à partir de laquelle cette question pourrait être reçue autrement que comme une farce.

Je ne fais pas de ma question la prémisse d’une performance discursive. Je m’étonne simplement de ce fait : si on a maintes fois posé la question de savoir comment le passage à la réflexion philosophique pouvait s’effectuer, dans quelles conditions ou à partir de quelles expériences de fond l’interrogation philosophique pouvait se produire, en revanche, on n’a jamais (ou alors si rarement que cette économie même apparaît suspecte) soulevé la question de savoir comment on pouvait en sortir une fois entré.  (Comme si une fois entré, il n’était plus question de sortir -- qu’il n’y avait pas à sortir de là.)

J’entends brutaliser cette évidence.  À supposer que la philosophie soit un piège, ne serais-je pas autorisé à vouloir m’en libérer?  Car la philosophie, et j’entends par là l’explicitation de l’implicite, ne peut se soutenir qu’à la condition de neutraliser l’expérience qui l’a initialement rendue possible, chose qu’on ne voit pas, que l’on tait peut-être par obstination systémique, mais à propos de laquelle on ne saurait s’aveugler plus longtemps une fois envoyé par le fond sans visage de l’interrogation propre à la philosophie, c’est-à-dire ce blasphème tournoyant que la pensée profère à perte lorsqu’elle se manifeste comme question d’elle-même à elle-même -- et à elle seule -- dans le noir.

Peut-on sortir de la philosophie?  En d’autres termes, la philosophie peut-elle avorter d’elle-même?  La logique dit qu’elle ne le peut pas, sauf à se relancer en se mutilant.  On ne sort pas de la philosophie à moins de rationaliser philosophiquement cette sortie, ce qui serait donc une façon de la rater (un peu comme on rate une marche).  On n’en sort pas, et il n’y pas à sortir de cette impossibilité de sortir.  Soit, mais si le problème de la sortie de la philosophie se posait moins en termes d’expulsion que d’invagination?  Autrement dit, si la sortie n’était pensable qu’au terme d’un processus par lequel la philosophie régressait en elle-même jusqu’au point où, pareille à une étoile qu’avale sa propre gravité, elle coïncidait avec son expérience natale, s’effondrant sur elle-même et libérant dans cet effondrement une telle débauche de lumière que la sortie, à la fin, ne signifierait rien de plus que le sujet avorté, la glaire résiduelle, le laissé pour compte de cette régression implosive?

Il faut prendre à rebours le fatal en direction du natal, remettre l’esprit en état de décoagulation, découvrir que la philosophie (et la science dans une certaine mesure) sont des dispositifs de grand luxe destinés à éponger les pertes d’une hémophilie conceptuelle.

Dans la pouponnière sanglante de la Grèce du Ve siècle, la philosophie naît (ou renaît) d’un accoucheur.  Socrate définit la philosophie comme maïeutique, accouchement de la vérité.  Mais la recherche de la vérité elle-même conçue comme obsession de l’essence et fixation sur l’invariable n’est pas philosophiquement originelle dans la mesure où la levée du vrai est aussitôt prise en charge et canalisée par l’institutionnalisation de l’interrogation philosophique sous forme de dialectique.  C’est dans et par le dialogue que le vrai peut se découvrir, c’est-à-dire sous la forme déjà domestiquée de l’échange et du renvoi verbal d’un interlocuteur à un autre.  La dialectique signe déjà la socialisation de la philosophie, son inscription dans un milieu de bavards cultivés, et en ce sens, elle constitue une version corrompue de l’expérience natale, du choc initial qui laisse seul et sans échange.  D’où le paradoxe : en définissant la philosophie comme accouchement, la philosophie avorte d’elle-même au profit d’une recherche qui rend possible son institution socratique sous forme de dialectique.  (La dialectique ne conserve que l’exosquelette d’un choc initial, lavé de ses scories bachiques et obstétriques.  Ce choc est la philosophie.  Plus précisément, la philosophie est un état de choc initial que la dialectique a pour fonction d’encaisser d’abord, puis de neutraliser en substituant le deux au double, c’est-à-dire le face à face à la fission de soi.)

La dialectique rend possible un avortement de la solitude philosophique au profit d’un état de bavardage éblouissant avec lequel j’ai cru possible et nécessaire d’en finir (au moins pour mon propre compte).

La dialectique est le résidu bien pensant d’une expérience qui (je le montrerai) avoisine davantage le dialogue propre à la démence que l’échange policé entre gens qui savent tenir leurs concepts.  Mais pour le voir, il faut reculer, reculer, reculer, reculer, reculer. 

Platon a vu que la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même.  La pensée se comprend à partir du modèle de la démence (la fission de soi).  Il faut reculer jusqu’à cet échange sans langage qu’est le choc.

Je ne remonte pas le temps, je recule dans l’espace d’une expérience qui ouvre le temps (qui l’ouvre comme on ouvre un lapin).

J’ai toujours considéré l’origine de la philosophie en termes de stupeur primitive et infectieuse.  On peut exprimer les choses assez sereinement en disant, à l’instar de Platon et d’Aristote, que la philosophie trouve son point de départ dans l’étonnement.  On peut se satisfaire de la formule classique de l’étonnement devant le monde, sans remarquer que si cette expérience se traduit par une stupeur effarée en présence du quelque-chose-plutôt-que-rien, c’est que nous ne sommes déjà plus sur le plan d’une interrogation stable, je veux dire : d’une interrogation qui circule à sens unique du sujet vers le monde, et où c’est nous qui soumettons à la question un monde initialement aphone, un monde que nos questions ont précisément (et violemment) pour fonction de «faire passer aux aveux».  Penser jusqu’au bout l’étonnement (reculer, reculer, reculer), c’est remettre en question la saisie classique de la question, de même que ses présupposés inquisitoriaux, en montrant que le fait de se trouver en état d’interrogation précède en fait comme en droit la décision d’interroger.  Que se trouver en état d’interrogation (un peu comme on dit parfois se trouver en état d’arrestation) suppose un sujet surpris, un sujet secoué, voire traumatisé par une interrogation dont il n’est ni l’origine ni le centre.  L’étonnement philosophique dans ce qu’il a de plus primitif coïncide avec l’expérience d’un «je suis interrogé» plus vieux et plus radical que le «j’interroge» instituant de la modernité.  (L’écart ici est d’une minceur immense.)

L’interrogation philosophique n’est pas causa sui.

L’interrogation philosophique ne surgit pas d’une décision d’interroger à froid un monde qui ne me dit ou ne me fait rien.  L’interrogation philosophique n’est pas d’abord la traduction d’un impératif académique qui m’obligerait de l’extérieur, et sans passion préalable, à plancher sur un poisson mort.  Elle ne se modalise pas (du moins, pas initialement) sous la forme d’une corvée avec laquelle je n’entretiens aucun rapport de démence intime.

La balle parménidienne comme première version apprivoisée du Choc.  Renvoi et circularité infinis de «?» à «?» traduits comme sphère bondissante (rebonds, renvois, identité de la pensée et de l’être, le vertige est tautologique).

À la conception classique de l’interrogation comme élan issu de moi, j’oppose moins que je ne présuppose une interrogation sauvage qui vient de partout, une vague interrogative que je n’ai jamais commandée, mais qui me soulève en passant (ce qui correspond à l’étonnement philosophique si on veut bien le ressaisir en deçà de la neutralité de la description platonicienne).  À l’horizontalité de l’interrogeant qui fouille le monde, j’oppose la situation du sujet fouillé au corps et soufflé de toutes parts par un questionnement qu’il ne maîtrise pas.  Voir la situation de l’insensé de Nietzsche : Est-il encore un en-haut?  Un en bas?  Ne tombons-nous pas sans cesse?

L’expérience primitive est donnée dans l’étonnement, mais elle est suivie de près par le renvoi infini de l’interrogation à elle-même.  Je suis interrogé, je suis soulevé par une vague interrogative plus vieille que tout questionnement formulé à échelle humaine.  Mais si le «je suis interrogé» précède en droit le «j’interroge», si on se tient sur le plan de la stupeur pure du choc, celui-ci se traduit aussitôt par un renvoi circulaire entre l’interrogeant et l’interrogé dans la mesure où les rôles ne tardent pas à s’échanger à une vitesse infinie (je ne puis pas être interrogé sans éventuellement répondre à la source de mon étonnement, et puisque cette réponse elle-même prend la forme d’une interrogation, la source se donne comme interrogée tout aussi bien).  Ce cercle affolant et nauséeux est le terrain de jeu originel, l’ellipse à l’intérieur de laquelle tout l’appareillage conceptuel de la philosophie doit se former par réaction, c’est-à-dire par obstruction progressive de ce renvoi infini du «?» au «?».

Mystère, énigme, question, problème : ce n’est pas une succession de termes neutres, mais la séquence d’une tentative d’obstruction réglée qui va d’un trop plein interrogatif (le mystère) à son verrouillage formel (le problème),  en passant par les échelons intermédiaires, plus ou moins ouverts.  La question, lorsqu’on aborde les différentes modalités de l’interrogation, est la suivante : à quoi demande-t-on d’interrompre le renvoi infini de l’interrogation à elle-même?  À l’art (l’énigme), au monde (la question) ou à la forme (le problème)?  Je ne veux pas suivre ici l’idée de l’accroissement indéfini du savoir, comme si la question consistait à se demander comment le non-savoir se défait au profit du savoir, avec le présupposé que cette défaite est un gain, mais à l’inverse je demande : comment le non-savoir qui caractérise la circularité propre à l’interrogation pure peut-il être considéré comme la richesse, la plénitude (le cercle parménidien), en regard de laquelle toute obstruction objective (énigme, question, problème) apparaît comme un appauvrissement? 

Le cercle interrogatif doit se rompre au profit de l’horizontalité épistémique.  Pour lancer la ligne du savoir, installer un horizon propice aux fouilles et aux enquêtes, il faut quitter le plan éruptif, la verticalité sauvage du «?» pur (qui est l’impureté même, le barbouillage de l’esprit).  Je veux pousser jusqu’au bout l’idée que l’interrogation n’est pas d’abord conçue pour se saborder au profit du savoir, et qu’en regard du choc, le savoir est un accident.  Que tout savoir, au fond, est contingent en regard de ce qui se tient en réserve dans l’expérience primitive de l’étonnement.  À la différence des trois principales modalités interrogatives (énigme, question, problème), intrinsèquement orientées vers le positif qui doit y mettre fin (dénouement, réponse, solution), le renvoi infini de «?» à «?» se passe si bien de toute réponse que la tension qui le caractérise est de l’ordre du jeu, d’un jeu compulsif même, bien plus que de l’ordre de l’acquisition positive.  Il y a un plan de pensée où l’interrogatif jouit de son renvoi, s’affecte d’une relance infinie et sans objet, puisque l’interrogatif ici est déjà structuré comme une réponse, et qui plus est, réponse à une question qui n’appelle rien d’autre qu’une spéculation réitérant en pure perte son irruption initiale.

Spéculation et réflexion.  Qu’est-ce qui distingue ce qui est reflété dans les deux cas?  La réflexion est de l’ordre de l’image, alors que la spéculation «tourne» dans le désir de sa relance; images et concepts sont traversés et non fixés; la pensée ne s’y arrête pas comme elle le fait dans le champ de la réflexion, elle les épingle sur la courbe de son mouvement.



2

Éthique de l’assiégé


La philosophie peut-elle répondre à l’objection qu’elle constitue pour elle-même?

On a souvent considéré comme un problème le commencement de la philosophie.  On s’est, en revanche, moins penché sur la question de savoir comment on pouvait en sortir une fois qu’on y est entré, comme si cette question n’avait pas de sens.  Or elle en a un, elle doit en avoir un, surtout si la philosophie se découvre, à la fin, comme l’Échec, je veux dire : comme le naufrage qui eût pu être évité.

S’évader vers le familier, guérir à tout jamais des attraits de l’étrangeté, et pouvoir encore jouir de cette convalescence dans l’immédiat sans que le vertige philosophique n’infecte ce plaisir d’une fièvre qui lui soit étrangère.

La philosophie est le cancer de l’intelligence, un parasitage des cellules saines de la réponse par les cellules malades de la question.  N’en réchappe pas qui veut.

Après la grande odyssée, c’est l’Ithaque du stade éthique, un consentement à l’ordinaire qui n’est pas une démission, mais une rémission, un juste retour de soi aux choses.
À supposer que la philosophie soit bien une maladie – et je ne suis pas loin de le croire, comme Wittgenstein, Valéry et quelques autres – alors y a-t-il, oui ou non, un remède à la philosophie?  Peut-on remédier à la philosophie?

Mon hypothèse : on ne s’évade à tout jamais de la philosophie que si on a d’abord fait semblant d’y entrer.  Et c’est ce qui arrive lorsque l’interrogation philosophique se trouve modalisée sous la forme du problème, de la question, voire de l’énigme, c’est-à-dire chaque fois que la philosophie se situe sur le plan d’une gestion de l’obstacle.  Ce n’est que dans le champ du numineux que l’évasion apparaît impossible.  Autrement dit, tant que l’interrogation assure une distance entre l’interrogeant et l’interrogé, le retrait, le fait de battre en retraite demeure pensable.  Problème, question et énigme présupposent une telle distance.  Mais le numineux, non – car il recouvre l’interrogeant, le happe, le phagocyte.  Sur ce plan, l’interrogation prend la forme d’une condamnation sans appel.

Les variantes communes de l’interrogation (problème, question, énigme) sont inquisitoriales dans leur essence.  Je ne veux pas seulement dire par là qu’elles donnent à la pensée l’orientation d’une enquête, mais aussi, et surtout, que cette enquête ne se distingue pas de la violence ludique grâce à laquelle elle fera «passer le réel à table».  La philosophie est l’ensemble des moyens de torture conceptuels que la pensée met à notre disposition afin de passer le réel à tabac, de le «faire parler».  Mais du coup, et dans le meilleur des cas, le réel, violenté, ne renvoie à l’esprit que des significations éclopées, une série de confessions arrachées par le traumatisme.  La modernité est médiévale en ce sens (elle n’a jamais remis en question ce modèle inquisitorial de l’interrogation, déjà présent chez Descartes, pourtant considéré comme celui qui rompt le cordon médiéval), et pour cette raison, la modernité échoue.  Si la fascination à l’endroit de l’Antiquité présocratique est justifiée, je veux dire : si elle ne se réduit pas à un fétichisme du fragment, c’est dans la mesure où elle a prise sur une expérience interrogative à l’intérieur de laquelle la pensée se découvre interrogée, mise en état d’interrogation avant toute projection inquisitoriale en direction de ce qui la sidère.  L’étonnement philosophique (expression galvaudée, mais comment l’éviter?), c’est le fait de se découvrir exposé à une question dont on n’a pas décidé.  Que cette question passe par nous, se manifeste en nous, ne signifie pas qu’elle origine de nous.

La philosophie et son rapport à la médecine.  Dans la mouvance de l’héritage socratique, on conçoit que la philosophie doit consoler, guérir de la vie ordinaire.  Mais la vie ordinaire n’est pas un mal, sauf à ridiculiser les options dont elle se nourrit.  Et l’opinion n’est pas une option, pas même en philosophie.  (Je dis : l’opinion n’est pas une option.  Le siècle des Lumières a épuisé toutes ses possibilités.  Nous entrons désormais dans le siècle des Couleurs : la raison a perdu ses privilèges, et la transparence qui la caractérise ne jouit d’aucune préséance sur la diffusion prismatique des autres couleurs – elle n’est plus qu’un dégradé, une nuance parmi les autres, une opinion qui se donne des airs…)

Est-ce donc la philosophie qui s’évade d’elle-même par elle-même?  Mais s’emporterait-elle dans le processus que l’évasion deviendrait impossible.  Et si elle s’abandonne en pleine sortie, nous demeurons derrière avec elle, et ce qui nous quitte alors est autre chose que la philosophie.  Chose certaine, l’évasion ne se justifie que si elle est commandée de l’intérieur, qu’elle répond à une nécessité intrinsèque, et non un à un appel contingent.  Mais si cette nécessité n’est pas un artifice, il faut qu’elle soit donnée dès le départ, que la résistance au mouvement d’explicitation soit inscrite dans cet élan initial qui projette le penseur vers quelque tâche obscure, et que cette résistance se dévoile toujours davantage au fur et à mesure que la pensée se dégonfle -- ce qu’elle finit toujours par faire, soit que l’absolu ait été épuisé, phénoménalisé jusqu’au bout comme chez Hegel, soit qu’au contraire l’absolu ait épuisé la pensée, l’ait irritée jusqu’à ce qu’à bout de souffle elle s’avoue vaincue et se vomisse en soi et pour soi (il importe peu alors que l’absolu se signale sous la forme d’un dieu abscons, d’un galet gluant ou d’une vulve ivre folle).

Kierkegaard et le troisième stade de l’existence.  Le «religieux» est l’expression plus ou moins dégénérée de l’évasion, puisque le mystère, sitôt montré ou énoncé, se fige, perd la mobilité du renvoi infini de l’interrogation à elle-même qui phénoménalise le mystère à cru et à froid, sans insertion ou traduction culturelle.

La paix de la vie ordinaire est la non-philosophie – ce à quoi l’évasion aspire.

Version nouvelle du tetrapharmakon : 1) l’ordinaire n’est pas à craindre; 2) tout n’est pas à expliciter; 3) le plaisir est constant; 4) le ratage est assuré.

La philosophie n’est pas amour de la sagesse, mais amour de la démence (philomania).

Le convalescent doit apprendre à résister à la tentation de la philosophie à peu près comme un stoïcien apprend à résister à la tentation de contrôler ce qu’il ne peut contrôler.  (Je verrais bien, dans un avenir proche, la constitution de PA, de Philosophes Anonymes, qui se réuniraient clandestinement pour exorciser en commun leurs pulsions conceptuelles, s’avouer leurs rechutes, dénoncer leurs excès de raison pure, confesser leurs lectures de Heidegger en secret, etc.)

À une certaine époque, je m’étais attaqué à ce que je nommais un peu pompeusement une approche phénoménologique de la distance.  Je formulais alors le problème comme suit : comment se fait-il qu’un trajet, initialement parcouru du point A au point B, nous semble souvent plus court lorsque nous le parcourons, quelques heures plus tard, en sens inverse?  (Je posais toutefois comme acquis que A coïncidait avec le chez-soi, et B avec la destination plus ou moins étrangère du trajet.)  Ma solution à ce problème consistait à dire que si les limites du chez-soi sont plutôt restreintes quand on le quitte, elles sont en revanche beaucoup plus dilatées quand on le retrouve.  On arrive donc toujours chez-soi avant d’y arriver à proprement parler, d’où l’impression d’un rapetissement de la distance lorsque parcourue en sens inverse.  À l’époque, cette hypothèse me satisfaisait.  Je veux dire que le plaisir que sa vraisemblance générait en moi tenait lieu de solution.  Mais puis-je exclure que je m’en serais tenu à cette réponse si sa révélation ne s’était pas accompagnée d’une si grande jubilation?  Si elle m’avait été donnée à froid, aurais-je si tôt renoncé à pousser l’enquête plus loin?  Rien n’est moins sûr, ce qui suggère qu’en philosophie l’arrêt à une solution quelconque ne se dissocie jamais du plaisir lié à cette immobilisation, et le plaisir ici ne se distingue pas plus de la solution que les qualités secondes d’une chose ne se dissocient de ses qualités premières pour certains empiristes.  Car de même que les qualités premières ne survivent pas à la soustraction rationnelle des qualités sensibles – que peut-il bien rester de l’étendue, demandait Berkeley, une fois dépouillée de toute couleur, texture ou saveur? – la solution ne peut pas davantage se concevoir sans l’allégresse qui accompagne sa découverte.  Là est le leurre : je sens que je dois m’arrêter à cette solution, non parce que je la juge plus convaincante que d’autres, mais tout simplement parce que j’en jouis comme je ne jouis d’aucune autre.  Mais verrais-je aussi bien la nécessité du parcours philosophique accompli si, dès le départ, j’avais pu accéder de façon plus immédiate à une jouissance égale en nature, en qualité comme en intensité?  Et si je réponds : mais non, mais non, n’est-ce pas en vertu de cette croyance qu’il est impossible que la jouissance éprouvée en régime philosophique puisse être connue dans des conditions qui n’ont rien à voir avec la philosophie?

Pour l’évadé, il n’y a que la vie ordinaire, mais si celle-ci ne doit pas être érigée en nouvel absolu (ce qui nous reconduirait à la philosophie), la question se pose : que faut-il faire de cette vie ordinaire pour qu’elle ne devienne pas «la vie véritablement extraordinaire» (Kierkegaard)?

Mon projet ne doit pas être considéré comme une expression de la philosophie qui se retourne contre elle-même, et qui se reçoit encore de cette insurrection passionnée de son fond contre sa surface.

L’évasion emporte avec elle le virus de la philosophie, lequel ne demeure jamais complètement inactif.  Aussi s’agit-il moins de l’éliminer que de le reprogrammer de manière à ce qu’il s’attaque à tout ce qui tend à gonfler l’ordinaire, à le doubler d’une frange de numineux, si mince soit-elle.  (Il s’agit ici d’une traduction non politique d’un processus de résistance.  Snipperphilosophie : descendre les concepts, au double sens de les anéantir et de les reconduire à l’ordinaire dont ils ne sont que le simulacre traumatisé.)

Se rappeler qu’à l’extrémité initiale et finale de la philosophie, on ne trouve qu’interrogation pure.  Que c’est elle qui nous introduit à la philosophie, que c’est elle encore qui nous en expulse.  En sorte que nous retrouvons à la fin l’interrogation aussi intacte que nous l’avions éprouvée au départ.  «À ce point de nouveau je reviendrai…» (Parménide).  Or là est le point le plus dangereux : que l’interrogation se pénètre, que passé le long processus de réflexion sur ceci et sur cela, elle s’atteigne sans médiation, se traverse sans plus rien atteindre que cette traversée.  Je ne redoute aucune forme de démence plus que celle-là.  C’est pourquoi, une fois admise la futilité de l’odyssée philosophique de l’interrogation initiale à l’interrogation finale -- scission épisodique d’une seule et unique stupeur -- il convient d’introduire dans l’espace laissé vacant du parcours accompli le monolithe de la vie ordinaire afin que plus jamais ces deux points ne se rejoignent, ne forment qu’un seul point «et qu’à ce point de nouveau je revienne…»

Comme le dirait Fritz Zorn, il faut que ça fonctionne.  Que ça fonctionne, devise de la vie ordinaire.   Mais qu’est-ce au juste que «ça»?

L’interrogation est dans la tête comme le ver est dans le fruit.  Il n’y a pas de mystère dans le monde.  Pour le dire dans les mots de Wittgenstein, l’Énigme n’existe pas.  Le monde est un bloc de ciment aussi impénétrable que l’être parménidien (les rondeurs en moins).  Aussi il n’y a pas, tout bien considéré, grand-chose à en dire, sinon qu’il est, qu’il est ce qu’il est, et que ce qu’il est n’a sans doute pas grand-chose à voir avec ce qu’on croit pouvoir affirmer à son sujet.  Le monde se passe si bien de nous pour exister qu’il se passe même de l’énoncé qui le dit et que je performe à cet instant.

La seule intuition philosophique qui n’ait jamais été sérieusement remise en question est la célèbre formule cartésienne : je suis, j’existe.  Or la philosophie qui ne rend pas malade celui qui s’y consacre se limite à la compréhension de cet énoncé.  Au-delà, on ne trouve que délire spéculatif et mélange de petites pilules métaphysiques.  Sitôt cette compréhension acquise, l’expérience philosophique est pour l’essentiel achevée.  De sorte que, bien comprise, l’histoire de la philosophie (toujours singulière) se réduit aux quelques secondes de réflexion requises pour assimiler l’énoncé cartésien, et non aux deux mille ans de cabotinage grandiloquent au cours desquels elle a tenté de se convaincre que tant d’autres territoires lui étaient promis.

Voir Maîtres anciens de Thomas Bernhard, extrait où il est montré qu’on ne peut relire plusieurs fois de suite tel extrait de la Critique de la raison pure sans être pris de fou rire.  Voir aussi Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli.

De quoi pourrait avoir l’air un monde dans lequel la philosophie – l’idée même de philosophie – serait proprement inconcevable?

Pourquoi vouloir sortir de la philosophie?  Quelles seraient les motivations d’une telle entreprise?  (À noter qu’on suppose peut-être ainsi non recevable la question de savoir pourquoi il faudrait y rester une fois qu’on s’y est introduit.)  D’abord parce que la philosophie pose rarement, sinon jamais, la question des limites qui lui sont imparties.  Et je ne parle pas ici des limites relatives à notre pouvoir de connaître, qui sont encore des limites-de-philosophe, et pas davantage des limites de la philosophie en regard de la poésie ou de la littérature, relatives celles-là à son pouvoir de révélation, et que la philosophie récupère toujours de toute façon, fût-ce sous la forme d’une paradoxologie.  Je parle plutôt des limites de la philosophie comme discours autophage, incapable de générer ses propres conditions de fermeture, performatif d’un mauvais infini dès lors qu’il se laisse happer par le cercle interrogatif qui est le sien.  Donc, pourquoi vouloir sortir de la philosophie?  Mieux : pourquoi serait-ce impossible, voire «interdit» de le vouloir?  Question irrecevable en vertu d’un corporatisme disciplinaire qui s’ordonne frileusement autour de cette évidence socratique, fort contestable, selon laquelle une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue.  Les philosophes, même les plus critiques, n’ont jamais dérogé à cette conviction.  Mais d’où tient-on qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue?  Et surtout : qui tient pour acquis qu’une vie ordonnée autour d’un tel examen vaut nécessairement la peine d’être vécue?

On peut sortir de tout : de prison, de science, de religion.  On peut même sortir de poésie (Rimbaud en témoigne).  Mais pourquoi ne peut-on (jamais définitivement) sortir de la philosophie?  Pourquoi ne revient-on jamais de (mais toujours à) la philosophie? 

L’évasion est évasive parce que l’évasion est invasion (ou invagination).  Il faut phénoménaliser le Se-passer-le-doigt de la philosophie en et pour soi.

De tout ce que j’ai lu en philosophie, le passage qui m’a le plus secoué ou ébranlé n’est pas, comme j’aurais pu m’y attendre, quelque fragment de Nietzsche ou de Bataille, pas même un extrait d’ouvrages notoirement impénétrables (La Doctrine de la science de Fichte ou La Science de la logique de Hegel), mais bien la description que Kierkegaard livre du stade éthique.  Car je compris que cette vie morne et routinière, marquée du triple sceau du devoir, de la fidélité et de la conscience professionnelle représentait la non-philosophie avec plus de force que n’importe quelle figure ou excès de la démesure.  C’est que, loin de voir dans l’éthique un stade intermédiaire d’existence, coincés entre ces deux buissons ardents que sont l’esthétique et le religieux, j’y voyais plus simplement, plus désespérément aussi, ce à quoi il fallait renoncer pour accéder à la philosophie, et plus encore ce à quoi il était impossible de revenir une fois converti.

Prévoir l’objection : l’ordinaire serait un mode de vie dans lequel l’être humain se ment à lui-même et troque ses meilleures possibilités d’existence au profit de la médiocrité ambiante.

Qu’est-ce que l’ordinaire?  C’est ce dont il n’y a rien à dire, moins par incapacité à en dire quelque chose (Rosset), que par inintérêt à le faire, tant il est vrai que toute tentative en ce sens s’enliserait fatalement dans l’ennui qu’elle distillerait pour celui qui s’y risquerait.  L’ordinaire est l’abîme passif où l’intérêt et la curiosité disparaissent, ce dont il ne peut y avoir de science précisément parce que l’ennui qu’il génère aurait tôt fait de couper court à toute forme d’indiscrétion.  L’ordinaire est le gouffre sec, la non-passion totale et intégrale, ce à quoi même la vie commune la plus triste et la plus morne cherche à échapper.  Car ce qui arrête le discours ici, ce n’est pas un objet transcendant = X (qui passe toute expérience possible), mais une tâche immanente = y, et qui est l’expérience même dans ce qu’elle a de plus trivial, de plus horriblement évident.  Dans ce cadre de référence, les certitudes, loin de se raréfier, se multiplient : à la certitude philosophique du «je suis, j’existe» se substitue l’infinité indifférente des certitudes caractérisant les tâches répétitives de la quotidienneté la plus désublimée (l’éternel retour du «crisse» de même) : il y a la vaisselle, les vidanges, la brassée de lavage, etc.  L’indubitabilité est ici fonction de l’impossibilité de procrastiner, de remettre à plus tard : cela existe nécessairement parce que cela doit être fait, ne peut pas ne pas être fait, ou pire, aurait déjà dû être fait.

Au stade éthique, les évidences ne se formulent pas en termes de «il y a ceci ou cela», mais bien plutôt en termes de «il faut faire ceci et cela».  La certitude de la représentation se confond avec la nécessité d’effectuer un certain nombre de tâches bien délimitées : il faut passer au marché, il faut rappeler la secrétaire du dentiste, il faut rentrer le bac de recyclage, etc.  Le commandement, l’impératif n’émane plus d’autrui, mais des choses elles-mêmes.

La philosophie ne pouvait survivre au plaisir qui est le sien dès lors qu’il apparut qu’il n’était pas sien, mais qu’à l’inverse le plaisir faisait sien la philosophie en lui fixant d’avance une cible qui n’était pas d’emblée philosophique, en ce sens qu’aucun philosophe n’aurait admis qu’il se consacrait à la réflexion en vue du plaisir.  (Rien ne peut se singulariser absolument dès que le plaisir en est la fin – avouée ou non.)

On peut se demander si l’émotion qui accompagne la mort n’est pas au fond la seule expérience immédiate de la vie ordinaire.  Un «tout est bien» qui ne serait pas moral et qui ne s’opposerait pas au «tout est de trop» de Roquentin.  Ce qui, sous un certain angle, se donne comme nausée, se donnerait sous un autre comme acquiescement au «c’est ça qui est ça».

La vision de la vie ordinaire comme ordinaire suppose un refroidissement qui confine à un individualisme intermittent, une espèce de va-et-vient ininterrompu entre la plongée inconsciente dans la tâche, et la perception de soi comme effectuant cette tâche.  C’est une réduction phénoménologique qui reçoit ses limites de sa défaite renouvelée devant la thèse d’existence, la thèse de l’ordinaire.

Aucun eudémonisme n’est parvenu à faire la démonstration qu’il pouvait y avoir une claire conception du bonheur qui le distingue du plaisir ou de la joie.  En cela, la philosophie échoue à se justifier : le bonheur qu’elle promet, fût-il fondé dans la contemplation ou annoncé par la révolution, n’est pas foncièrement différent du plaisir éprouvé à ne penser à rien.

L’ennui porte conseil.

L’ennui n’est pas la vérité de la vie ordinaire, mais sa trahison au profit d’une lucidité qui avorte d’étoiles saignantes et d’intuitions composées.

La vie ordinaire n’autorise aucune intuition d’elle-même tant que l’on demeure en son sein.  Il faut en sortir pour la voir.  Mais on n’en sort que par la philosophie, et je ne vois pas que la philosophie ait d’objectif mieux fondé que de nous donner à voir cet invisible, bien qu’elle répugne à consacrer le meilleur d’elle-même à cette tâche.  Il n’est pas facile d’extirper de la philosophie ce réflexe condescendant qui la déporte vers l’extraordinaire, et qui se solde le plus souvent par une enfilade de complications distinguées.  Comment revenir à l’ordinaire après ça?  C’est inconcevable, bien qu’en toute rigueur il n’y ait rien d’autre à concevoir.

Il faut inverser le scénario de la Caverne de Platon et imaginer un prisonnier qui entendrait parler de ces fous qui s’aveuglent au soleil de l’Idée.  On kidnappe un philosophe, on le retient à l’ombre, et on lui explique les choses tout doucement.  Puis on lui confie la mission de retourner à l’extérieur afin de prévenir les autres cinglés que la Caverne n’est pas ce qu’ils croient.  À savoir qu’il n’y a jamais eu ni chaînes ni illusions, mais seulement le plaisir de causer gentiment autour d’un feu.

Tout est libidinable.

Aux yeux de la conscience commune, un imbécile compliqué.  Aux yeux de la philosophie, un imposteur délicat.

Infecté par le virus de la philosophie – philopositif.

Le véritable abîme est plat, il coïncide avec un infini sans envergure aucune : c’est très précisément le désert qui s’ouvre une fois le stade éthique franchi.  À l’éternel retour du même se substitue le cycle du lavage, et au savoir absolu, la certitude d’une hausse du prix de l’essence.

J’avance démasqué.

Le réel de la vie ordinaire loge à l’enseigne de la rondeur : boucles rapides ou vagues lentes, tout glisse, le moutonnement des atomes et la lubrification des concepts, tout passe et rien n’arrive que de bien ordinaire – ceci qui est ceci, non parce que sa singularité le retient d’être autre chose, mais parce que ceci n’est pas cela (il aurait pu l’être mais ne l’est pas).

L’intérêt à sortir de la philosophie?  Reconquérir un droit à l’engourdissement.

La philosophie n’est pas la science : elle ne désenchante pas le monde, mais le peuple de fées sévères.  Elle ne nous apprend pas à voir ce qu’il y a, mais à le dévaster intelligiblement.

La philosophie est une folie de jeunesse.  Qui commence à penser à l’âge de quarante ans?  Le jeune Aristote, le jeune Hegel…  Au fond, tous des jeunes qui ont su le rester jusqu’à la fin parce que la philosophie, en les intoxicant, a conservé intact je ne sais quel réflexe de stupéfaction.  À la limite, je puis concevoir qu’au bord de la tombe on se convertisse à la religion, même au sexe, mais pas à la philosophie.

Je ne plaide pas pour l’abrutissement, je ne milite pas en faveur de la crétinisation.  Je veux seulement voir de face ce monde qui ne nous concerne que de biais.

Voir en toute chose une fausse couche du suprasensible.

Ma distance en regard des pensées de l’excès ou de la transgression, soit des discours ordonnés autour d’expériences limites telles que la mort, l’extase, l’érotisme ou le sacrifice, tient en ceci que je ne perçois aucun appel en provenance de la vie ordinaire, pas même sous la forme d’une fascination morbide ou tragique (ce magnétisme du sang ou de la mort), mais que j’éprouve plutôt une poussée en sa direction, une force qui m’expulse hors de la philosophie.  Pas d’appel donc, pas d’attraction, mais une pulsion d’expulsion, un élan en direction d’une région du réel d’où il est inconcevable qu’un appel puisse venir, fût-il réduit à son émission la plus ténue.

Ceux qui se croient les plus «maudits» ne sont bien souvent que des élus de la limite, des appelés dans leur genre, car ils ont capté l’appel, et l’œuvre est la réponse passionnée qu’ils lui retournent.  Mais la «malédiction», coupée de l’appel, se réduit à une marginalisation sans éclat : c’est l’état de celui qui, laissé sans appel, abonné absent de toute communication, inéligible à quelque forme d’élection que ce soit, s’abandonne aux forces intrinsèques qui le propulsent au dehors, l’exilent dans l’ordinaire et sa plate infinité, immunisé à demeure contre toutes les variantes de l’ivresse.  À l’Individu kierkegaardien succède le Dégrisé.

Le pouvoir de la philosophie se révèle servitude au concept (ou aux impératifs esthétiques de sa création continue).  Par l’évasion, je cherche l’impouvoir qui n’est pas impuissance, qui n’est pas le contraire de ce que peut la philosophie lorsqu’elle s’émancipe soi-disant des opinions pour mieux se soumettre à l’intelligible.

Le pouvoir de la philosophie consiste à interroger, enquêter, fouiller, bref soumettre à la question.  La rupture avec ce qu’il y a de plus médiéval au cœur même de la modernité ne s’accomplit qu’en renversant le schéma de l’intentionnalité, lorsque la philosophie passe de la volonté de puissance à l’impouvoir – donc lorsque l’étonnement coïncide avec le fait d’être interrogé avant toute décision d’interroger.

Je m’étonne de l’étonnement philosophique.  Cet étonnement second devant l’étonnement primitif est-il encore philosophique?  N’est-il qu’une métastase du mal originel ou l’antidote à sa progression?  (Voir aussi les remarques de Wittgenstein dans sa Conférence sur l’éthique à propos de l’impossibilité de l’étonnement philosophique ou de l’étonnement devant le monde, comme il l’appelle : je puis m’étonner de la taille d’un chien car j’aurais pu concevoir un chien plus petit, mais je ne puis m’étonner de l’existence du monde, car il m’est impossible de concevoir que le monde n’existe pas.  Comparer avec Lévinas et ses variations imaginaires sur le néant dans Le Temps et l’autre.)

Il faut reprendre l’analyse du stade éthique, ce laissé pour compte de la philosophie existentielle.  J’ai besoin ici de libérer les possibilités inexploitées qu’il recèle (plutôt que de le réduire à une platitude équilibrée qu’on tolère en attendant de s’éclater dans l’esthétique ou le religieux).  Au fond, le stade éthique, c’est la conceptualisation, dans un langage kierkegaardien, de ce que j’appelle la vie ordinaire.  Du point de vue de la philosophie, j’y insiste, c’est l’abîme pur et simple.  Et si je dis que cet abîme n’a pas de fond, ce n’est pas parce qu’on ne l’atteint jamais, mais bien parce qu’il est dépourvu de toute profondeur.  Je parle ici d’un abîme superficiel -- bien plus effroyable que celui qui se découvre lorsque le sol se dérobe et que le néant se révèle sous les espèces d’un précipice tout aussi passionnant qu’insondable – précisément en ceci qu’il ne cache rien et n’annonce rien d’autre que sa platitude routinière. (À la limite, c’est la version la plus dégénérée, mais peut-être aussi la plus incarnée, de la pensée de l’éternel retour, celle que Zarathoustra reproche à ses animaux de réduire à une ritournelle : tout revient, tout revient…).  Bref, c’est l’abîme donné dans le cafard (qui revêt pour moi la même importance que l’angoisse au sein de la philosophie existentielle).

L’abîme classique est vertical : c’est un trou dans lequel on tombe.  Mais l’abîme de la vie ordinaire, bidimensionnel, est horizontal : c’est une nappe d’huile ou de glace sur laquelle on surfe.  (Voir les nuances du vertige dans les deux cas.)

Le cafard n’est pas l’ennui profond.  Dans ce dernier cas (si je suis les analyses que Heidegger y consacre dans son séminaire de 1929), tout est laissé vide, sans substance, sans relief : tout est comme s’il n’était pas, tout est égal (un débat de très haut niveau entre deux spécialistes de la situation au Proche-Orient n’est ni plus ni moins important que le roulement d’une canette vide de Pepsi sur le parking d’un centre commercial de la Rive Sud, un mardi après-midi du moins de novembre à 16h23…).  L’ennui profond est le dernier stade de conscience philosophique qu’il est possible d’atteindre avant de sombrer dans la dépression.  Mais le cafard est plutôt un état de sérénité nauséeuse qui, justement, n’ouvre pas sur la dépression, qui ne fournit par conséquent aucune excuse, pas même morbide, pour ne pas continuer à jouer le jeu et à vaquer aux occupations du stade éthique.  Le cafard se réduit à la conscience de l’inéluctabilité de la tâche suivante, moins l’enthousiasme qui devrait l’accompagner : je fais ce qu’il faut, je prépare le cours de demain, je libère le bac à vaisselle, etc., mais je fais tout cela moins par justification de ma liberté que par annulation systématique des options qui la ridiculiseraient ou la caricatureraient, je veux dire : des options qui conduiraient la liberté à faire une folle d’elle-même.

Le cafard est le point de friction entre les deux principales significations de la liberté (négative et positive).  Ainsi, je me découvre libre de… mais ce volet négatif de la liberté ne se découvre qu’a posteriori, c’est-à-dire dans le glissement insensible, sournois, qui fait que je me ressaisis au bout du compte libre pour… et seulement pour... c’est-à-dire condamné à un tas de petites responsabilités démoralisantes.  Le paradoxe que constitue le cafard tient dans la conscience du fait qu’une fois la transition effectuée, la signification positive de la liberté se traduit comme négation de la négation, soit une négation déterminée à l’endroit de la liberté négative elle-même.  Le cafard n’est pas tellement conscience de l’impossibilité de revenir en arrière (de rétrocéder du positif au négatif de la liberté) que la conscience du ridicule qu’il y aurait à le faire.

Sartre nomme Conversion ce moment existentiel, on ne peut plus dramatique, où la liberté renonce d’un seul coup à son projet fondamental pour en adopter un autre.  Par exemple, un professeur émérite renonce à son emploi, quitte sa famille, et décide pour finir de se confiner à son sous-sol et d’écouter en boucle de vieilles reprises de Goldorak.  La liberté qui s’était manifestée jusque là en fonction d’un système de responsabilités bien précis, tire elle-même la chaise sur laquelle elle est assise et redécouvre, dans la violence et le vertige qui caractérisent la remise à zéro du compteur existentiel, le fond dont elle est issue, soit la liberté négative (ma liberté me permet de faire tout ce que je veux, y compris de renoncer en bloc au système d’engagements qui donnait jusque là un sens à ma vie).  Mais ce que la philosophie de l’existence nomme Conversion, le cafard l’identifie plutôt comme Ridicule.  En cela, le cafard se méfie des coups de théâtre de la liberté négative – il n’y voit rien que des épisodes de démence esthétique.

Pour le dire dans la langue de Hegel, le cafard est la vérité de la vie ordinaire.

La philosophie est une réponse interminable à l’objection de la vie ordinaire.  Cette réponse se dévalue d’être sans fin, d’où le renversement : ce qui se présentait dès l’abord sous la forme d’une objection devient la seule réponse concluante à ce qui n’en finit pas de répondre.  L’objection de la vie ordinaire saute par-dessus la réponse que lui apporte la philosophie, elle annule cette réponse et lui renvoie l’image du vide monologué où elle s’enlise.

La souffrance de la vie ordinaire commande une éthique de l’assiégé.

Soit l’expérience du cafard traduite dans un langage commun et édulcoré : «Je me lève, je saute dans la douche, je m’habille en vitesse, j’engouffre deux tartines de pain grillé, je me précipite dans ma voiture et je roule jusqu’au collège.»  Cette description est correcte dans la mesure où elle s’en tient aux faits donnés à l’intérieur de la situation, c’est-à-dire aux stricts événements que le cafard a pour effet de réduire à des états de choses dégraissés.  Mais cette description est incomplète dans la mesure où elle évacue la disposition affective du cafard.  Si je l’intègre à la description précédente, on obtient à peu près ceci : «Je tape sur mon horreur de réveille-matin et je m’assois au bord du lit.  Je me lève, je me dirige à la salle de bain et je pisse dans mon horreur de bol de toilette.  J’entre dans la douche, je règle le jet, je me savonne, je sors de la douche, je m’empare de mon horreur de serviette, et je me sèche.  Je sors de la salle de bain, j’ouvre le placard et j’enfile une horreur de chemise avant de descendre à la cuisine.  J’ouvre le frigo, je me tartine deux tranches de pain que j’engouffre avec horreur.  Je sors de la maison, j’ouvre la portière de mon horreur de voiture, je démarre, je tourne le coin de la rue et je fonce en direction du collège pour y donner un cours positivement horrible»  (Voir la scène finale dans London Fields de Martin Amis.)

J’ai dit plus haut que le cafard est la vérité de la vie ordinaire.  Mais quelle est la vérité du cafard lui-même?  C’est l’horreur.

L’horreur peut épouvanter, elle peut écoeurer ou révulser.  De l’angoisse à la nausée, la philosophie de l’existence recense à peu près toutes les variantes de la donation de l’horrible.  Mais que devient l’horreur lorsque, fondue aux réflexes du quotidien, elle se fait encore voir comme horreur?  (Cette araignée est horrible, il n’y a pas de mot plus juste pour décrire ce que j’éprouve à sa vue, et pourtant elle ne m’épouvante ni ne m’horripile, je ne tombe pas en convulsions lorsque je la repère au-dessus de la fenêtre.  Simplement, je l’ai en horreur.)  La vie ordinaire révélée dans le cafard est nécessairement la vie que nous avons en horreur.

L’horreur dont je parle est celle qui se confond si bien à la quotidienneté de la vie ordinaire qu’elle n’autorise ni recul ni dégoût.  Sa dilution dans l’ensemble des actes, des tâches et des gestes de la routine ne lui permet jamais de se concentrer au point de paralyser l’engrenage (elle est le double gluant de la vie).  Mais alors pourquoi la préférer à la philosophie?  Il faut revenir au début, non pas à la case départ, mais à la casse d’origine.


3

De l’étonnement au cercle interrogatif
(à venir)




4

Le renvoi infini de l’interrogation à elle-même.  Approche schizo-transcendantale de la scène primitive.


4.1  La réflexion qui vise l’interrogation en tant qu’expérience intime (ou interrogation pure) est en elle-même interrogation, elle est d’emblée renvoi infini d’elle-même à sa saisie.  Si cette expérience doit se traduire sur le plan de la représentation, c’est d’abord au prix d’une fission de soi, je veux dire : au prix de l’ouverture d’un espace littéralement schizophrénique, mais que la folie n’a pas encore investi.

4.2  Sur le plan de la représentation, l’expérience s’articule comme scission de l’interrogation sous la forme de l’infinitif (l’interroger) et de son application (l’interrogé) au sein d’un champ interrogatif particulier.  Mais l’interrogation qui se saisit elle-même à la source ne s’atteint qu’en deçà des champs qui rendent effectifs sa propre scission, car au sein de ce processus auto-affectif n’est donné qu’un pur renvoi, ou si on veut, qu’une libre circulation de l’interrogation au centre de sa catastrophe.

4.3  La représentation s’entend comme la saisie des termes scindés (interroger et interrogé, Ir et Ié) une fois la scission effectuée, c’est-à-dire nécessairement après la rupture du renvoi infini de Ir à Ié et de Ié à Ir, dans ce que l’on pourrait appeler un champ interrogatif particulier (problème, question ou énigme).  Mais que serait une représentation de l’événement avant la scission?  Autrement demandé, comment l’interrogation pourrait-elle se représenter ce renvoi infini d’elle-même à elle-même?  Impossible, car l’interrogation se pénétrant elle-même est renvoi infini à ce renvoi en tant que tel.  Dans son événement, l’interrogation se cherche en deçà de toute représentation, mais comme elle n’en persiste pas moins à se chercher, elle perçoit immédiatement l’exigence d’une saisie intime de soi, non pas sur le plan de l’image et de la réflexion, mais bien plutôt sur le plan de la spéculation (un rapport à soi sur le mode du tournis et du cœur qui lève).

4.4  La difficulté est que l’interrogation pure ne peut se saisir que cherchée.  Ne pouvant ni se savoir ni s’ignorer sans se nier du même coup, la recherche ne peut que s’enfoncer en elle-même.  Elle ne peut pas parfaitement s’ignorer (elle se cherche) ni parfaitement se connaître (elle se cherche).  Le se-chercher seul peut donc se donner (car ni ce qui cherche ni ce qui est cherché n’est donné au sein de l’interrogation pure).  C’est seulement de cette manière que le renvoi de «?» à «?» peut se saisir sans être parasité par le positif, c’est-à-dire par tout objet susceptible d’obstruer le maelström interrogatif et de conjurer sa nausée constitutive en lui imposant la linéarité d’une interrogation ponctuelle. 

4.5  En tant que c’est la recherche pure et rien d’autre qui doit apparaître, le phénomène de la recherche elle-même doit être donné, mais non selon le mode des objets (toujours obstructifs, par définition).  Elle doit être donnée comme seul un événement peut l’être et uniquement dans la mesure où il peut l’être sans se nier comme événement.  La donation de l’événement ne peut donc pas se produire sur le plan de la représentation car celle-ci a aussitôt pour effet de le figer, de le glacer et ainsi d’aliéner l’événement en tant que tel, c’est-à-dire de ruiner sa production au profit de son arrivée, son élan au profit de son état, son actualité insaisissable au profit de son historicité répertoriable.  À ce titre, la donation de l’événement appelle moins une représentation qu’une méditation, car la méditation, et elle seule, correspond à un exercice intellectuel qui ne s’arrête pas à ce qui lui est donné, mais s’enfonce à l’intérieur de lui : la méditation se caractérise par le fait qu’elle ne cesse jamais de chercher ce qui est donné.  Loin d’épuiser ce qui se donne à elle, c’est plutôt elle qui s’épuise à considérer infiniment ce qui lui est donné.  La recherche pure se manifeste donc comme méditation, à savoir comme l’événement qu’elle est en tant que pur mouvement de recherche de soi, comme pur mouvement de «se chercher».

4.6  On accède ainsi à une intuition du «?» pur, non pas comme point figé ou point à la ligne, mais bien dans la force événementielle qu’il déploie en vue de coïncider avec lui-même du sein même de cette force.  À partir d’ici, l’interrogation s’interroge donc elle-même en tant que pure force tendue vers soi-même, ce qui signifie qu’elle se tient à distance de ce qu’elle est horizontalement en tant que renvoi infini d’elle-même à elle-même pour se trouver verticalement dans ce processus de recherche de soi, donc pour se «voir« comme méditation.  Elle génère donc spontanément une psychose transcendantale entre ce qu’elle est en tant qu’elle se cherche (méditation) et ce qu’elle est en tant qu’elle se trouve en train de se chercher.

4.6.1  Cette psychose transcendantale est à distinguer de la scission simple de l’interrogation en Ir et Ié.  Il s’agit d’un écartèlement conceptuel tel que la recherche de soi apparaît à soi-même mais comme à distance de soi, et non seulement comme une vague sensation éprouvée du sein de son écoulement interne.  Cet écartèlement ouvre l’espace à l’intuition du «?» comme force pure ou pur effort en vue de l’atteinte de soi.)

4.6.2  La psychose est qualifiée de transcendantale, car contrairement à la scission simple qui rend possible la modalisation de l’interrogation en un champ interrogatif déterminé (problème, question ou énigme), le schizos propre à cette psychose n’a pas pour visée ultime la déposition du «?», mais bien la conservation de ce dernier et son entretien ténébreux au sein de la recherche de soi.  C’est donc dire que ce que nous intuitionnons ici, nous le savons pas à proprement parler, nous ne le déposons pas dans un champ interrogatif polarisé par l’abolition de soi au sein du savoir.  Mais ce que nous intuitionnons ne nous confine pas pour autant à une ignorance simple de ce qui est intuitionné, car ce qui est intuitionné, bien que non su, est pourtant compris – compris en tant qu’intérieur à cette intuition (la distance qu’elle instaure entre elle-même et l’événement de la recherche de soi demeure une distance immanente) et en tant que non étranger (la psychose transcendantale n’est pas une forme d’aliénation simple, elle n’est pas immanente à l’esprit, mais elle introduit l’esprit à l’inconfort paradoxal d’une immanence qui le déborde, d’une intériorité qu’il voudrait bien reconnaître comme sienne, mais dont il ne marque pas lui-même les limites; la scission transcendantale asservit l’esprit à la lumière qui le réclame en vue d’accéder à une expérience interrogative qui soit totalement transparente dans la traversée qu’elle effectue de soi-même; que cette transparence ne soit peut-être pas faite pour l’esprit, qu’elle ne soit pas exactement conçue sur mesure pour lui, que la lumière libérée par cette transparence puisse éventuellement calciner l’esprit et le vouer à une errance apocalypsychotique, cela est parfaitement secondaire et n’a pas à être considéré ici.

4.7  Au sein de la psychose transcendantale, l’interrogation se scinde d’avec elle-même de telle sorte qu’elle se trouve en train de se chercher.  Qu’est-ce que cette interrogation interroge?  Elle interroge cette force, cette pure recherche de soi avec laquelle elle coïncide : elle l’interroge en tant qu’elle la trouve.  Et comment ce qui est trouvé interroge-t-il l’interrogation à son tour?  Il l’interroge en tant que ce qu’elle trouve, elle ne cesse jamais de le trouver.  Elle trouve la méditation, mais celle-ci est recherche de soi, et trouver la recherche de soi, c’est se trouver sous les espèces d’une infinie recherche de soi.  L’interrogation pure est une méditation radicale : elle se trouve dans le mouvement même de se chercher infiniment, et se cherche dans le mouvement même de se trouver infiniment.

4.8  La méditation n’est rien d’autre que la pensée qui se saisit comme interrogeante et qui interroge en retour cette saisie elle-même.  Pour cette raison, la pensée ici ne pose rien, ce qui ne revient cependant pas à affirmer qu’elle pose le néant puisqu’elle ne se pose même pas elle-même comme ne posant rien.
L’impression de vacuité spéculative peut toutefois être justifiée du fait que la pensée dont il est ici question n’a rien de commun avec une visée de la conscience ou, plus largement, avec la structure de son intentionnalité (ce qui fait que la conscience est toujours conscience-de).
La pensée interrogeante relève d’un ordre foncièrement distinct de toute conscience en général : la pensée n’est pas conscience, elle est pensée, et pour autant qu’elle se manifeste comme pensée interrogeante, elle se manifeste comme pensée purement et simplement.  C’est pourquoi j’affirme que l’interrogation est analytiquement comprise dans le concept de pensée, et que le concept de pensée se réduit sans reste à celui de l’interrogation.  Dire que la pensée est interrogeante revient donc à exprimer une tautologie.

4.8.1   Si je dis que je pense (peu importe l’objet de cette pensée), comment puis-je savoir que je suis effectivement en train de penser à quelque chose, et que je ne suis pas simplement conscient de cette chose?  À quoi puis-je reconnaître que je pense quand je dis que pense, et que je ne suis pas plutôt en train de faire n’importe quoi d’autre (marcher, danser, laver la vaisselle ou *&%$%/& ?).  Je le reconnais à ceci que je suis en état d’interrogation, et je ne vois pas à quel autre signe je pourrais reconnaître une telle chose, si tant est que l’acte de penser ne se réduit pas sans reste au fait d’être conscient de quelque chose, donc, qu’il y a dans l’exercice même de la pensée quelque chose d’irréductible à l’intentionnalité de la conscience.) 

4.8.1.1   Supposons que le evil twin brother de Descartes affirme : «Comme le dit mon frère, je pense donc je suis.  Mais attention, quand je dis que je pense, je ne veux pas simplement dire que je suis conscient de quelque chose…»  Dans ces conditions, qu’est-ce qui pourrait faire sens de l’énoncé du frère de Descartes s’il affirme qu’en pensant, il ne fait pas qu’être conscient de quelque chose?  Autrement demandé : comment peut-il savoir qu’il pense s’il n’interroge pas au moment où sa pensée se déploie?  Qu’est-ce qui lui permettrait d’affirmer qu’il pense s’il cessait d’être en état d’interrogation au moment où il affirme être en train de penser?).  Réponse : rien.

4.9  Dans la pensée comprise comme interrogation, on se saurait rencontrer aucune instance qui soit, à proprement parler, posée : nous n’avons affaire ici qu’à un processus de renvoi infini de «?» à «?».  Affirmer que le signe «?» est déjà l’indice d’une position – le «?» n’est-il pas déjà posé en tant que repérable sous cette notation? – serait admettre que le référent de ce signe est une entité simple.  Mais le «?» n’est pas une entité simple, ni double, ni multipliée de quelque façon que ce soit, mais seulement processus, pur mouvement de se-chercher.  Or un tel mouvement ne se laisse pas poser à moins qu’on ne s’y rapporte à partir des termes qui le balisent.  Mais les termes du mouvement sont ici le mouvement lui-même, et c’est pourquoi le «?» ne saurait se poser (ou se re-poser) ni en son commencement, qui est déjà envoi, ni en sa fin, qui est d’avance renvoi à l’envoi.  Le mouvement du «?» coïncide avec le paradoxe d’un recommencement qui ne se termine pas : il n’est jamais en position de purement commencer ou de tout simplement finir.

4.9.1  Mais ne peut-on pas admettre que la position du «?» est possible, sinon à partir de la pensée elle-même (soit d’un point de vue immanent), du moins à partir de la conscience ou de la raison?  Prendre conscience de ce processus, ne serait-ce pas justement le poser?  Non, car la conscience peut être conscience de tout et demeurer «conscience-de»; toutefois, dès qu’elle est «conscience-de» l’interrogation, elle n’est plus conscience, mais elle-même interrogation ou pensée.  Si j’affirme que je suis conscient de ce processus du «?» pur se cherchant lui-même, ce n’est donc pas du «?» pur lui-même dont je suis conscient, mais seulement de son concept
Or il semble bien que le discours tenu depuis le début de cette section soit un discours portant uniquement sur le concept du «?» pur.  De fait : ce qui a été posé en ce discours, ce qui ne pouvait qu’être posé en lui et à partir de lui, c’est le concept de l’interrogation. 

4.9.1.2  De ce point de vue, le statut du discours qui se déploie du point 4.1 au point 4.7 est impossible : il apparaît comme la présentation immanente et non conceptuelle du «?» à lui-même et en lui-même.  Impossible, ce discours n’en existe pas moins.  J’étais donc fou en l’écrivant.  Je ne le suis plus.  Et quand bien même je me tromperais sur ce dernier point, cela n’aurait aucune importance ici.  La seule chose qui compte, c’est de savoir au juste ce que je suis en train de faire ici, ce qui se passe ici, ce qui s’écrit ici et comment en sortir.

4.10  Ceci m’amène à examiner d’un peu plus près le statut du discours qui est tenu en ce moment, et donc à poser la question suivante : ce discours est-il celui que tient une interrogation «dégénérée» pour parler de l’interrogation pure, ou bien s’agit-il plutôt d’un discours interrogatif-réfléchi en ce sens qu’il représenterait quelque chose comme la modalisation originelle de l’interrogation, modalisation telle qu’elle n’équivaudrait pas à déposer le «?» pur en le posant dans son discours (contrairement aux autres modes interrogatifs déjà annoncés)?

Du point de vue du «?» pur, il est certain que le discours tenu en ce moment peut apparaître comme une «interrogation dégénérée», ce qui serait sans doute fondé si ce discours se fixait comme objectif de décrire l’interrogation comme telle, en elle-même.  Mais précisément, là n’est pas la raison d’être de ce discours : celui-ci peut tout au plus s’attacher à décrire le concept du «?» pur, mais là encore, cette description n’est pas la fin visée par ce discours.  Son but est plutôt de décrire le passage de l’interrogation à lui-même en tant que discours, c’est-à-dire à la réflexion et à la modalisation pures.  Son but est donc de parvenir à générer en les décrivant ses propres conditions de possibilité.  En ce sens, ce discours (bien réel) veut principalement savoir comment il est en lui-même possible.  C’est pourquoi il n’apparaît pas comme une figure dégénérée de l’interrogation, mais bien comme la figure la plus épurée de la réflexion, c’est-à-dire de l’interrogation qui s’interroge elle-même en tant qu’elle interroge quelque chose d’autre (ou en tant qu’il lui est possible de le faire).

Ce discours n’est donc ni simplement celui du «?» pur se cherchant lui-même (car il pose et expose ce qu’il découvre), ni celui d’une simple conscience descriptive (car l’altérité visée ici par la conscience est interrogée sur le plan de son rapport possible à la pensée), et pas davantage celui d’une simple réflexion modalisée (entendue comme champ interrogatif ou interrogation «linéaire» d’un type d’objets concrets).  Mais qu’est-il donc dans ce cas?

4.11  Parce qu’il pose, parce qu’il interroge ensuite ce qu’il pose, et finalement parce qu’il va jusqu’à poser le concept de cette interrogation qui interroge ce qu’elle pose, ce discours est réflexion pure : pure parce qu’elle est interrogation s’interrogeant elle-même (donc non dégénérée), et réflexion parce qu’elle s’interroge elle-même en tant qu’interrogation de quelque chose en général.  Ce discours est la toute première modalisation de l’interrogation, la plus originaire de toutes car en posant le concept de l’interrogation, il ne dépose pas l’interrogation elle-même, bien qu’il renferme analytiquement en lui tout ce qu’il faut pour rendre compte de du processus déposant des autres modalisations.

4.11.1  On peut s’appuyer ici à un schéma :
I
0
A, B, C…
dans lequel I = interrogation pure, A, B, C… = modes et de l’interrogation, et 0 = réflexion pure.
A, B, C… sont d’abord des modes dinterrogation, soit diverses façons de faire porter le «?» sur autre chose que lui-même.  En tant que modes d’interrogation, A, B, C… incarnent un style interrogatif qui résulte de la manière dont l’interrogation et le monde entrent en relation, s’interpénètrent.  Cependant, A, B, C… demeurent tout aussi bien des modes d’interrogation, ce qui signifie que, en tant que modes, ils visent toujours, chacun selon son style, une déposition du renvoi infini de «?» à «?»

Ainsi, ce qui fait que les modes de l’interrogation sont également et en même temps des modes de déposition de l’interrogation, c’est qu’il n’y a pas de «A?» sans dissolution possible de ce dernier, pas de «B?» sans déposition concevable de celui-ci, etc.  En tant que modes de l’interrogation, A, B, C… phénoménalisent un style de déposition de l’interrogation, donc un style positif dans la mesure où l’interrogation ne sort pas «indemne» du monde où elle a pénétré.

4.11.2  Dans le schéma, 0 désigne l’événement de la réflexion dans la mesure où celle-ci permet à l’interrogation de se rapporter à elle-même en tant qu’interrogation de quelque chose en général, et non plus seulement d’elle-même, mais non pas encore de quelque chose de particulier.  L’interrogation médite le fait qu’elle peut tout interroger, y compris elle-même.  En vertu de ce y-compris- elle-même, l’interrogation est réflexion pure.  En d’autres termes, une scission non transcendantale s’ouvre en elle entre ce qu’elle est en tant qu’elle s’interroge elle-même, et ce qu’elle peut être en tant qu’elle s’interroge elle-même comme interrogation-de-quelque-chose-en-général.

4.11.3  C’est dire que dans le 0, nous rencontrons deux forces opposées.  L’une, interrogative, cherche à conserver l’infinité du renvoi de «?» à «?».  L’autre, positive et/ou discursive, cherche à interrompre l’infinité du renvoi en lui imposant, de l’extérieur, la linéarité du visé et du posé.  La particularité du 0 est de rendre possible un équilibre parfait entre les deux forces, ce qui a pour résultat d’amener l’interrogation à interroger quelque chose (exigence de la modalisation), mais de telle sorte que le quelque-chose interrogé par l’interrogation soit elle-même en tant qu’interrogation de quelque chose (exigence de l’interrogation).

4.11.4  Cet équilibre est parfait, non parce qu’il ne saurait être rompu, mais parce qu’avant de se rompre, soit sous forme de méditation, soit sous forme modalisée, il permet à l’interrogation de s’exposer au discours, et cela sans se nier, c’est-à-dire sans que la position du concept de l’interrogation coïncide avec la déposition de celle-ci.  D’où le concept de réflexion pure pour désigner le 0 : ici, réflexion et «?» pur se rencontrent dans le concept du «?» pur, c’est-à-dire dans la scission non transcendantale de la pensée en interrogation s’interrogeant elle-même et en interrogation s’interrogeant elle-même en tant qu’interrogation de quelque chose en général.

Dans le second terme de la scission, l’interrogation est reconduite au concept d’objet en général, elle est mise devant le fait de son pouvoir d’être interrogation de tout, mais parce que l’objet ici est vide de tout contenu – il ne s’agit que de la forme de l’objet = X – l’interrogation peut revenir à elle-même sans se déposer car une forme vide n’a pas le pouvoir de rompre le renvoi infini de «?» à «?».  (Le X, parce qu’il n’est pas déterminé, apparaît formellement à l’interrogation comme redoublement de «?»).

4.12  Avant la scission non transcendantale, on est en présence de ceci :
de «?» à «?» 
Mais après cette scission, on est plutôt en présence de ceci :
de «?» à (de «?» à «X?» et de «X?» à «?»), et de (de «?» à «X?» et de «X?» à «?») à «?»


5
Les champs interrogatifs


6
Retouches de l’éclair

6.1
Nietzsche et l’éternel retour

La pensée de l’éternel retour est inséparable de la question de savoir quelle est cette pensée.  Toute «réponse» à la question «qu’est-ce que l’éternel retour?» n’évacue jamais la question de savoir si cette réponse est «juste» car cette pensée va de pair avec la capacité d’endurer – et non de liquider – le questionnement le plus lourd.  La pensée de l’éternel retour est l’expérience de l’éternel retour de la question qui gît au centre de cette pensée elle-même.  Voir l’expérience de pensée du Démon dans Le Gai savoir. (à compléter)



6.2
Bataille et le non-savoir
ou
Bataille en boisson
(à venir)




7
Fermeture éclair
(à venir)





PLAN DES SECTIONS:
1- Infection
2- Éthique de l’assiégé.
3- De l’étonnement au cercle interrogatif.
4- Le renvoi infini de l’interrogation à elle-même (approche schizo-transcendantale)
5- Les champs interrogatifs (problème – question – énigme – mystère). 
6- Retouches de l’éclair
            6.1  Nietzsche et l’articulation de la pensée de l’éternel retour
            6.2  Bataille et le non-savoir (Bataille en boisson)
7-  Fermeture éclair