jeudi 26 juin 2014

Le clan Kafka


Étrange de relire Le Château au moment même où on se retrouve dans l'entre-deux du déménagement, l'absence à soi fertilisée en raison du rangement des miroirs communs qui prennent un à un le chemin des boites.

Le nom de famille amputé de sa suite et de son propre, le K sans afka, le L sans angevin, le B sans outin et le S sans avoie.

Le propre arrêté au point de f(r)iction qui l'annonce et le voile, tant l'indifférence est le vecteur d'un mouvement, d'une avidité de néance s'accélérant dans le passage.

Je lis: «Dans le vestibule Barnabé avait déjà disparu.  Il venait cependant à peine de sortir. D'ailleurs, même devant la maison, -- la neige tombait de nouveau, -- K. ne put l'apercevoir. Il cria: Barnabé! Nulle réponse, Barnabé se trouvait-il encore dans la maison? C'était, semble-t-il, la seule explication possible. Pourtant K. jeta encore le nom de toute la force de ses poumons. Le nom passa comme un tonnerre dans la nuit. Une faible réponse parvint, à une distance incroyable. Barnabé était-il donc déjà si loin?»

Bonne question.

Et il est étrange, je ne dirai pas d'habiter, mais de se laisser hanter par la question, de passer en elle le temps de passer à autre chose.  Ni exil ni errance, plutôt une nostalgie couleur crème, un changement de sujet dans la suspension provisoire, infra-dramatique, du familier, et la sensation de soi comme en terrain vague, là où les faibles réponses parviennent (de fait) à une distance incroyable.

C'est le roulement de train qui ouvre la nuit d'été.

Les amis dont on ne sait à quoi ils pensent à l'instant même où on pense à eux.

C'est le roman qu'on avait projeté de relire et qu'on se reproche d'avoir rangé un peu trop vite dans une boite de Citra ou de Fleur du Cap.

C'est K., L., V. ou D., affiché incomplet et (tiens, tiens, tiens) une vieille conserve de rillettes de canard retrouvée entre deux sachets de pâtes fourrés au fond d'une armoire.



lundi 16 juin 2014

Lectures 2

Extraits de Antonin Artaud, Oeuvres complètes, XI, Lettres écrites de Rodez, 1945-1946, Gallimard, 1974.



Il est persuadé de penser et de vouloir et il ne s'aperçoit pas que c'est l'autre qui pense, sans même lui demander son avis ou son choix.  (45)

*

(...) le Je qui se croit par raison sensé, ayant un sens et y entrant toujours alors qu'il est le plus stupide de tous de s'égarer dans cet hideux couloir du sens, quand les choses n'en ont jamais eu (...)  il y a dans le coeur plus de dix mille êtres, et JE n'est qu'un être (...)  (92)

*

L'homme qui vit sa vie ne s'est jamais vécu soi-même, il n'a jamais vécu son soi-même, comme un feu qui vit tout un corps dans l'étendue intégrale du corps, à force de consumer ce corps, l'homme ne se vit pas tout soi-même à chaque minute de son corps, dans un espace absolu de corps, il est tantôt genoux et tantôt pied, tantôt occiput et tantôt oreille, tantôt poumons et tantôt foie, tantôt membrane et tantôt utérus, tantôt anus et tantôt nez, tantôt sexe et tantôt coeur, tantôt salive et tantôt urine, tantôt aliment et tantôt sperme, tantôt excrément et tantôt idée, je veux dire que ce qui est le moi ou le soi n'est pas axé sur une perception unique, et que le moi n'est plus unique parce qu'il est dispersé dans le corps au lieu que le corps soit rassemblé sur soi-même dans une égalité sensorielle absolue (...)  (103)

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Comment, Jean Paulhan, ne voit-on pas le monstrueux complot souterrain qui a lieu de par le monde pour maintenir les choses dans le pli utérin de la plus stupide et la plus niaise routine et que ce pli est criminel et voulu par toute la tourbe analphabète d'incultes qui compose l'humanité.  Laquelle n'eut jamais d'autre idéal que ce bestiaire d'infinitésimaux obscènes qui tourbillonne dans son sexe femelle et les testicules de son anus et de ses seins.

À moi il importe de savoir et de dire que Jean Paulhan a été malade parce qu'il croit comme tout poète vrai que la vie est une force explosive fécale elle ne se passe pas à cocoter dans le placenta glaireux des araignées, des mites et autres parasites de notre inconscient propre comme le fait aujourd'hui toute l'humanité.  (164)

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(...) les larves traînantes d'une antique syntaxe dans les squelettes de nos cerveaux.  (189)

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Avant l'âme il y a le cri du vrai, et le vrai est un mouvement d'os, car les os de l'insondable tonnent dans les abîmes de notre pauvre nature depuis trop de siècles piétinée.  (217)


http://ubu.com/film/artaud_labarthe.html