vendredi 3 février 2017

Notes pour une théologie esthétique, 11

En quoi le retrait, la solitude est-elle nécessaire, voire essentielle, pour entrer en état de théographie esthétique?

J'entends la solitude d'un chat immobile à la fenêtre, une scène qui allie la prédation tranquille à l'écran qui isole juste ce qu'il faut pour refouler le désir de déchirer, et laisser le monde revenir en fouettant le tracé de ses campagnes, égaré dans l'inventaire des os que le sang creuse, puis voir enfin ce qui se passe à travers le filtre de la sensation, à travers la fenêtre de l'aisthesis, la conscience (ou ce qu'il en reste) soulevant l'éclisse par amour de la fragmentation extrême, non partagée.

Savoir la nuit dehors, pour le dire dans les termes de Régis Jauffret, savoir cela et endurer sans drame et sans profit la crampe provisoire de la parole.

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Partons de la prémisse qu'on n'est jamais seul qu'avec soi.  La solitude sans fenêtre des pierres et des chemises ne nous est pas donnée.  D'entrée de jeu, la solitude se matérialise dans un montage de vitre teintée derrière laquelle je discerne les contours fuyants d'une silhouette qui est la mienne, oui, la mienne de toute évidence, mais qui ne m'appartient pas pour autant, que je ne possède pas à proprement parler, avec laquelle je ne coïnciderai jamais de plein fouet du fait qu'une vitre nous sépare, que la pellicule isophage d'une fenêtre nous disjoint.

Je suis seul avec moi, je suis d'ores et déjà ce retour de soi sur et en soi, cette hypothèse éclatée qui se prouve et se réfute du même souffle dans le ressac de quelque chose comme moi sur quelque chose d'autre que moi. Et c'est dans ce transit d'une ressemblance à une dissemblance, d'une approximation de moi à son double étranger, que la sensation rebat les cartes.

Ma solitude est hantée.  Plus précisément: elle est l'espace primitivement ouvert à toute possibilité de hantise future.

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L'autre en chair et en os ne me hante pas.  Il peut me combler, m'encombrer, me faire jouir ou me faire chier.  Mais il ne me hante pas.  Seul un fantôme peut hanter, c'est-à-dire passer sans posséder, luire à froid sans réquisitionner.  

Or la sensation est structurée comme un fantôme: une fois la solitude assurée aux fenêtres, la nuit dehors et le rire de la démence rangé sur la troisième étagère du discours, personne (ne) peut venir.

Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un (Rimbaud) 

Rimbaud ne dit pas: mais il y a quelqu'un.  Il ne dit pas: et pourtant il y a quelqu'un. Non, il dit simplement: et.  Il se limite à la conjonction de coordination la plus neutre, et précisément parce que la plus neutre, la plus singulière aussi.  Personne et quelqu'un: un fantôme.  

La conjonction disjoint, la coordination fracture.  Le fantôme est le plus vaste écart sensible entre des termes qui sont faits pour s'avaler mutuellement dès qu'ils se touchent.  Mieux (ou pire): le fantôme dit la faille la plus profonde entre l'écart et la coïncidence, ce que devient la coïncidence quand elle se confond avec l'écart, ce que signifie l'écart lorsqu'il s'éloigne de son propre concept au point de coïncider avec un simple passage, un exil sans durée déterminée, une sensation de dérive sans destination assignable. Presque rien.

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On ne lit pas Aquin ou Rimbaud.  Posté à la fenêtre de telle ou telle page des Illuminations ou de Prochain Épisode, on les laisse revenir, seul à soi avec sa nuit, la vitre ébranlée par le passage du train ou le ronflement des souffleuses, ça revient de très loin, la langue coule, le sang siffle et les mots se momifient dans un poème que personne ne recevra jamais à sa juste déchirure.