dimanche 20 mars 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (1)


 Je n'existe plus que dans cette descente où ma propre disparition me salue


Certaines oeuvres n'attendent personne.  Elles sont, elles fusent, elles vaquent à leur fatalité intime, se construisent en marge de toute fureur médiatique et leur exception se signale à ceci que le lecteur n'est toléré que dans l'exacte mesure où il se tait, se périphérise et reçoit sa propre contingence de l'oeuvre qui vient à sa rencontre.

Ce qui ne va pas sans entraîner quelques turbulences dans ce rapport que le lecteur-roi entretient d'ordinaire avec les livres qui lui tombent du ciel, poussent dans son pommier ou lui ont été suggéré par quelque chroniqueur dont l'enthousiasme inquiète.

Le lecteur-roi ne mesure pas assez le rapport idolâtrique qu'il entretient la plupart du temps avec tous ces livres qui ont été conçus sur mesure pour lui, qui n'ont été construits qu'en vue de le toucher, de poser la main sur lui, littéralement, et qui, à l'instar d'un miroir invisible, lui renvoient le reflet magnifié de ses désirs, de ses craintes, de ses lubies, voire de ses pelouses névrotiquement entretenues.*

Le lecteur-roi se sait nécessaire, il sait qu'il vient par définition avant le livre qu'on lui met entre les mains; il s'affirme essentiel en regard d'une oeuvre qu'il annexe à son existence comme la substance avale ses accidents dans les bonnes vieilles ontologies de notre enfance.

Mais il arrive (et c'est chose extrêmement rare) que des oeuvres renversent complètement le sens de cette relation, voire qu'elles subvertissent ce contrat esthétique, et foncièrement narcissique, qui règle le plus souvent les rapports du lecteur-roi au livre-sujet.

Il arrive parfois que le lecteur se sache immédiatement refoulé dans les marges d'une oeuvre qui, soudain, ici et maintenant, se passe souverainement de lui pour exister, qui n'a pas, à proprement parler, besoin de lui et de ses limites pour se déployer, qui n'a pas été construite pour ses beaux yeux ou par considération de ses affects socialement émoussés, oui, il arrive que le lecteur se découvre délesté de ses titres impériaux, exilé de sa propre expérience de lecture, mais en cet exil même, réquisitionné in extremis à titre de témoin de ce qui arrive comme cela ne peut arriver que dans l'ordre de l'une-fois-mille-fois.

*  

bonsoir canaille / ôte tes sales pattes de ce poème** 

Nulle méchanceté ici, plutôt un constat: le lecteur-roi, touche-à-tout, a forcément les pattes sales.  

Et si la saleté n'est pas une option, encore faut-il apprendre à se salir plus profondément, plus rigoureusement, encore faut-il se rappeler que la souillure, comme l'être, macule de multiples façons, et que si on doit se salir les pattes, mieux vaut le faire en les plongeant dans la terre qu'en refusant, souillure suprême, de se commettre de quelque façon avec la dureté primitive des ronces, des pierres et des racines.

*

La trajectoire poétique de Thierry Dimanche depuis les vingt dernières années correspond à une exception tranquille, jouant de sa force en toute extrémité, qui commande la retenue, voire l'ardente patience du lecteur.

Entrer dans cette oeuvre, d'où qu'on lui arrive, c'est être irrésistiblement entraîné dans un mouvement de descente, c'est s'exposer à une sévère épreuve de désorientation où les signes communément distingués du haut et du bas, du ciel et de la terre, de l'envol et de la chute s'offrent à des renversements inédits.

Car il s'agit de descendre, et si la poésie de Thierry D. peut être qualifiée d'infernale à certains égards, c'est en ceci qu'elle est, dès le départ et jusque dans ses dernières manifestations, toujours davantage engagée vers le bas, magnétisée par l'enchevêtrement des identités terrestres qui plongent en des régions qui ne sont pas d'emblée habitables ou hospitalières, et qui ne sont pas davantage ciselées en vue du dicible ou martelées à la mesure de l'intelligible.

Car il s'agit de descendre encore, de suivre ici le guide et de faire attention où on pose le pied.   De végétations mythiques en terres démeublées, de galeries forées au plus noir en escarpements taillés au plus froid, il s'agit de tenir ferme à ce fil qui n'est pas exactement d'Ariane, de s'agripper à la corde spéléographique que le poète minier nous tend, de s'orienter aux tremblements de sa lampe frontale et d'accuser réception de cette multitude de joyaux ramenés à la surface de la langue dans une confusion réglée de l'outil et de la matière.

*

Disons franchement les choses: la première sensation que tout lecteur non prévenu éprouve au contact de l'oeuvre de Thierry D., c'est d'avoir affaire à un poète que rien n'arrêtera, et dont l'écriture semble habitée, voire hantée, par une implacable nostalgie de l'obstacle.

En ce sens, la singularité poétique qui se met en branle ici me semble inséparable de cette quête qui consiste à se donner un indice de résistance qui soit à la mesure de sa progression, une altérité aussi rare qu'un monstre ou un diamant afin de freiner un tant soit peu la vitesse d'exécution de la langue lorsque, affranchie de toute force gravitationnelle, elle s'égale à l'infini de ses virtualités ludiques.

Comment insérer le signet de la clarté classique dans le feuilleté rocheux des régions barbares?  Cette première formulation du problème demeure bien approximative et appelle de plus étroites corrections, mais pour ce qui regarde cette poésie qui en est depuis longtemps à tu et à toi avec les puissances néantes et inférieures, tel me semble être à tout le moins le sens de la question première.

Il s'agira donc de descendre, et si, à une certaine profondeur, il pourra sembler que tout se retourne, ce ne sera pas simplement parce que le souffle manque ou que la lumière nous fait défaut, mais bien parce que cette ivresse du fond coïncide avec une leçon de chute, rien de moins qu'académique, un enseignement qui s'accompagne d'un indice de spiritualité extrêmement élevé, et que la lucidité de surface échoue à traduire dans le langage profane du sens soi-disant propre ou figuré. 

Il s'agira (rien de moins) de craquer le code du réel qui est retournement, et en ce sens, subversion, littéralement sens dessus dessous.  En d'autres termes, il s'agira de méditer sur le nom de Djeu, de creuser sous ce nom en se rappelant qu'ici le code sera toujours en avance d'une énigme sur son craquement.

*

Se situer.  Là où on commence, où s'amorce à notre insu la situation. Là où on ne peut plus tomber que par en haut.  C'est là, qu'on serait.***

Je suis un fantôme qui parle d’un fantôme à d’autres fantômes en usant de fantômes miniatures.  Faute de retour, j’invoque le grand retournement.**** 

Première certitude : on ne peut plus rassembler les morceaux de Djeu.*****

Ok, creusons.

(...)


*Sur le concept d'idole, je me réfère ici aux travaux de Jean-Luc Marion dans L'idole et la distance et Dieu sans l'être.

** d'où que la parole théâtre, L'Hexagone, p. 45.

*** Problème trente. L'observatoire souterrain, Prise de parole, p. 80.

**** Tombeau de Claude Gauvreau, Nouvelles Éditions de Feu-Antonin, p. 27.

***** Théologie hebdo, L'Hexagone, p. 147.