lundi 28 décembre 2015

Notes pour une théologie esthétique 7


«... (je ne sais pas si je t'ai jamais dit que, de plus, souvent je ferme les yeux en te parlant), quand ça passe bien et que le timbre retrouve une sorte de pureté "filtrée" (c'est un peu dans cet élément que j'imagine le retour des revenants, par l'effet ou la grâce d'un tri subtil et sublime, essentiel -- entre les parasites, car il n'y a que des parasites, tu sais bien, et donc les revenants n'ont aucune chance, à moins qu'il n'y ait jamais, dès le premier "viens", que des revenants.» (Jacques Derrida, La carte postale, 15)

*

à moins que dès le premier "viens", tout se pluralise dans la nécessité du retour
et que l'unique soit / soi-le-reste
demeure à savoir ce qui reste de soi
quand on soustrait
(dernière chance)
la prolifération des parasites
de la pluralité revenante
= toi





mardi 8 septembre 2015

Approche exopopolitique du 19 octobre 2015. De la prédation.

Comme ça, de bon matin, se mêler de politique comme d'une chose à laquelle on n'entend à peu près rien, c'est plus ou moins l'horreur.

La question se pose donc de savoir ce qui reste à dire lorsque le flair se substitue à l'analyse.  Je ne sais pas si c'est un effet de mes récentes lectures (les livres de Quignard), mais quand je passe en revue les candidats et que je considère froidement la gueule qui se tient derrière le discours, j'en arrive assez vite à la conclusion que la politique est affaire de prédation, et que toute question relative au vote que nous allons collectivement chier le 19 octobre prochain se rapporte, en fin de compte, à la question de savoir par qui et de quelle façon nous préférons nous faire dévorer.

Si je me laissais aller à quelques variations rimbaldiennes de type «cette famille est une nichée de chiens»,  je dirais que Harper est un reptile (crocodile tapi dans un étang de glaire froide), Trudeau un charognard ahuri (le cadavre du père est méconnaissable), Mulcair un diable de Tasmanie en rémission de rage, et Duceppe un renard argenté qui a pris une volée de plomb dans le derrière.

La prudence commanderait l'installation de trappes aux quatre coins de la citoyenneté, et une saine abstention.  Mais comment ne pas voter?

C'est pourtant simple: on n'a qu'à demeurer chez soi le 19 octobre prochain, regarder en rafale 6 ou 7 épisodes de American Horror Story (je conviens que ce n'est pas le choix le plus cohérent, mais bon), et laisser à notre prochain le soin de désigner les contours de la mâchoire qui claquera sur notre viande.

--  Lâche!  Nihiliste!  Cynique désabusé!

À voir.  Puisque nous avons depuis longtemps préféré la lente dévoration de nos cellules à l'éclat pur et dur de la révolution qui ne sert à rien (sinon à nous rappeler qu'être humain passe parfois par la décision de ruer dans les crocs du prédateur qui nous talonne), il faudra bien se rentrer dans la tête ceci: dans tous les cas, nous sommes cuits dans l'exacte mesure où on nous mange cru.

Le contrat social est un pacte de prédation au terme duquel nous apprécions à distance le goût de notre viande vive dès qu'elle se met à rouler dans la gueule du pouvoir.

Le 19 octobre prochain, je ne voterai pas. (Sinon, pour Jacynthe.) 

Le 19 octobre prochain, je souhaiterais que personne n'aille voter.  Je souhaiterais que pour une fois, les prédateurs se retrouvent à claquer dans le vide tout au bout de leur chaîne, qu'ils se dévorent entre eux ou qu'ils crèvent de faim.

Et nous, alors?  Ben, on sortira les tables dans la rue, on allongera les roses, les plats et les bouteilles, on se fera un vrai festin communautaire, un méga party de végétarisme économique.  Prédation zéro.

On décidera collectivement de reporter la date des élections au 24 décembre.  Un Grand Référendum de Noël dont la question sera:  Hééé, est-ce qu'il reste encore de la pizza?

Et la réponse sera oui.


jeudi 20 août 2015

Tableau de bord (parafiction 13)

521 août

Après la déflagration, il ne restait plus grand chose d'Edgar: l'aile nord des Galeries avait été soufflée, on n'en finissait plus de récupérer des débris ici et là, parfois même à plus d'une dizaine de kilomètres de l'épicentre de l'explosion (on avait même retrouvé une fontaine de Jugo Juice qui pissait encore la grenadine sur le boulevard Saint-Michel: les cols bleus avaient été contraints de l'achever à coups de pelle dans les boyaux fluorescents).

(Les nuages filaient au plus noir dans les glaces carrelées d'Anjou, ils accéléraient le passage de l'été au-dessus des cubes immobiliers d'un rose pastel: plus au sud, la Place Versailles renvoyait le ciel à sa platitude fondatrice.  La tautologie était la reine de l'est de la ville, il faisait chaud et les corps crépitaient comme un  éboulement de jujubes à tous les étages du stationnement souterrain.)

Noir de suie, je repris à pied le chemin de la 40, direction ouest cette fois.  Je me disais: mission accomplie -- mais à moitié seulement car il n'y avait que la tête d'Edgar pour me raccompagner; je l'avais saisie aux cheveux en plein vol, dans le souffle et la fission et le fouet artériel des vendeuses italiennes, et je ne l'avais plus lâchée depuis (le reste de son corps était porté disparu dans les gravats fumants, nivelés de toute urgence par les compresseurs d'Etat et les bétonnières qui versaient le silence dans la bouche des quelques survivants.)

Edgar-Tête ne semblait s'étonner de rien.  Chemin faisant, il s'exprimait à voix basse, dans un français baudelairien un peu étrange, mais dont la grâce formelle, légèrement surannée, projetait à la ronde un halo de lumière noire qui imposait le respect aux sectateurs du petit et du grand capital.

Parvenu à la hauteur de Lacordaire, je remarquai que la 40 était envahie par une foule de badauds qui se pressaient aux grilles du Motel Idéal, comme si on avait fermé ce segment de la transcanadienne à la circulation automobile afin d'y tenir une immense vente de trottoir.  Du nord comme du sud, les gens pressaient le pas, accouraient même en direction du motel.  Ce n'est qu'en m'approchant à mon tour que je distinguai, à droite du complexe, un panneau dont le flux digital diffusait en boucle le message suivant:

ICI EST LE MAYAZE D'ATAPIÉKALL ET D'ATADZULIE.  ÉTANZER, ICI, ON TE DONNE DES DZOE LOUIS GATTISSES MAIS FAUT TU ESTES L'AUTE BORD LA CLÔTURE

Alors que je tentais de contourner la foule par le sud, un policier qui faisait deux fois ma taille et mille fois mon poids m'intercepta en me fourrant sa poivrière sous le menton.  (Toute résistance était inutile: Torus lui-même n'aurait pas tenu 30 secondes contre un tel monstre.)

--  Qu'est-ce que tu niaises là, petit noncitoyen?
--  Rien, rien...  je voulais juste... je me promenais, je suivais le monde, rien de spécial...
--  C'est à qui la tête que t'as là?

Derrière sa visière métafumée et ultramiroitante, il m'était un peu difficile de deviner ses intentions.  À un certain point, j'en étais même à me demander si c'était bien à moi qu'il s'adressait.

--  Ma tête?
--  Pas la tienne, pas celle que tu fais, celle que tu tiens.  Fait pas l'épais, noncitoyen.  C'est une tête de mort que t'as là, c'est assez clair.  Alors dis-moi: où est le restant du mort?  

Il fallait la jouer serrée.  Pas question de laisser filtrer quoique ce soit sur mon ordre de mission: un classique en pièces détachées, voire en tête de poche, était toujours considéré comme l'incarnation de la terreur absolue aux yeux de l'État.  Dans ces conditions, le transport de classiques était un crime passible de mort immédiate, les camarades me l'avaient maintes fois répété.  Je n'allais pas les laisser tomber, même si le X me démangeait à présent de partout et que je me sentais sur le bord de raidir pitoyablement de la gueule et du cul...

Le policier accrut la pression de sa poivrière et me contraignit à relever le menton de quelques centimètres.  Dans le ciel, l'hélicoptère Teeveeaa déversait une avalanche de gratteux sur la foule qui scandait le nom des mariés aux abords du motel.  Un peu plus loin, une chroniqueuse culturelle qui ressemblait à Nicki Papoute déroulait le fil de son micro en expliquant aux teeveespectateurs que l'arrivée d'Atadzulie ne saurait plus tarder maintenant, et qu'on aurait droit à «!! une entée mémoable !!»

--  Monsieur l'agent... hmmpf...  si la tête que je tiens là est bien celle d'un cadavre, je vous signale qu'il s'agit toutefois d'une tête parlante; or, en règle générale, les cadavres ne parlent pas, donc...
--  Aaah, ta tête parle?  Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt?  Une tête coupée qui cause, tiens donc... Eh bien, montre-moi un peu ce qu'elle a à raconter...

Je brandis Edgar-Tête au niveau de la poitrine de l'agent, je la hissai bien haut comme un fanal: les yeux tristes, le sourire mi-figue mi-raisin, le léger affaissement du côté gauche du visage, tout correspondait au signalement de la célèbre spectographie du XIXe siècle -- à tel point que je craignis que le policier ne finisse par le reconnaître.  Je secouai Edgar-Tête deux ou trois coups, puis, après avoir expulsé une molaire ruinée, il se mit à parler d'une voix faible.

--  Oui, -- non, --  j'ai dormi; -- et maintenant, --  maintenant je suis mort.*

Le policier releva la visière de son casque et se massa vigoureusement le front.  Je vis que c'était un très vieil agent, soit qu'il fut au bord de la retraite, soit qu'il fut déjà retraité et qu'on l'ait invité à reprendre du service compte tenu des tensions sociales qui allaient croissant, le fait est qu'il me donna l'impression d'une usure spirituelle à peine supportable.

--  Bon, ça ira comme ça, noncitoyen, tu peux passer, mais je veux pas de niaisage avec cette tête de cul-là!  Et va pas foutre le trouble dans les familles, compris?
--  Compris!
--  T'es un gentil petit avorton?
--  Absolument!
--  Tu te crosses à mort chaque matin en présence de l'indice Nasdaq?
--  Religieusement!
--  Tu ne protestes pas quand l'État réclame 80% de ton salaire en impôts?
--  L'État est éternel, qu'il en soit selon ses saints calculs!
--  Tu te sens électrisé lorsque Atapiékall fait un discours politique?
--  Électrisé? Le mot est faible: je suis une ligne haute tension qui se sniffe elle-même de pylone en pylone jusqu'au grillage complet de tous les fusibles de l'anarcho-terrorisme!
--  Bon, bon, dégage...  Une dernière chose: tu devrais donner à boire à ta tête, je sais pas trop comment, mais tu devrais...  Jamais vu une tête aussi assoiffée que celle-là ...

*

Comme il était impossible de contourner la foule, je n'eus d'autre choix que de m'y enfoncer et de me laisser porter par le courant.  Grands-oncles, enfants perdus, grands-mères, ex-prisonniers, filles-mères, itinérants, chiens-saucisses, etc., je me coulais à l'horizontale dans un océan de dessous de bras, de chips au ketchup et de relents de vagins crevés.  Et plus je voulais échapper à la loi d'attraction esthétique du motel et de ses festivités, plus j'étais refoulé en direction du grillage.  À travers les mailles, les gens cherchaient à immiscer leurs ongles rongés afin de saisir au passage les coupes de vin en plastique que les invités d'honneur distribuaient aux fans qui hurlaient le plus fort le nom de leur idole.

À un certain moment, je me retrouvai moi-même le nez enfoncé dans la clôture avec Edgar-Tête coincé entre mon ventre et le grillage; le vieux Francis Reddy, qui passait de l'autre côté, hilare et titubant, le fit boire à même le goulot de sa bouteille de Château Poitras.  Le résultat fut que le vin coula tout droit à travers la gorge sectionnée d'Edgar-Tête: on eut dit que je pissais le sang sur mes chaussures.

Les lèvres rivées aux mailles métalliques, les gens hurlaient.  Pour ceux qui parvenaient à escalader le grillage et à sauter de l'autre côté, René Angelil défrayait les coûts de transport en ambulance.

--  ATAPIÉKALL, ATAPIÉKALL!!  QUAND EST-CE À L'ARRIVE, ATADZULIE?  QUAND?  QUAND?  QUAND?

Posté sur le toit du motel en tenue de Chippendale, filant à travers des escortes mal cokées et des serpentins radioactifs, le marié leur répondait:

--  !! BIENTÔT, MES NAMIS, TÈS BIENTÔT !!  EGADEZ HAUT DANS LE CIEL, PEUX PAS VOUS N'EN DIRE PLUS À CAUSE C'EST UNE SUPISE !! VIVE VIDOTON !!  VIVE LE QUÉBEK LIII-BEEUUE !!

Je devais à tout prix m'éloigner des grillages, reprendre la route, mais la pression exercée par le grand public était telle que j'étais à tout bout de champ refoulé en direction de la frontière à saveur de cuivre, ne gagnant tout au plus que quelques centimètres occidentaux à chaque tentative de dégagement.

Parmi les invités, je reconnus Michèle Richard en chaise roulante: l'oeil mort, la chevelure sale et la gueule déchaussée, elle semblait maximalement absente à tout ce qui se passait autour d'elle et ne prêtait aucune attention au jeune busboy qui lui léchait langoureusement les boucles d'oreilles.

À un certain moment, le maire Bapoume émergea de la fontaine de rhum and coke avec une serviette nouée autour de la taille. Il courut à la rencontre d'Ednis Coderre qui revenait justement des Galeries d'Anjou, complètement carbonisé, et le mit aussitôt au défi:

-- !! moé bapoume de bapoume de maire de !!  contre toé à rentre-bedaine coderre de coderre de maire de !! t'es-tu game ou t'es-tu pas? !!

--  !! moé pas game astique de bapoume de?? !!  amène ta bedaine par icitte !! ton stade vidoton n'a l'air d'un bescuit oreo qui evient de tsenobyl !! aweye aweye tape là-dans !!

Les deux prirent leur élan, il y eut comme un «flebouip!» et des grumeaux de guimauves grillées coulèrent sur les mailles du grillage, mais je ne fus pas témoin visuel du choc puisqu'au même instant, la pression de la foule m'éjecta des premières loges, et je roulai sur des vagues de têtes avant de me retrouver à l'extrémité ouest du motel.  Je nouai la chevelure d'Edgar-Tête à la ganse dorsale de ma ceinture et rampai laborieusement sous le pont formé par une multitude de jambes variqueuses, mon ventre s'écorchant au contact des ongles d'orteil qui émergeaient d'un marécage de gougounes passées à la bonbonne de peinture dorée.

--  !! OH MES NAMIS !! EGADEZ DANS LE CIEL !!  C'EST ATADZULIE QUI SAUTE EN PAASSUTE !!

De fait, quelqu'un venait tout juste de se précipiter d'un avion qui circulait à des milliers de mètres d'altitude au-dessus du motel.  Sur le toit, Atapiékall appelait à lui le vol plané de sa bien-aimée.

--  !!  MES NAMIS, POU FÊTER LA VENUE DE ATADZULIE AU MAYAZE !! ON VA ZOUER LA BONNE MUSIQUE !!  APÈS LES DZOE LOUIS GATISSES !! ACCUEILLONS DZOE DASSIN QUI VA INTÉPÉTER LA SANSSON DE COEU DE PIIATE  !!  LAI-MOI TOMBER !! VIVE VIDOTON !!  VIVE LE EFÉENDUM MAIS PAS TU SUITE !!

Lorsque j'aperçus Joe le Dasein se dandinant, micro à la main, aux côtés d'Atapiékall, je compris à quelle échelle il fallait désormais élever les oeuvres du nihilisme révolutionnaire.  Le X acheminait son travail de crucifixion cellulaire, ses pulsations contractaient toutes mes pensées pour les réduire à une seule: ne reste pas là.

--  Me semble qu'à descend pas mal vite...
--  Me semble aussi.
--  À serait pas supposée d'ouvrir son parachute, là?
--  Maman, maman, maman...
--  Regarde, ma pitoune, c'est Atadzulie avec sa robe de mariée! Ohh, la belle traînée de feu, t'as vu, pitoune?

*

J'étais déjà à bonne distance de la fête lorsque l'impact eut lieu et que les hélicoptères d'État se mirent, quelques minutes plus tard, à survoler le cratère boueux qui était tout ce qui demeurait du Motel Idéal et de ses annexes.  Dans les prochaines heures, les bétonnières se mettraient à l'ouvrage, tout serait nivelé en un rien de temps, cadavres ou survivants mêlés, comme on l'avait fait pour l'aile nord des Galeries quelques heures plus tôt.  Il ne se serait rien passé, personne n'entendrait plus parler de ce mariage qui n'aurait jamais eu lieu -- quel lieu? où lieu? quand lieu? sait pas sait plus j'aime ma femme et les fromages qui tuent.

*

Épilogue

À la hauteur du boulevard Saint-Michel, tout crotté et dégueu que je fus, un touriste français m'aborda.  Il me dit qu'il se nommait Michel Onfray, qu'il était philosophe invité dans le cadre d'un colloque organisé en son honneur à l'Auditorium de Verdun, qu'il avait depuis longtemps perdu son chemin, qu'il ne parvenait plus à le retrouver et qu'il craignait pour sa vie depuis qu'il s'était mis à errer dans les ruelles de Montréal-Nord.


Son témoignage me bouleversa, mais j'étais à bout de forces.  Il est vrai qu'il ne payait pas de mine.  Sa valise était éventrée, sa chemise maculée de taches de graisse, et le verre gauche de ses lunettes tellement fragmenté qu'on ne voyait même plus son oeil.

--  Monsieur, me dit-il, je vous en prie, aidez-moi, je suis attendu...  Je suis at-ten-du, vous comprenez?  Mais par malheur, et Dieu sait pour quelles raisons, je me suis égaré et j'ai été pris en chasse par des...  PUTAIN!  LES REVOILÀ!

Ma journée s'achevait sur la vision d'un touriste français qui prit la fuite en hurlant, poursuivi par une meute de jeunes handicapés mentaux qui portaient le dossard de la Garderie des Hell's Angelots. 

Je pris Edgar-Tête sous le bras et je poursuivis mon chemin en direction de l'ouest. 



* En Poe baudelairien dans le texte











vendredi 14 août 2015

Tableau de bord (parafiction 12)

485 août

En route vers les Galeries d'Anjou, j'ai marché une bonne heure sur la voie de service de la 40, direction est, avant d'échouer à la boutique Séduction, là où on devait me transmettre une nouvelle feuille de route.

Derrière le comptoir de la réception, une femme vieille, plutôt jolie et partiellement édentée vaquait à l'étiquetage d'une toute nouvelle livraison de films pornos en direct de la colline parlementaire.  Je parcourus d'un oeil semi-fiévreux les titres des DVD:
Duffy Duck 
Peeping Tom and Pipeline Peta
Sovereign Mammas in Kingston 
Jostune Doodle Fuck-a-Doo 
Stephune Gangbad and The Aborted Mary Sue...

Ma fatigue était sans limite et j'hésitais à secouer de mes épaules la poussière accumulée par le passage des dix-huit roues.  La vieille déposa son étiqueteuse.

--  Kossé je peux faire pour toé, mon tit gars?
--  Hmm, eh bien, je ne sais pas trop...  Est-ce que vous tenez encore des films de cul comme dans le temps... je veux dire,..  vous savez...?
--  Tu veux dire des films avec des gros pénis pis toute?
--  Oui, oui....  Et copulant par le derrière le tarin de l'idée de père...
-- ...avec la crotte du rat rentré... *

La vieille posa son index sur les lèvres et me fit signe de la suivre dans l'arrière-boutique.  Au dernier moment, j'avais craint de ne plus me souvenir du mot de passe, mais à présent je pouvais souffler, tout était sous contrôle et la mère de toutes les révolutions ouvrait le chemin au milieu des étagères garnies de DVD qui colligeaient les épisodes les plus salés de la politique canadienne depuis les 150 dernières années.  Avant de passer le rideau de bambou, j'aperçus, bien en vue sur l'étagère la plus élevée, le luxueux coffret des Positions complètes du Fédéral, en vente pour la modique somme de 60$.

Dans l'arrière-boutique, la vieille tassa les piles de cassettes VHS qui encombraient une table à pique-nique sise au centre de la pièce, puis elle m'invita à prendre place sur une glacière Coleman toute rouillée et cabossée par la circulation des camionneurs qui empruntaient la 40 depuis le début des temps.  (Je mesurai l'infinité virtuelle de la route de l'est à l'odeur caoutchoutée, très seventies, qui se dégageait des retailles de toiles de tente qu'on avait empilées à la diable aux quatre coins du cubicule.)

-- Vas-tu ben finir par me dire kossé tu veux, mon pitou?
-- Eh bien...  Mettons que je cherche Edgar...
-- Aaaah, Edgar...  Calvince, ça fait un boutte que je l'ai pas vu passer par icitte, Edgar...  Y en a qui disent qu'il s'est fait pogner en train de rouler des zoizeaux dans le parking des Galeries,...  d'autres qui disent qu'il passe sa journée au Starbucks... y en a même qui disent qu'il travaille comme vendeur au Sephora...  Tu veux-tu je te dise ce que j'en pense ben franchement?
--  Oui, oui...
--  Ben franchement...  les Sociétés se croient seules et il y a quelqu'un...
--  J'ai vu un mort qui se portait très bien avec son verre à la main...*


La vieille posa à nouveau son index sur les lèvres et me fit signe de l'accompagner dans l'arrière-arrière-boutique.  Elle s'éloignait, se grattant le dos.  Pas d'inquiétude.  Tous les mots de passe me revenaient: je n'avais qu'à ouvrir la bouche et à fermer le jeu.  D'aussi loin que je me souvenais, les mots faisaient la ruelle, les mots étaient de passe comme les hôtels.  Avant de franchir le rideau de fer, j'aperçus, suspendue au plafond, une banderole sur laquelle il était écrit: «Le 12 août, j'achète un livre québécois, mais je sais pas si je vais le lire»

Dans l'arrière-arrière-boutique, Léa était plantée devant le miroir d'une salle d'essayage et tirait sur les pans de son nouveau tailleur d'attachée de presse pendant que Torus bandait la corde d'une arbalète de chasse.  Ni l'un ni l'autre ne m'accordèrent la moindre attention, et dès que je m'avançai pour leur adresser la parole, la vieille me prit sous le bras et m'entraîna au fond d'un couloir qui déboucha soudain sur les glaces ruisselantes de l'aile nord des Galeries d'Anjou.

--  C'est par là, mon pite, bonne chance!
--  Madame...
--  Kossé tu veux encore, mon tit homme?
--  Vous...  vous n'auriez pas un dernier mot de passe, un dernier, juste comme ça, pour me donner un peu de courage?
--  Hmm... bon, mais répète-le à personne...  et qu'est-ce que l'esprit sans le corps?...
-- ... de... de la lavette de foutre mort...*
--  Ok, aweye astheure, go, go, go...

Je m'égarai des heures durant dans le labyrinthe des Galeries, bousculé de toutes parts par des hordes de consommateurs qui émergeaient du Jean Coutu en se disputant les derniers rouleaux de White Swan en spécial ou qui dégueulaient sans fin à la sortie du Manchu Wok.  À un certain moment, j'avais aperçu un type louche qui correspondait assez au signalement d'Edgar: mine de rien, il circulait entre les présentoirs de la bijouterie Caroline Néron, puis raflait d'un geste vif trois ou quatre breloques qu'il empochait sans plus de précautions.  Je l'avais suivi pendant quelques minutes, puis perdu de vue lorsque je me fis barrer la route par une escouade de démineurs qui fonçaient aux entrepôts de Rose ou Bleu où on disait avoir découvert une pleine cargaison de suces explosives et de tortues à fragmentation.

Je le retrouvai par hasard au beau milieu d'un attroupement qui se formait en face du Simons et au centre duquel un petit gros vêtu d'un casque de construction s'apprêtait à enfoncer son marteau-piqueur dans une plateforme Bixi qui, Dieu sait comment, avait été boulonnée verticalement au mur du Body & Beach.  Le petit gros circulait, rageait et hurlait en brandissant son casque à bout de bras:

-- !! moi ednis coderre !! et fier n'inaugurer la destruction de patente à crisse !! nes chers noncitoyens noncitoyennes !! parole d'nednis coderre !! les nerroristes ne n'étudiants n'affaire icitte astique !!

Et au moment où la mèche du marteau-piqueur effleura la plateforme métallique, Egdar vola très haut dans le ciel, il vola jusque dans les lustres de l'aile ouest des Galeries, une immense lumière jaillit des profondeurs du Bikini Village et.........................


YOU HAVE REACHED LEVEL 13
RAVEN'S RUNE UNLOCKED

  

* En Artaud dans le texte



mercredi 15 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (4e et dernière partie)


la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette

et s'éloigne en riant

*

S'approcher du gouffre est toujours risqué, surtout lorsqu'il s'annonce de la sorte, tout doucement, sous la forme apparemment innocente d'un simple constat ontologique axé sur la circulation de la matière.  On ne se méfie pas, on lit ou on récite le premier vers -- la matière circule en silence -- et on se pénètre plus ou moins consciemment de la paix induite par cette circulation: la matière va son train, elle coïncide avec ce remue-ménage ontologique qui ne dérange personne, elle vaque calmement à ses occupations et, au fil des siècles, s'accroît, se tasse en quelque sorte sur elle-même, prend assise sur son fondement et s'augmente à partir de sa propre circulation

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles

L'accumulation séculaire de la matière sur elle-même ne nécessite et ne présuppose ici aucune théorie.  Nous sommes sur le plan de ce qu'on pourrait appeler une ontologie blanche (au sens où on parle parfois d'écriture blanche): dans l'axe vertical du temps, la matière se rabat sur sa circulation, dresse son monument, strate par strate, et ce faisant rassemble l'espace.  Par cette opération, la matière apparaît comme le travail par lequel l'axe vertical du temps (l'accumulation séculaire) croise en le réduisant à lui-même l'axe horizontal de l'espace (le rassemblement tous azimuts de tous les horizons).

Ce rassemblement, cette collecte opérée par la matière ne se fait pas dans l'espace, mais sur un plan encore plus profond puisque c'est l'espace lui-même qui est rassemblé.  Mais où l'espace pourrait-il être rassemblé si ce n'est justement dans l'espace?  C'est «dans» le temps que l'espace est rassemblé -- au fil des siècles -- «dans» le temps qui n'est justement pas un lieu, qui n'a rien d'un horizon, qui serait plutôt le Verticon (si je peux me permettre ce néologisme), c'est-à-dire le Vertige originel qui permet à la matière de rassembler, et donc de concentrer son accumulation.

Dans le Vertige des origines, la matière nomme ce qui s'accumule, se concentre et se condense jusqu'au point où, l'espace ayant été complètement rassemblé, tous les horizons, tous les points cardinaux disparaissent de telle sorte qu'une désorientation vertigineuse s'ensuit.  La matière coïncide dès lors avec la nuit, et le vertige demeure comme la seule disposition affective susceptible de mesurer la profondeur de la chute qui nous attend «du haut» de ce tassement nocturne, du sommet de cette accumulation immémoriale de la nuit sur elle-même.

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme
exact de notre défaillance boum

Je disais plus haut: on ne se méfie pas.  On entre dans le poème, on lit ou on récite le premier vers -- la matière circule en silence -- et tout à coup boum (!)

boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

Et c'est le vertige -- ce vertige qui nous prend au bord du gouffre que compose ce poème considéré ici comme le centre  -- entre centre et absence (Michaux) -- de Noeud coulant.

*

(Quatrième parenthèse en forme de corbeau perché.  Poe: «Nous sommes sur le bord d'un précipice. Nous regardons dans l'abîme, -- nous éprouvons du malaise et du vertige.  Notre premier mouvement est de reculer loin du danger.  Inexplicablement nous restons.  (...)  Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie (...) et cependant ce n'est qu'une pensée, mais une pensée effroyable (.,.)  C'est simplement cette idée: Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite d'une telle hauteur?»  Histoires extraordinaires, Gallimard, Folio-classique, p. 53))

*

Je reprends le poème.

rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

En rassemblant l'espace, la matière trouve le rythme, d'abord le sien, mais aussi celui de notre défaillance (comme le suggère la coupure de la versification: trouve le rythme / exact de notre défaillance).  Le rythme atteint par la matière nocturne en cours d'accumulation pluriséculaire est exactement le même que celui qui ponctue notre défaillance.  En d'autres termes, l'addition de la nuit suppose notre soustraction: le rythme de la nuit, les battements de sa circulation cumulative, exige que nous soyons soustraits du compte, que notre chute en soit débitée et que nous tombions, pour ainsi dire, dans la colonne des pertes.

Il n'y a plus de place pour nous dans la nuit -- plus d'espace du tout, la nuit l'ayant déjà rassemblé -- il y a chute, et c'est tout.  La désorientation, le vertige et puis la chute  -- rassemble l'espace trouve le rythme / exact de notre défaillance boum.

boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

Remarquons comment les signes de la faille et de la défaillance se répondent à quelques vers de distance seulement: exact de notre défaillance boum / (...) / la marche sans faille du pire en nous.  Si la chute lézarde déjà la fin de la première strophe du poème au point de démobiliser toute action -- les mains fossiles -- et de réduire la parole en cendres après l'avoir embrasée -- le feu dans la voix --, la seconde strophe s'ouvre sous le signe d'un déverrouillage ontologique complet, d'une rotation grinçante des gonds de la nuit qui glace le sang -- pire: qui fait du corps le lieu même de la glaciation, d'un refroidissement si poussé qu'il confine presque à la mort.

puis d'un coup corps de glace

Au corps-enclume frappé par la lumière succède ici le corps glacé par le pire, tétanisé par la voyance poussée à ses dernières extrémités et conduite au seuil même de la mort.

La tentation ici serait d'assimiler ce refroidissement extrême à l'angoisse. N'y cédons pas trop vite -- ou si nous le faisons, que ce ne soit pas sans quelques nuances.  On se rappellera peut-être de la célèbre distinction introduite par Heidegger entre la peur et l'angoisse: alors que la peur est toujours commandée par un étant identifiable (on a peur de ceci ou de cela), dans l'angoisse, au contraire, seul le rien est donné: l'angoisse se manifeste lorsque l'étant en totalité se dérobe sous nos pieds et qu'on se trouve soudain confronté au rien.

Ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était «réellement»... rien.  En effet, le Néant lui-même -- comme tel -- était là.

Mais ce n'est pas tout à fait ce que dit le poème.  Entre la peur, toujours motivée par un «objet» précis, et l'angoisse, entretenue et alimentée par le rien, le poème semble ouvrir une autre voie qui est celle de la terreur -- ni peur en présence de quelque chose, ni angoisse devant le rien, mais bien terreur du corps qui se glace à l'approche de l'inconnu, -- mais lequel?  Quel inconnu?  Cette question est-elle recevable et a-t-elle seulement un sens ici?  Voyons la suite.

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Tous les mots sont importants ici -- mais ne le sont-ils pas toujours? si non, pourquoi laisser entendre qu'il le sont ici plus qu'ailleurs? -- et la coupe de versification ne l'est pas moins.  D'abord le corps se glace, se pétrifie, mais ce n'est pas devant ou en présence de quelque chose de déterminé puisque les choses se passent sur une branche derrière soi, la voyance, rappelons-le, est essentiellement auditive, et rien n'indique qu'elle ait cessé de l'être depuis les poèmes cités plus haut; rien n'est (encore) donné à la vue, l'inconnu dont la présence ou la proximité glace le corps demeure non visible, il demeure inconnu, il ne fait pas l'objet d'une identification qui permettrait de considérer le refroidissement comme une variante de la peur.  Cependant, l'inconnu n'est pas pour autant indéterminé au point d'échapper à toute forme de spéculation sur son identité:

sur une branche derrière soi
le croassement terrible

On ne peut donc pas non plus assimiler le refroidissement à l'angoisse: l'inconnu se tient derrière soi, certes, mais il se tient sur une branche et il émet un croassement.  Voilà qui réduit considérablement les options -- le néant comme tel, s'il se donne, ne peut tout de même pas se donner de façon aussi circonscrite.  

L'inconnu se tient sur une branche et il croasse.  Ah, c'est donc un corbeau ou une corneille! Voilà, question réglée.  Vraiment?   N'allons pas trop vite...

Il y a ici un détail qui ne doit pas nous échapper: le croassement est qualifié de terrible, ce qui est, avouons-le, peu commun.  En règle générale, on dira du croassement du corbeau ou de la corneille qu'il est triste, rauque, à la limite lugubre ou sinistre...  Mais terrible?  Un croassement tel qu'il puisse terrifier au point de glacer le sang -- et le corps?  À la limite, peut-être, mais encore s'agit-il de bien marquer cette limite.

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Si le croassement ici peut être qualifié de terrible, ce n'est pas tant parce qu'il est performé par un oiseau noir, corbeau ou corneille, mais parce que la tonalité même du croassement maintient plutôt que de la liquider la question quant à l'identité de ce qui croasse de la sorte.  L'inconnu ne se dissipe pas purement et simplement du fait qu'il se tient sur une branche et qu'il croasse: si sa proximité terrifie. c'est qu'il y a dans ce croassement quelque chose qui résiste à une identification précise et fait obstacle à une reconduction achevée de l'inconnu au connu.

La coupe et la distribution des vers semblent elles-mêmes prévenir cette reconduction.  À bien y regarder, le poème ne se lit pas

le croassement terrible d'un inconnu
la mort

mais bien

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Sans doute, dans le fil de la lecture, le glissement du croassement à l'inconnu demeure sensible, et autorise une caractérisation minimale de l'inconnu, mais en opérant une coupure après l'épithète de «terrible», le poème distend presque aussitôt la liaison préétablie en déplaçant le centre de gravité en direction de la mort, de telle sorte que l'inconnu se tient, indécidable, vacillant, écartelé en quelque sorte, entre la force de clarification du croassement et la force d'obscurcissement de la mort.

D'un inconnu la mort comme on dirait la mort d'un inconnu, d'un inconnu tel que la mort en lui communique au croassement quelque chose qui passe la limite du sinistre et du lugubre pour nous introduire dans le champ de la terreur  -- un croassement terrible.

(Cinquième parenthèse en forme de corbeau perché.  Venons-en, justement, à ce poème de Poe, The Raven,  C'est bien sous le signe de la terreur que s'ouvre le poème, dès la troisième strophe: And the silken sad uncertain rust ling of each purple curtain / Thrilled me—filled me with fantastic terrors never felt before.  Et si le récitant n'hésite pas à identifier l'oiseau qui se tient là sur le buste de Pallas, la réponse que fait le corbeau à la demande qui lui est faite de révéler son nom fera bientôt craquer le récitant, dont le coeur est progressivement soumis à une leçon de chute intensive marquée par trois temps forts: l'exploration, la brûlure et l'arrachement:

1- Exploration: Let my heart be still a moment, and this mystery explore ;—  (...)

2- Brûlure: This I sat engaged in guessing, but no syllabe expressing / To the fowl whose fiery eyes now burned into my bosom’s core ; (...)
(Traduction baudelairienne de into my bosom's core: jusqu'au fond du coeur.)

3- Arrachement: Take thy beak from out my heart, and take thy form from off my door!” (...)

Le croassement de la mort, initié par la demande de nomination, la requête du nom seigneurial -- Tell me what thy lordly name is on the Night’s Plutonian shore!” -- contamine progressivement le coeur jusqu'à l'arrachement, jusqu'à la soustraction cardiaque qui laisse le corps de glace.

(Il y aurait beaucoup à dire sur la présence tombale de Poe dans le recueil de Noeud coulant.  Là encore, il faudrait apporter à la lecture des poèmes un éclairage particulier -- l'éclairage des yeux d'un démon qui rêve, peut-être, plus encore que celui d'une lecture susceptible de déployer toute la violence herméneutique nécessaire pour forcer la nuit à révéler son nom.  Quant à moi, je me limite (me suis limité, me limiterai) à indiquer quelques points d'intersection, un certain nombre de noeuds partagés qu'il n'est évidemment pas question de dénouer.)

Fin de la cinquième parenthèse en forme de corbeau perché sur le bout du coeur, c'est-à-dire très exactement là où nous retrouverons la mort dans la reprise du poème de Michaël.)

*

d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette

et s'éloigne en riant

Si on respecte la coupe de versification, autrement dit si on laisse le poème se déployer et s'entendre selon la logique, la séquence et le rythme de ses propres entailles, on rencontre, là encore, une certaine difficulté: quel est le «sujet» qui se tient (apparaît / disparaît / passe) au bout du coeur?

d'un inconnu la mort
au bout du coeur

Est-ce bien la mort elle-même?  Oui, si on raccorde le vers au bout du coeur aux derniers mots du vers précédent -- comme nous y invite une lecture plus narrative du poème --, la rétroaction de la lecture s'arrête à la mort, et dans ces conditions c'est bien la mort elle-même qui se tient au bout du coeur -- un peu comme un corbeau se tiendrait perché sur la branche d'un arbre,  Mais si on entre dans une lecture plus récitative du poème, autrement dit si on laisse l'aiguille de la lecture sauter rétroactivement jusqu'au début du vers précédent, alors c'est plutôt d'un inconnu la mort (ou la mort en tant qu'elle frappe ou a frappé un inconnu) qui se rencontre au bout du coeur.

La mort?  D'un inconnu, la mort?  La mort, cet(te) inconnu(e)?

This I whispered, and an echo murmured back the word, “Lenore!”— 
Merely this and nothing more.

La mort n'est pas une abstraction, elle ne se réduit pas à une simple idée de passage: elle est, pour ainsi dire, incarnée, elle se tient au bout du coeur,  dans l'écho différé de l'inconnu(e), et d'autant plus qu'à cette extrémité, à l'extrémité de la plus grande intimité, elle relève cordialement / la pointe de son chapeau -- elle la relève cordialement, avec coeur, donc.  Tout au bout de ce coeur et à la fine pointe de ce chapeau, de bout en bout et de pointe en pointe, la mort assure sa propre relève.

craque une allumette

et s'éloigne en riant 

*

(Sixième parenthèse en forme de corbeau perché.  Un texte en lit un autre, disait Derrida.  À ce titre, Noeud coulant et The Raven se lisent réciproquement -- non pas en parallèle ou simultanément, mais bien réciproquement.  Ils se lisent l'un l'autre.  La mort et le corbeau s'annoncent progressivement, l'une par le rire derrière la porte, l'autre par le tapotement à la porte.  La nuit assure d'elle-même sa propre relève.)

*

Je simplifie, je déversifie la séquence pour en venir à l'essentiel: la mort -- d'un inconnu, la mort -- relève la pointe de son chapeau, craque une allumette et s'éloigne en riant.  Que voit-on, nous qui lisons la fin de ce poème?  Naïvement demandé: quelle est l'image qui surgit, s'impose, revient, persiste à l'extrémité cordiale de ce poème?  La question est risquée et la réponse encore plus.  Je ne prétends pas ici justifier ou rationaliser quelque cristallisation de l'image, mais plutôt fixer un vertige, comme le dirait Rimbaud.

La mort -- d'un inconnu, la mort telle qu'en elle-même -- se donne comme en passant, coiffée d'un chapeau dont elle relève la pointe, elle passe son chemin le temps d'une brève salutation que ponctue le rire, voire le ricanement glacial de celui qui vient de jouer un très mauvais tour...  La teneur spectrale, vaguement diabolique, de la scène pourrait suggérer quelque représentation de la mort issue de l'Antiquité (le passeur Charon), peut-être de l'univers médiéval (on peut penser ici aux «corbeaux», ces médecins de la peste dont le travail consistait à veiller sur les personnes infectées et à enregistrer le décès des victimes), ou encore de l'art «gothique».  Qui sait?  Chose certaine, lire la fin de ce poème avec les yeux d'un démon qui rêve peut inspirer ici une multitude de variations imaginaires que, pour ma part, je vais (non sans une certaine violence) simplifier en suivant le fil conducteur du croassement terrible évoqué plus haut.

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Ce croassement, on l'a vu, est singulier: il n'est pas seulement sinistre, il glace le sang, il glace le corps tout entier; en somme, il terrifie, il sème l'épouvante.  Resituée à partir de ce croassement terrifiant, la mort apparaît en quelque sorte comme un épouvantail (scarecrow), un corbeau dont le croassement muet est chargé de semer l'épouvante.

Mais l'épouvantail est-il bien si épouvantable?  Encore faut-il voir de quel côté de la clôture zoologique on se situe...  Pour les oiseaux (corbeaux, corneilles), peut-être, mais pour les humains? Pour nous qui apercevons, de près ou de loin, ce mannequin bourré de paille, ce crucifié des champs, rien n'est moins sûr.  De notre point de vue, l'épouvantail prêterait plutôt à rire.

Dans le poème de Michaël toutefois, la situation est plus complexe.  Il n'y a peut-être pas à choisir entre le rire et la terreur: l'épouvantail de la mort croise l'axe humain du rire avec l'axe animal de la terreur -- à la croisée des axes, à la croix des chemins, la crucifixion de l'épouvantail est le point de rencontre, le noeud où se croisent l'axe horizontal de l'animalité effrayée et l'axe vertical de l'humanité emportée par le rire, drainée par le fou rire, chutant dans le rire de la folie.

L'épouvantail est le lieu où le croisement des axes culmine dans le rire du désaxé, ce croassement de folie où le rire le plus éclatant génère l'épouvante la plus glaciale.

et s'éloigne en riant

*

(Septième parenthèse en forme de corbeau perché.  Retour à la rue Morgue.  Le brouillage des langues dans les cris de l'orang-outan est le noeud de l'énigme -- russe? espagnol? allemand, les témoins ne s'entendent pas --, la nuit parle plusieurs langues, et tout au bout de cette fracture des axes de la communication, on ne trouve rien qu'un grand singe qui a échappé à la vigilance de son maître et qui a pris la fuite avec un rasoir.  L'orang-outan est cet épouvantail qui, dans ses cris d'abord, puis dans ses gestes ensuite, désaxe la ligne de partage spécifique entre l'humain et l'animal.   C'est à la fois terriible et risible. Épouvantable, donc.

Je dis: dans ses cris d'abord -- on ne s'entend pas sur la langue parlée par la «seconde personne», sinon pour dire qu'elle était portée une voix aiguë, premier désaxement -- puis dans ses gestes ensuite  -- le double assassinat aussi affole le croisement des axes horizontal et vertical dans l'action même, le geste même par lequel les deux victimes ont été assassinées et/ou disposées:

1- Geste de section horizontale exercé sur le corps de madame de l'Espanaye: «Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena aucune découverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite cour pavée, située sur les derrières du bâtiment.  Là gisait le cadavre de la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on essaya de le relever, la tête se détacha du tronc.»  (Je souligne)

2-  Geste de pression verticale exercé sur le corps de mademoiselle de l'Espanaye: «... mais on remarqua une quantité extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans la cheminée, et, -- chose horrible à dire! -- on en tira le corps de la demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé par l'étroite ouverture jusqu'à une distance assez considérable.»  (Je souligne)

Où on voit que le noeud de l'énigme réside en ceci que ce double meurtre est moins l'oeuvre d'un désaxé que celle du désaxement lui-même.  Tout simplement épouvantable.  Fin de la septième parenthèse.)

*

Dans la nuit ouverte par la chute, la poésie est en proie à une oeuvre de simplification qui doit passer le nerf de la langue pour atteindre à l'ossature même de ce qui reste à dire.  En ce sens, Noeud coulant apparaît comme une entreprise de torréfaction esthétique dont le travail consiste à rassembler les derniers mots disponibles en régime de vie nodale, à jouer des mots comme on le ferait d'osselets dont le choc, le heurt puisse donner à entendre la résonance singulière de la nuit (ses langues, ses rires, ses cris).

Bruits d'os -- titre de la deuxième section du recueil -- donne une idée de la mesure de cette réduction, de la portée de cette simplification.

la nuit est sur le point d'éclater / c'est l'arc bandé: l'indistinct le jeu la langue / de ce qui attend et un filet d'urine / longe la cuisse / la peur est là -- / ce qui l'excède aussi // la voix gagne l'os (21)

La voix gagne l'os: dans ce passage de la parole à la voix puis de la voix à l'os -- à l'ossature même des choses -- les dents sont les premières à éclater.  Curieusement, tout se passe comme si dans l'urgence et la violence que manifeste la parole à rassembler les mots qui restent à dire, les dents constituaient un obstacle, un barrage organique qui ne peut que céder sous la pression exercée par la nuit alors que c'est de la bouche que la nuit sort (Surya) pour en venir à ces mots, / ceux-là mêmes que la nuit arrache / au bord le plus tremblant de la langue (94)

La bouche, la langue, la voix, la parole, le dire apparaissent ainsi comme un goulot d'étranglement -- le dernier noeud de la nuit -- qui commande l'éclatement des dents, comme si la nuit buccale ne pouvait atteindre son lieu qu'à rompre cette digue dentaire, qu'à balayer ce monticule de minuscules pierres (tombales?) qui ornent l'intérieur de la bouche.  Chose certaine, nombreux sont les passages du recueil qui disent cet éclat et en soulignent la violence.

ouvre / tombe au fonds d'un puits / quelque chose une boule de nerfs / la gueule en cascade / les dents éclatées / un escalier lisse de chair déboulée (11)

les dents éclatent / une à une / les dents / éclatent / et le visage / deux fois se renverse (29)

je répète à l'infini / les choses les plus simples: / le coeur bat, les dents éclatent (104)

à force le noeud s'est ouvert / la fleur le caillou / de quoi dans la bouche / briser les dents // je ne sais jamais / quand les dents sont mûres / à la plus noire j'ai attaché la ficelle / à l'autre bout j'attendais / qu'elle soit prête qu'elle tombe // un jour j'arriverai bien / à siffler sans les dents (167)

Quand c'est de la bouche que la nuit sort, quand la nuit s'expulse de la bouche pour errer en elle-même, pour exprimer en l'expulsant la solitude de son événement, les dents éclatent et la morsure devient le privilège exclusif de la nuit.  La langue et la nuit se mêlent en une même chute: la poésie peut commencer.

un tas de dents une poignée
qui se resserre un noeud
dont la lumière ne mord plus (97)

(Huitième et dernière parenthèse en forme de corbeau perché.  Poe et la nouvelle de Bérénice -- là où le noeud se resserre également autour d'une poignée de dents: «On avait mis un bandeau autour des mâchoires; mais, je ne sais comment, il s'était dénoué <je souligne>.  (...)  les dents de Bérénice, blanches, luisantes, terribles, me regardaient encore (...)  Avec un cri je me jetai sur la table et me saisis de la boite d'ébène,  Mais je n'eus pas la force de l'ouvrir; et, dans mon tremblement, elle m'échappa des mains, tomba lourdement et se brisa en morceaux; et il s'en échappa, roulant avec un vacarme de ferraille, quelques instruments de chirurgie dentaire, et avec eux trente-deux petites choses blanches, semblables à de l'ivoire, qui s'éparpillèrent çà et là sur le plancher.»)

*

ouvrir la bouche n'en parlons pas (64)

*

Ce n'était pas une lecture, ce n'était pas un essai.  Ni plus ni moins que quelques incursions au coeur d'un récit que je compte parmi les beaux et les plus décisifs de notre littérature.  De l'amitié qui me lie à Michaël depuis de nombreuses années, je ne parlerai pas, de crainte d'en dire trop ou trop peu. Seulement, je m'en serais voulu de me taire alors que la nuit, me semblait-il, accédait en ce récit à une locution exceptionnelle.  Et je m'arrête ici sachant qu'il y aurait encore tant à dire, conscient de la violence et de l'injustice impliquées par toute parole d'accompagnement lorsqu'elle risque la proximité d'un texte aussi riche.  Mais je me serai tenu dans le champ de sa résonance comme en un songe d'une nuit d'été.  Et l'amitié demeure.

*

une fois le crime achevé
le fossoyeur de nulle part
resserre le noeud tire à lui
la terre longue couverture
pour le plus grand sommeil

sous ces tombes couvertes
il y a beaucoup de morts

je ne connais pas tous
les dormeurs troués
mais quand j'arrive
au bout de mes os
toute la terre
se simplifie



samedi 11 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (3)

La poésie sera donc le résultat d'une soustraction totale et pourtant inépuisable de la nuit par elle-même, la notation paradoxale de la chute nocturne en son lieu, l'inscription (ag)gravée de la nuit en son corps.

Avec, pour seule source de lumière, cette étincelle produite par le frottement de la nuit contre ses bords, une flamme fragile qui ne saurait persévérer très longtemps en ce lieu.  En fait, sitôt initiée, la flamme est soufflée par l'affaissement de la nuit en elle-même.  Le frottement de la nuit, accéléré par la violence et la profondeur de la chute, assure donc à la fois la possibilité et l'impossibilité de la flamme -- son ignition et son extinction coïncidant du fait qu'ils sont le résultat d'un seul et même processus d'accélération.

Une allumette craque

Le motif du craquement court comme une traînée de poudre d'un bout à l'autre du recueil.  Initié par l'allumette, il ne s'y limite pas, et contamine rapidement bien d'autres matériaux: le temps -- quand l'allumette / s'éteint le temps se fissure et finit / par craquer (25);  la chair -- au sol le corps vient parfois / à la lumière la chair craque (72); la lune -- c'est quand j'oublie le soleil / que la lune craque (52), sans compter les déplacements secondaires induits par le travail des fondations corporelles: les bruits d'os, les articulations de la chair et des mots, voire les sanglots de cela, de celle ou de celui qui a fini par craquer tout au bout de cette immense ligne de fuite. 

Ça craque de partout, la faille court et déstabilise les lieux les plus assurés de la langue, mais initialement et de prime abord, dès l'intitulé du poème liminaire, une allumette craque. et, sauf erreur, aucun autre motif n'est soumis à une répétition aussi réglée, aussi stratégiquement lancinante, que ce craquement d'allumette.    

ce qui bruit: une allumette craque / dans le noir un joyau de lumière (16)

une allumette craque / sur fond noir: un oeil luisant / qu'avale le goudron (17)

une allumette craque et le monde se renverse (20) 

pour chauffer l'écran / fondu au noir je rassemble / mes images sans paroles / en un grand tas blanc / et craque l'allumette (115)

je mourrai c'est certain / mais ce n'est pas cela / qu'il faut dire // je tire une paille une allumette / craque (131) 

on ne voit pas mieux que tantôt / je ferme les yeux / la lune ne guide personne / je craque l'allumette / le noir intégral crépite au bout (146)

L'allumette craque, la flamme jaillit mais on ne voit pas mieux que tantôt, la nuit est si dense, le noir si profond qu'on ne voit, pour ainsi dire, que lui.  Plus précisément: la flamme ne fait jamais voir que les bords de son illumination mangée par la nuit ambiante, l'étincelle se réduit à un pétillement cerné par une nuit si opaque qu'on dirait -- qu'on dira -- que c'est moins la flamme que la nuit elle-même qui crépite au bout.  De ce point de vue qui voue tôt ou tard à l'aveuglement, l'ignition de la lumière est indissociable de son extinction: la flamme n'est pas sitôt produite qu'elle est soufflée, avalée par le goudron, réquisitionnée de toutes parts par une noirceur de corbeau.

Ghastly grim and ancient Raven wandering from the Nightly shore —

Une allumette craque, mais la nuit est si forte et si pressante qu'à la fin on se demande si ce craquement désigne bien le flamboiement de l'extrémité soufrée de l'allumette ou s'il ne désigne pas plutôt le bris de la minuscule tige de bois qui cède sous le poids de la nuit.  Il n'y a peut-être pas ici à en décider.  En fait, si la nuit -- et elle seule -- a lieu, le craquement de l'allumette reconduit au point de friction sémantique de la flamme et du souffle qui l'éteint, de la lumière et de la nuit qui la souffle. Le craquement de l'allumette désigne alors cet événement impossible, presque indicible, où la nuit devient synonyme de l'étincelle qui la donne à voir, de l'éclair qui la livre à elle-même au moment précis où elle réintègre son opacité originaire.

Perched, and sat, and nothing more.

*

D'une allumette craquée, la nuit n'aura rien donné à voir qu'elle-même, si ce n'est que de craquement en craquement, dans le système différentiel des allumages tout comme dans l'itération concurrente des couvre-feu, le noir se décline -- la nuit parle plusieurs langues (51) -- les tons de noir se détachent progressivement les uns des autres, et le noeud se resserre autour de la vision saturée, imbibée de nuit.

La nuit roule dans mes yeux (Rimbaud)

La vision -- toujours plus perçante, toujours plus affinée -- se fait voyance.  Et je mesure, très prudemment, ce que j'avance ici.

Car on touche peut-être au paradoxe le plus étonnant, non pas seulement de ce recueil intitulé Noeud coulant, mais de la poésie moderne dans son ensemble, à savoir que la voyance, en dépit de tous les malentendus accumulés autour de ce terme depuis Rimbaud, n'est pas le contraire de l'aveuglement, elle en est au contraire la conséquence la plus rigoureuse.

Car que peut bien signifier voir quand il n'y a plus rien à voir au sens communément admis du terme? Qu'est-ce que voir peut bien signifier quand il n'y a plus de clôture assignable à la nuit qui descend?

Entendre, peut-être.  Entendre, sans aucun doute.  Telle est la voyance: une vision qui passe par l'écoute de ce qui peut encore être entendu une fois qu'il n'y a plus rien à voir.  N'est-ce pas dément? Mais non.  Une allumette craque, cela s'entend.  Le flamme ne se voit pas nécessairement ni toujours, mais le craquement du soufre, cela s'entend -- que le feu prenne ou qu'il ne prenne pas, quelque chose est entendu.  Avant toute ignition ou extinction visible des feux, une allumette craque.

Que l'oreille, à la fin, voie mieux (peut-être pas plus, mais certainement mieux) que la vision, que l'on voie mieux, qu'il y ait mieux à voir en écoutant qu'en écarquillant désespérément les yeux dans le noir, telle est la voyance.  En régime de nuit absolue, là où on peut que «circuler» puisqu'il n'y a, de toute façon, «rien à voir», la voyance est cette entente qui relaie la vision sans emploi.

et noir ne dit pas que noir
la nuit parle plusieurs langues

Parce qu'au total, il aura été moins question de voir que d'entendre ce que dit le noir ou ce qu'il ne dit pas, de s'ouvrir au multilinguisme de la nuit.

une fois les pieds au fond
j'ai su ce que c'était tomber
graver sur le noir un autre
ton de noir

Graver, cela s'entend.  Un ton, une nuance de tonalité, cela s'entend aussi.  Et tout au bout de cette entente, dans la prolifération courante des craquements, un rire -- un rire étrange et inquiétant, un rire qui détonne dans le concert ou le murmure des choses entendues, un fil sonore qui va nous mener, de proche en proche, au coeur même du labyrinthe nocturne, et de spirale en spirale nous aspirer vers le fond écumeux d'un maëlstrom tonitruant.

*

Soon again I heard a tapping, something louder than before. 
“Surely,” said I, “surely that is something at my window lattice ;

*

Si le champ de la littérature moderne et contemporaine nous a depuis longtemps familiarisés avec le phénomène du croisement des genres, si elle nous a rendus toujours plus sensibles aux nombreuses possibilités libérées par l'intersection des axes génériques, il demeure toutefois peu courant, encore aujourd'hui, de parler de poésie noire à peu près au sens où on parle de roman noir

Pourtant -- et c'est ce que j'entends soutenir ici -- une bonne part de la fascination qu'exerce sur le lecteur les poèmes de Michaël tient précisément en ceci que Noeud coulant est beaucoup plus que ce qu'on pourrait appeler communément un «recueil de poèmes».  Noeud coulant est d'abord un récit dont l'intrigue est à ce point angoissante qu'elle ne pouvait se laisser contenir par aucun roman, pas même noir, pas même policier.  C'est un récit -- et j'entends ici le terme dans son sens le plus neutre -- dont l'indice nocturne est à ce point aggravé que seule la poésie semble être à même d'en conduire l'intrigue jusqu'à son dénouement le plus rigoureux, c'est-à-dire le plus tragique.

Poésie noire comme pourrait l'être un roman du même nom?  Sans blague...  Vous voulez rire...

En un sens, oui, puisque c'est précisément la question du rire, disons, d'un certain rire, qui me retiendra à partir d'ici.  Mais avant d'en venir à l'affaire en question, je rappellerai d'abord ce passage de Trou de mémoire où Aquin (alias Pierre X. Magnant) rappelle que la littérature est policière par essence:

«Tous les romans sont policiers, c'est l'évidence même et je n'y peux rien.  Quand j'ouvre un livre, je ne puis m'empêcher d'y chercher la silhouette cocaïnomane du génie de Baker Street et l'ombre criminelle qu'il projette sur toutes les pages blêmes de la fiction.  On a tort d'enseigner l'histoire de la littérature selon une chronologie douteuse: elle commence au crime parfait, de la même façon que l'investigation délirante de Sherlock Holmes débute immanquablement à partir d'un cadavre».  (Cercle du livre de France, 1968, p, 82)

La littérature -- dans son ensemble, donc, et je ne vois pas pourquoi la littérature ici nommée excluerait d'emblée de son champ celui de la poésie --, la littérature commence «au crime parfait».  Je ne sais pas si on pourrait dire de Noeud coulant qu'il s'agit d'un récit qui commence de cette façon, mais l'intrigue angoissante qu'il met en place gravite assurément autour d'un centre noir, d'un X inquiétant dont les émanations, le rayonnement contaminent de loin en loin tous les poèmes du recueil, lesquels apparaissent comme des indices de ce rayonnement, voire des pièces à conviction dont la cueillette (le recueil, le recueillement) doit fatalement, tôt tard, favoriser la rencontre, ou à tout le moins l'approche de quelque chose qui ne se laisse pas si facilement nommer, qui n'a peut-être pas même de nom.

Noeud coulant apparaît ainsi comme une intrigue qui se noue progressivement, se resserre mortellement autour de l'innommable.

*

Il y a chute et affolement consécutif de la vie animale prise au noeud.  Si le noeud doit se dénouer, ce ne pourra être qu'à la façon d'une énigme.  Et les noeuds sont nombreux dans le recueil, ils se coulent sous une multiplicité de formes dont l'inventaire exhaustif commanderait une étude à part.  Je me limiterai à en indiquer quelques-uns parmi les plus serrés, c'est-à-dire parmi ceux qui me semblent le mieux mettre en relief le lien, la corde plus ou moins explicite que le noeud resserre autour des tropes de l'enquête criminelle classique:

une fois le crime achevé / le fossoyeur de nulle part / resserre le noeud tire à lui / la terre... (77)

mais j'ai beau faire des noeuds / j'ai toujours d'avance / perdu tout / ce que je trouve  (89)

je trie le courrier complet / tous les noeuds sur la table / j'ai tout lu / rien compris  (124)

la venue trop naturelle / d'un vrai noeud qui s'affole / lettre à lettre / en silence / des noyaux de nuit / resserrent la page / la lettre  (147)

Tout se passe comme s'il s'agissait de dénouer une énigme, d'en trouver la clef, de craquer un code saisi à travers la succession des craquements d'allumette qui essaiment d'un bout à l'autre du recueil  -- un code crypté qui laisse apparaître une séquence susceptible d'être isolée, identifiée (mais à quel prix?) au coeur des opérations multilinguistiques de la nuit.

Je reprends d'un peu plus haut le poème cité plus tôt:

quand le noir succombe
à la foudre qui traîne en moi
la lumière ne dit plus rien des corps
qu'elle frappe comme des enclumes
et  noir ne dit pas que noir
la nuit parle plusieurs langues

Ce poème marque peut-être le passage le plus lumineux du recueil en ce sens que la lumière offre ici la plus grande résistance possible à la nuit qui la cerne de toutes parts.  Résistance provisoire, sans doute, mais qui prend toutefois les dimensions de la foudre, d'une foudre traînante -- une allumette monstrueuse, une traînée de foudre qui met brièvement (mais très intensément) le feu aux poudres, au point d'amener le noir à succomber -- entendons: à reculer plus qu'il ne le ferait face au craquement d'une simple allumette.  Ici, pour une fois, les rôles semblent inversés: c'est le noir qui craque en présence de la foudre, c'est la nuit qui recule face à la plus puissante frappe possible de la lumière contre le(s) corps.  Et il assez remarquable que cette lumière se distingue moins à son éclat qu'à sa sonorité -- les corps frappés le sont comme des enclumes: la vision de cette lumière passe d'abord et avant tout par son entente, ce qui est conforme à la conception de la voyance exposée plus haut.

Révélation, donc, coup de foudre si on veut, mais chose certaine encore une fois: cela s'entend.  Et le corps ici frappé -- allumé, enclumé, sonorisé --  rappelle le motif de la gravure:

graver sur le noir un autre / ton de noir

Dans l'applique de la lumière sur le corps-enclume, la nuit parle sur un autre ton, la foudre ouvre à cette entente du noir qui ne dit pas que noir, et du coup (mais quel coup!) libère la polyglossie de la nuit.

la nuit parle plusieurs langues

Lesquelles?  Cela n'est pas précisé.  Si le noir n'est pas la seule langue parlée par la nuit, la lumière produite par la foudre ne permet pas de déterminer qu'elles pourraient êtres ces autres langues: elle permet seulement -- ce qui n'est quand même pas rien -- d'entendre le fait qu'il y a une pluralité de langues nocturnes.

Il en va un peu comme dans la nouvelle d'Edgar Poe, Double assassinat dans la rue Morgue.  Les témoins interrogés n'ont rien vu, mais tous sont d'accord pour dire qu'il y avait deux individus et que le premier parlait le français.  Mais quant à identifier la langue du second, personne ne s'entend, sinon pour dire que c'était une langue étrangère à sa langue natale.  Du russe?  De l'allemand?  De l'espagnol?  Rappelons le passage où Dupin tente de faire le point sur la divergence des témoignages recueillis:

Les témoins, remarquez-le bien, sont d'accord sur la grosse voix; là-dessus, il y a unanimité!  Mais relativement à la voix aiguë, il y a une particularité, -- elle ne consiste pas dans leur désaccord, -- mais en ceci que, quand un Italien, un Anglais, un Espagnol, un Hollandais essayent de la décrire, chacun en parle comme d'une voix d'étranger, chacun est sûr que ce n'était pas la voix d'un de ses compatriotes (...)  <chacun> tire sa certitude de l'intonation.  Or, cette voix était donc bien insolite et bien étrange, qu'on ne put obtenir à son égard que de pareils témoignages?  Une voix dans les intonations de laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu reconnaître qui leur fut familier! (Histoires extraordinaires, Gallimard, Folio-Classique, pp. 71-72)

Notons l'importance de l'intonation: c'est à partir des modulations de tonalité que chacun juge de la langue parlée par la voix aiguë.  Dans Noeud coulant, les variantes tonales constituent également la piste suivie pour conclure au multilinguisme de la nuit.  Que dans la nouvelle de Poe, il s'avère en fin de compte que l'individu ne parlait aucune langue alors que dans Noeud coulant on établit plutôt que la nuit en parle plusieurs, il n'en demeure pas moins que dans les deux cas, c'est bien le ton, le jeu des différences tonales qui demeure le principal fil conducteur de la recherche, le noeud de l'intrigue.

graver sur le noir un autre / ton de noir

La polyglossie nocturne est le fait poétique primitif, et si la multiplicité des langues parlées par la nuit ne fait pas l'objet d'une identification précise, ce n'est certainement pas en vertu d'une erreur ou d'une incompétence analogue à celle commise par les témoins dans la nouvelle de Poe.  Au contraire, le poète, ici, parle, écrit et entend dans le sillage de la foudre, il opère à corps foudroyé, cela s'entend, et si une question doit encore se poser, ce n'est pas celle de savoir quelles sont au juste ces langues nocturnes, elle est plutôt de savoir quel peut bien être le facteur de modulation tonale, le point nodal à partir duquel la différenciation des langues nocturnes se déploie.

Autrement demandé: quelle est cette force infra-linguistique qui donne le ton au multilinguisme de la nuit?

*

Back into the chamber turning, all my soul within me burning, 
Soon again I heard a tapping, something louder than before.

*

Dans l'intrigue mortelle qui se noue peu à peu autour de la polyglossie nocturne, soudain

bang: retentit la voix du pire  (20)

boum / boum les mains fossiles le feu dans la voix / la marche sans faille du pire en nous (69)

Il est assez remarquable que les seuls moments du recueil où on mobilise les onomatopées -- bang, boum -- coïncident avec la nomination du pire.  Sa voix, sa marche,  Le pire n'est peut-être pas toujours sûr, mais cela s'entend  -- sa voix est même retentissante --, et cela se met en marche.   Le pire revendique de notre part une certaine attention -- bang, boum --, mais il ne l'a pas sitôt captée qu'il se retire, ne laissant pour seule trace que l'écho de son rire.

Au point de friction de la langue et de la voix, le rire marque la manifestation en retrait de ce qui se fait entendre sans toutefois se laisser voir -- du moins, pas encore, pas maintenant --, le rire donne le ton, ouvre une piste des plus angoissantes et appelle à le suivre, à le pister à la trace de ses éclats, voire d'un murmure:

une voix murmure encore / qu'est-ce qui te retient / à toi-même  (48)

On se retourne, peut-être, mais il n'y a rien, rien qu'un rire battant en retraite,  Qui (se) rit?  Par quelle voix et en quelle langue?  Est-ce une voix en plusieurs langues?  Une langue à plusieurs voix?  Une multiplicité de voix à travers une multiplicité de langues?  Ou l'inverse?  N'est-ce pas la pire situation possible, n'est-ce pas le pire pur et simple (sa voix, sa marche)?  Chose certaine, dans la babélisation intensive des voix et des langues, c'est de la bouche que la nuit sort (Michel Surya, texte cité en exergue de la quatrième section); dans le labyrinthe buccal de la nuit, le rire demeure la seule corde vocale sur laquelle on puisse tirer, le seul fil que l'on puisse suivre, que l'on doive suivre.  Pas à pas.  Noeud à noeud.   Le rire demeure le seul audioguide pour trouver son chemin, au risque de le perdre et de se perdre soi-même en lui de façon irréversible.

qu'est-ce qui te retient à toi-même

*

Relevons d'abord les passages du recueil où le rire se manifeste, voyons dans quel(s) cadre(s) précis il se fait entendre:

sentir au fond coulant d'un puits / le seul rire possible (22)

derrière un robinet coule / goutte après goutte après goutte / un gong pour que vienne la fin // et un rire éclate dans le noir  (24)

froid froid et vif le gel / pris au fil du corps chute en soi / le noir le blanc le long tunnel / de temps à autre la lune / remonte la nuit en riant  (75)

Et enfin ce poème que je reproduis en son entier du fait que le rire en surgit à deux reprises, à ses extrémités supérieure et inférieure:

derrière la porte un rire /  j'entends et devant je m'arrête / je n'attends jamais la fin je l'appelle / elle vient elle vire sur ses gonds / dès que je tourne le dos les nerfs / grincent la nuit s'ouvre et / une peur à la fois j'égrène / mes morts je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu  (95.  Je souligne).

À une exception près -- que je retiens délibérément pour le moment, non par caprice mais pour des raisons stratégiques qui apparaîtront plus loin -- nous tenons ici tous les passages du recueil où le rire est impliqué.

Notons d'abord le lien entre le rire et l'élément de la coulée dans les deux premiers poèmes.  L'eau coulante joue d'abord comme un élément qui conduit et accroît la résonance du rire: qu'il surgisse du fond d'un puits ou qu'il éclate à l'horizon d'un robinet fuyant, le noeud coulant de l'énigme inscrite en ce rire ne se noue et/ou ne se dénoue qu'à condition de transiter par un élément susceptible d'en maximiser la frappe et les échos -- un gong pour que vienne la fin.

(Première parenthèse en forme de corbeau perché.  Dupin: «La vérité n'est pas toujours dans un puits.»  Par quoi on peut entendre qu'un puits peut receler autre chose que la vérité, quelque chose de plus profond et de plus inquiétant que la vérité.)

(Deuxième parenthèse en forme de corbeau perché. Derrida «Un texte en lit un autre.  Comment arrêter une lecture? (...) Chaque texte est une machine à multiples têtes lectrices pour d'autres textes.» Parages, Galilée, 1986, p. 152.)

Le quatrième poème, sans doute un des plus denses du recueil, rappelle d'abord la condition de voyance auditive, soulignée d'ailleurs par la coupe de versification: derrière la porte un rire / j'entends.  Un peu comme si on disait: ça va, message bien reçu, je vous ai bien entendu, je vous suis...  Derrière la porte, un rire.  Mais devant aussi: l'arrêt -- et devant je m'arrête -- est bientôt emporté par l'indice de rapprochement, extrêmement élevé, qui fait passer l'un dans l'autre, sans pourtant les confondre, les signes du rire, de la fin et de la nuit -- un arrêt sans stop, une entente sans attente -- je n'attends jamais la fin je l'appelle -- de sorte que la nuit s'ouvre comme une porte et le rire qui se trouvait derrière, à l'extérieur, surgit au dedans, monte de l'intérieur.  Il s'agit donc d'un rire communicatif, à peu près au sens où Bataille entend le concept de communication, un rire qui a tôt fait de contaminer l'intimité au point de l'aliéner -- je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu -- de la déposséder d'elle-même de telle sorte que le lieu du rire, son événement, ne peut être approché que si c'est le rire lui-même, et lui seul, qui ouvre la marche à partir du non-lieu de la subjectivité, qu'il fait grincer les gonds et les nerfs de la subjectivité récitante soudain prise au jeu, sous l'emprise d'un rire que l'on pourrait qualifier de fou.

(Troisième parenthèse en forme de corbeau perché.  Bataille encore: «Car l'existence humaine n'est en nous, en ces points périodiquement où elle se noue, que langage crié, que spasme cruel, que fou rire, où l'accord naît d'une conscience enfin partagée de l'impénétrabilité de nous-mêmes et du monde» in La littérature et le mal in OC, IX, Gallimard, pp. 310-311.  Je souligne.)

Quoi du rire?

*

Nous arrivons maintenant au point nodal du recueil, là où le dénouement de l'intrigue avorte pour ainsi dire au bord de cette révélation que le rire annonçait tout en la réservant.  J'irai jusqu'à dire que le passage que je vais reproduire ici constitue le centre magnétique du recueil -- l'oeil du cyclone, la trouée de ce maëlstrom que compose Noeud coulant, et sur les bords duquel tous les poèmes cités jusqu'à présent sont comme fixés et retenus, à la fois inspirés et aspirés par la force centripète du gouffre, magnétisés par l'entonnoir monstrueux de leur propre descente au fond des choses.

Le centre exact de Noeud coulant coïncide avec l'abyme, et ce n'est pas là un hasard.  Ce centre en forme de gouffre constitue l'appel de fond, le noeud majeur autour duquel tous les autres noeuds sont appelés à (se) couler.  Il s'agit du poème de la page 69 que j'ai déjà partiellement cité et que je reproduis ici en son entier:

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette
et s'éloigne en riant

(...)

Reprenons........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Tell me what thy lordly name is on the Night’s Plutonian shore!” 
Quoth the Raven, “Nevermore.”


(...)



mercredi 8 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (2)

Dès l'ouverture du liminaire intitulé Une allumette craque, le sens de la chute est donné, son ouverture élargie et accélérée par la répétition du mot «tombe»:

tombe / dedans masse dedans noir tombe / tombe au noir (...)  ouvre / tombe au fonds d'un puits (...) vieux chiffon, corps jeté / comme tordu par un coeur de terre / tombe encore tombe (...) visage déjà tombé / une boule noire / au fond de la bouche  (11-12)

La chute est ouverte, elle s'ouvre en même temps que la chasse donnée à la circulation d'un signe noir et fuyant dont le sens n'est pas d'emblée précisé.  Qui tombe, quoi tombe et d'où tombe-t-il?  Dans quel élément la chute se produit-elle et en direction de quoi au juste?

Il y a chute.  Plus précisément, il y a d'abord ce mot -- tombe -- qui peut signifier aussi bien la tombée et le cercueil, la casse et la caisse, l'éboulement et l'embaumement.  D'une part, un événement sans sujet défini, un fracas sans substance assignée, et d'autre part, une plage de réception qui marque moins le terme de la chute (rien, ici, n'indique que la fin soit possible) que l'espace troué par son action, et dont les contours s'illuminent brièvement au passage par des marqueurs d'hallucination simple, quelques éclairs monosyllabiques tels que masse, noir, puits, terre, bouche.

*

Il y a chute.  Es gibt, ce qui ne signifie pas tellement que ça donne, au sens heidegerrien de l'expression, mais plutôt que ça tombe, que ça donne si on veut, mais en tombant, en cours de chute et en état de faille, de sorte que tout ce qui est donné, sitôt donné, est retiré, soustrait à la donation par la vitesse à laquelle la chute s'effectue.

Nous voici donc d'emblée introduits dans une espèce de cauchemar phénoménologique qui voue la vision à la voyance, le phénomène à l'éclat fragmenté, la pensée à la hantise et à l'obsession oraculaires.  Au coeur de la chute, rien de fixe, rien de stable, rien que l'angoisse de l'animal emporté par la cataracte, et la réduction au corps qui se substitue ici à la réduction phénoménologique opérée par un sujet maîtrisant le jeu d'éclairage de sa propre conscience.

*

le corps tombe / tombe au sol tombe  (67)

Il y a chute,  La déchirure du signe «tombe» (tombée, cercueil) est rigoureusement menée, de poème en poème, de manière à ce que «tombe» atteigne sans cesse aux extrémités énigmatiques de l'origine et de la fin de la chute, celles de l'origine sans origine et de la fin sans fin de la chute.

le corps tombe

Il n'y a pas ici de conscience qui (se) tienne en face de l'être réduit au phénomène, seulement un corps projeté dans l'espace indéfini de la chute, un système animal qui offre l'écran de son corps aux projections du film accéléré de la nuit, aux rêves américains de son errance dans le noir.

Ici, ce qu'on pourrait appeler la structure intentionnelle de la conscience est bouleversée, littéralement retournée sens dessus dessous: en régime de chute, le temps n'est plus à la stabilisation des évidences qu'assure une conscience maîtresse de ses actes et de ses représentations.  Je ne suis plus celui qui est conscience de... mais un corps livré à...  heurté et hanté par... en somme, un corps qui ne peut plus phénoménaliser la chute dans le calme, et cela parce qu'il est lui-même phénoménalisé à vide par la brutalité de la descente.

une allumette craque et le monde se renverse  (20)

Dans le recueil, les points de chute sont nombreux qui marquent ce renversement de l'intentionnalité où la conscience du phénomène le cède à la hantise de l'apparition, et les frappes nocturnes se manifestent sur tous les plans où une sensation est possible.  Je cite quelques vers parmi ceux qui me semblent témoigner le mieux de la radicalité de ce bouleversement.

la nuit se délie et trace / de minces lignes de lumière / dont à la fin s'imprègne / l'oeil le plus nu (28)

je suis seul quelque chose parle / dans la bouche un miroir fendu  (29)

en forêt me perdre / renverse la route / qu'avant d'entrer je suivais / pour qu'au fil de la désertion / à chaque pas de moins / ce soit la route / plutôt qui me suive (90)

(Où on entend presque en écho le vers de Jacques Brault: la route que nous n'avons pas prise finit pas nous prendre.)

Dans cette condition d'errance et de désertion phénoménologiques où le corps lancé dans la nuit se substitue à la conscience se tenant devant le monde, je vois moins que je ne suis vu, je parle moins qu'on ne me parle, je touche moins qu'on ne me touche.

Il y a chute, donc.  La chute est le phénomène originel, la chose même auquel le corps retourne, le trou noir qui satellise toutes les sensations corporelles par excès de gravité.  Annexé aux révélations de la nuit tombée, esthétisé à la limite de ses possibilités de réception, le corps se fait le lieu de rencontre de toutes les extrémités, de toutes les altérités qui le retournent -- littéralement et dans tous les sens.

*

Shall be lifted -- nevermore! 

*

le corps tombe / tombe au sol tombe

Quel est ce sol?  Quel est ce lieu qui semble vouloir marquer la fin de la chute?  La terre n'est peut-être pas aussi ferme, le sol n'est peut-être pas aussi assuré lorsqu'il s'expose à une chute si radicale.  La différence de nature qu'on introduit communément et par convention de langage entre le corps et son point de chute ne peut pas ici se maintenir.  Du moins, pas très longtemps,  Le sol, sitôt indiqué, est emporté par la profondeur même de la nuit dont il ne se distingue que par une différence de degré -- à peine une différence et peut-être pas même un degré; en fait, moins un degré qu'un dégradé de même sur fond de même, un écart de tonalité nocturne à peine perceptible.

une fois les pieds au fond / j'ai su ce que c'était tomber / graver sur le noir un autre / ton de noir (170)

Il y a chute signifie que la nuit seule a lieu, que la nuit seule aura lieu (tel est d'ailleurs le titre de la quatrième section du recueil, section «centrale», et à plus d'un titre comme on le verra plus loin).  Dans le solipsisme absolu de l'événement de la nuit, le sol n'est pas une option, du moins, pas si on entend par sol une limite susceptible d'interrompre la chute et de distraire la procession nocturne de son inachèvement.  Le sol n'est donc, n'aura jamais été qu'une modalité de la chute, et la lumière rien qu'un écart de langage en regard de la nuit, le miroir fracassé qu'elle se tend à elle-même, et dont les fragments, dégradés les uns sur le fond des autres. introduisent dans le bloc de la nuit ce ton de noir, ce noir à peine moins foncé que celui de la nuit, cet infime glissement de lumière qui est le fait du choc de la nuit contre elle-même, qui est la poésie même, ou à tout le moins sa possibilité, sa chance et sa rareté en régime de nuit totale.

graver sur le noir un autre / ton de noir

La nuit seule aura lieu, et elle aura lieu sur son propre sol et en son propre corps, car il n'est pas de sol ou de corps qui compose une extériorité radicale au lieu de la nuit.  La différence, le dégradé, le ton sur ton -- la poésie -- se jouent à l'interne, par fragmentation variable des forces qui sont immanentes à la descente de la nuit en elle-même.

D'où ces paradoxes incandescents qui gagnent la parole dès qu'il s'agit de dire ce qui a lieu au juste lorsque la nuit -- et elle seule -- a lieu:

quelque chose n'a pas lieu / quelque chose ne finit pas de ne pas / avoir lieu (...)  (36)

tout le jour je rassemble / ce qui n'en finit pas / de ne pas finir  (44)

des roches au coeur de quoi, un endroit / où ce qui a lieu nous dépasse, où a lieu / ce qui le temps d'un signe fracasse / le monde comme une coquille  (84)

dès que je tourne le dos les nerfs / grincent la nuit s'ouvre et / une peur à la fois j'égrène / mes morts je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu  (95)

*

Darkness there and nothing more.

(...)


vendredi 3 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (1)

Je n'amorcerai pas ici ce qu'on pourrait appeler une «lecture» de Noeud coulant: il y faudrait une méditation beaucoup plus poussée, et infiniment plus attentive.  Je ne propose que quelques réflexions ouvertes dans le mouvement de chute que le recueil me semble dessiner.  Plus précisément, je me limite à tirer un certain nombre de conséquences découlant de cette idée -- centrale, me semble-t-il, dans la poésie de Michaël (bien que le centre soit soumis ici à un motif de liquidation qui demeure à préciser)  -- de cette idée, ou disons, de cette suggestion nocturne que la chute n'est pas une modalité parmi d'autres de l'espace littéraire, mais la condition même de son ouverture et de son intensité.

*

D'abord ce titre: Noeud coulant.  Si la mort est certaine, inéluctable, elle n'est pas donnée immédiatement.  Dans l'intervalle ouvert par le processus de strangulation, le vivant est soudain réduit à lui-même, la vie est confinée au souffle qui lui fait pourtant défaut et qu'elle cherche désespérément afin de se relancer.  Arrêté dans l'élan de son horizontalité (la bête est stoppée dans sa course, à court de bond) ou introduit à l'effondrement de sa verticalité (la trappe s'ouvre sous les pieds du condamné), le vivant se débat.  

La vie entre violemment en débat avec elle-même, mais le temps manque, les arguments fuient.  Le temps n'est plus à la discussion: le noeud coulant se fait gordien, et il n'y a plus que la nuit pour trancher.

*

D'une poésie ramenée à l'animalité brutale du vivant: le noeud se resserre d'abord autour des mots, qui se font plus économes, plus tranchants, puis le noeud des mots autour de la langue, qui se fait plus noire, plus urgente, puis enfin le noeud de la mort autour du souffle, toujours plus court, presque indécent.

Pendant un bref instant, le vivant et la mort se tiennent à souffle confondu dans le noir à venir et la nuit qui descend.

Ramené à l'animalité brutale du vivant, l'axe de la verticalité humaine croise celui de l'horizontalité sauvage.  Le noeud assure ce croisement, l'homme pendu et la bête trappée se fondent en un même noeud coulant, se nouent en un même point fondant.

*

Vous sentez tous la mort! 

Le recueil s'ouvre sur ce vers de Baudelaire.

Nous sentons tous la mort: humains et animaux, nous la sentons.  Aucun des axes essentiels de la vie n'est étranger à cette sensation de la mort -- qui n'est pas différente de la sensation de la vie elle-même lorsque celle-ci se voit refoulée aux limites de sa finitude, qui sont en même temps celles de la plénitude éprouvée dans le coup de sang.

Le noeud contraint la vie à saisir esthétiquement sa fin en se remplissant, en montant au bord d'elle-même, gorgée de soi par le progrès de la strangulation, littéralement prise à la gorge et coïncidant avec cette sensation où elle se reçoit tout entière et à la limite, où elle s'emplit de soi à pulsation perdue, à tout rompre, introduite à ce jeu mortel qui consiste à rendre cou(p) pour cou(p).

*

Vous sentez tous la mort!

Vous, c'est-à-dire toi, toi et moi, c'est-à-dire vous et moi, c'est-à-dire nous.

Nous sentons la mort qui vient, mais nous sentons tout aussi bien la mort qui va -- qui se dégage de nous dans la mesure où nous échouons à nous dégager nous-mêmes de son emprise.  En un mot, nous puons la fin.

Le vers cité par Michaël en exergue du recueil est extrait d'un poème de Baudelaire intitulé Danse macabre.  On le retrouve à la fin du douzième quatrain.  Je reproduis les deux derniers vers:

«Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort!  Ô squelettes musqués,

La cosmétique est un art qu'on ne saurait jamais perfectionner au point qu'il puisse complètement masquer l'odeur de la mort.  Le vivant est donc un mort-vivant, par essence et par définition.  Est vivant ce qui sent la mort -- en ce premier sens d'abord qu'il la perçoit, qu'il en a la sensation, l'aisthesis -- et en ce second sens qu'il exhale l'odeur de la mort.  Le vivant donne à sentir sa mort en marche, il pue de sa suffocation accélérée dans le noeud de la nuit.  Bref, il donne à sentir de l'extérieur et par tous ses pores ce qu'il perçoit d'ores et déjà de l'intérieur et de toute de son âme.

Écartelé entre la sensation et la senteur de la mort, le vivant est donc voué à une danse qu'on peut, à l'instar de Baudelaire, qualifier de macabre au moins pour deux raisons: 1) d'abord, parce que la comédie humaine s'épuise vainement, par la cosmétique sociale, à masquer la puanteur moribonde qu'elle dégage; en ce sens, est macabre tout ce par quoi, littéralement, on cherche à camoufler l'odeur du macchabée; 2) ensuite, parce que la danse ici n'est pas sans évoquer les convulsions du pendu au bout de la corde, cette danse qui précède de peu le balancement éventé du cadavre dans la ballade bien connue de Villon:

Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie

Éventement funèbre -- quand la mort a passé et que ce n'est plus que le vent, que ce n'est plus que du vent -- à quoi répond d'ailleurs la dernière strophe du poème de Baudelaire, laquelle synthétise en quelque sorte les deux principales significations de la danse macabre:

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité!»

*

'Tis the wind and nothing more...

*

J'en viens au second texte que Michaël cite en exergue de son recueil, et qu'il me semble important de rappeler dans la mesure où il pose, tout en le délitant, le cadre nocturne, l'espace de cette nuit blanche à l'intérieur de laquelle la chute sera bientôt envisagée -- confrontée même, et cela dès le premier poème du liminaire, comme on le verra plus loin.

le poème le plus simple / dit / tout / d'une extrémité à l'autre de la terre / d'une extrémité à l'autre de la vie / qui n'a pas de fin  (Jean-Michel Reynard)

Le poème le plus simple...  Mais la simplicité n'est pas elle-même si simple qu'il pourrait le sembler de prime abord, et surtout pas lorsque c'est le poème qui atteint à l'extrême simplicité.  À l'extrémité du simple poétique, tout est dit, plus précisément, tout est dans ce dire qui subordonne à sa simplicité toutes les autres extrémités -- terrestres et vitales.  Tout entre dans le dire du poème conduit à la limite de la simplicité: le poème le plus simple apparaît ainsi comme celui qui ouvre au mouvement le plus vaste, performe la plus vaste trajectoire (de la terre à la terre en passant par la terre, de la vie à la vie en passant par la vie).  L'extrémité à laquelle la simplicité du poème nous conduit engage toutes les autres extrémités dicibles -- la finitude du poème s'arrime à la plénitude même du mouvement par lequel toutes les extrémités terrestres et vitales sont traversées.

Notons ensuite la différence posée ici entre la fin et l'extrémité.: d'une extrémité à l'autre de la vie / qui n'a pas de fin.  Comment la vie pourrait-elle ne pas avoir de fin si tant est que le poème le plus simple la saisit dans ses extrémités?

Il y a quand même des limites!

Oui, quand même.  Mais à la limite, l'extrémité marque peut-être moins la fin que l'intensité. La brutalité même du passage qui va d'une extrémité à l'autre de la vie indique moins la fin que la vitesse, l'excès de vitesse, la limite de la vie dépassée à toute allure, transgressée par la vitesse de la vie elle-même poussée à sa limite --  la vie qui s'enivre de sa limite en la dépassant, le mouvement qui se grise de ses extrémités ponctuelles en les transgressant -- en somme, la vie qui manque à sa fin par excès d'intensité, par infraction absolue à la loi de son élan, et que la finitude simplissime du poème reprend dans son tout-dire.

*

La chute seule offre un indice d'accélération suffisant, un coefficient conceptuel suffisamment condensé pour penser cette intensité atteinte par la vie au sein du poème le plus simple.  La chute seule permet de penser l'accident mortel que la vie provoque par excès de vitesse et en toute intimité.  Je veux dire: en toute extrémité.  Je veux dire: entre toutes ses extrémités.

Quoi de la chute?

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Tout ce qui est vivant emprunte le passage nodal.  Que le vivant passe par l'axe horizontal de la trappe ou qu'il passe plutôt par l'axe vertical de la potence, le noeud est sûr, la suffocation est coulante et continue: l'intensité du débat de la vie en elle-même est fonction de la vitesse à laquelle le noeud se resserre.

Mais le resserrement du noeud exige une chute, une tombée qui épuise toutes les extrémités de la vie, qui quadrille toutes les extrémités de la terre.  Le champ couvert par la chute est en fait si considérable qu'on pourrait difficilement en ressaisir l'étendue en se limitant à la stricte distinction des axes horizontal et vertical.

Il s'agit donc de décloisonner les axes, de désaxer abscisses et ordonnées.  Non pas de compliquer le graphique, mais bien de le simplifier pour mieux faire voir la chute et l'affolement de la vie nodale.

Nietzsche: Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ?

Il s'agit de simplifier, et le poème sera l'opérateur éclaté de cette simplification.

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Only this and nothing more

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