mercredi 8 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (2)

Dès l'ouverture du liminaire intitulé Une allumette craque, le sens de la chute est donné, son ouverture élargie et accélérée par la répétition du mot «tombe»:

tombe / dedans masse dedans noir tombe / tombe au noir (...)  ouvre / tombe au fonds d'un puits (...) vieux chiffon, corps jeté / comme tordu par un coeur de terre / tombe encore tombe (...) visage déjà tombé / une boule noire / au fond de la bouche  (11-12)

La chute est ouverte, elle s'ouvre en même temps que la chasse donnée à la circulation d'un signe noir et fuyant dont le sens n'est pas d'emblée précisé.  Qui tombe, quoi tombe et d'où tombe-t-il?  Dans quel élément la chute se produit-elle et en direction de quoi au juste?

Il y a chute.  Plus précisément, il y a d'abord ce mot -- tombe -- qui peut signifier aussi bien la tombée et le cercueil, la casse et la caisse, l'éboulement et l'embaumement.  D'une part, un événement sans sujet défini, un fracas sans substance assignée, et d'autre part, une plage de réception qui marque moins le terme de la chute (rien, ici, n'indique que la fin soit possible) que l'espace troué par son action, et dont les contours s'illuminent brièvement au passage par des marqueurs d'hallucination simple, quelques éclairs monosyllabiques tels que masse, noir, puits, terre, bouche.

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Il y a chute.  Es gibt, ce qui ne signifie pas tellement que ça donne, au sens heidegerrien de l'expression, mais plutôt que ça tombe, que ça donne si on veut, mais en tombant, en cours de chute et en état de faille, de sorte que tout ce qui est donné, sitôt donné, est retiré, soustrait à la donation par la vitesse à laquelle la chute s'effectue.

Nous voici donc d'emblée introduits dans une espèce de cauchemar phénoménologique qui voue la vision à la voyance, le phénomène à l'éclat fragmenté, la pensée à la hantise et à l'obsession oraculaires.  Au coeur de la chute, rien de fixe, rien de stable, rien que l'angoisse de l'animal emporté par la cataracte, et la réduction au corps qui se substitue ici à la réduction phénoménologique opérée par un sujet maîtrisant le jeu d'éclairage de sa propre conscience.

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le corps tombe / tombe au sol tombe  (67)

Il y a chute,  La déchirure du signe «tombe» (tombée, cercueil) est rigoureusement menée, de poème en poème, de manière à ce que «tombe» atteigne sans cesse aux extrémités énigmatiques de l'origine et de la fin de la chute, celles de l'origine sans origine et de la fin sans fin de la chute.

le corps tombe

Il n'y a pas ici de conscience qui (se) tienne en face de l'être réduit au phénomène, seulement un corps projeté dans l'espace indéfini de la chute, un système animal qui offre l'écran de son corps aux projections du film accéléré de la nuit, aux rêves américains de son errance dans le noir.

Ici, ce qu'on pourrait appeler la structure intentionnelle de la conscience est bouleversée, littéralement retournée sens dessus dessous: en régime de chute, le temps n'est plus à la stabilisation des évidences qu'assure une conscience maîtresse de ses actes et de ses représentations.  Je ne suis plus celui qui est conscience de... mais un corps livré à...  heurté et hanté par... en somme, un corps qui ne peut plus phénoménaliser la chute dans le calme, et cela parce qu'il est lui-même phénoménalisé à vide par la brutalité de la descente.

une allumette craque et le monde se renverse  (20)

Dans le recueil, les points de chute sont nombreux qui marquent ce renversement de l'intentionnalité où la conscience du phénomène le cède à la hantise de l'apparition, et les frappes nocturnes se manifestent sur tous les plans où une sensation est possible.  Je cite quelques vers parmi ceux qui me semblent témoigner le mieux de la radicalité de ce bouleversement.

la nuit se délie et trace / de minces lignes de lumière / dont à la fin s'imprègne / l'oeil le plus nu (28)

je suis seul quelque chose parle / dans la bouche un miroir fendu  (29)

en forêt me perdre / renverse la route / qu'avant d'entrer je suivais / pour qu'au fil de la désertion / à chaque pas de moins / ce soit la route / plutôt qui me suive (90)

(Où on entend presque en écho le vers de Jacques Brault: la route que nous n'avons pas prise finit pas nous prendre.)

Dans cette condition d'errance et de désertion phénoménologiques où le corps lancé dans la nuit se substitue à la conscience se tenant devant le monde, je vois moins que je ne suis vu, je parle moins qu'on ne me parle, je touche moins qu'on ne me touche.

Il y a chute, donc.  La chute est le phénomène originel, la chose même auquel le corps retourne, le trou noir qui satellise toutes les sensations corporelles par excès de gravité.  Annexé aux révélations de la nuit tombée, esthétisé à la limite de ses possibilités de réception, le corps se fait le lieu de rencontre de toutes les extrémités, de toutes les altérités qui le retournent -- littéralement et dans tous les sens.

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Shall be lifted -- nevermore! 

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le corps tombe / tombe au sol tombe

Quel est ce sol?  Quel est ce lieu qui semble vouloir marquer la fin de la chute?  La terre n'est peut-être pas aussi ferme, le sol n'est peut-être pas aussi assuré lorsqu'il s'expose à une chute si radicale.  La différence de nature qu'on introduit communément et par convention de langage entre le corps et son point de chute ne peut pas ici se maintenir.  Du moins, pas très longtemps,  Le sol, sitôt indiqué, est emporté par la profondeur même de la nuit dont il ne se distingue que par une différence de degré -- à peine une différence et peut-être pas même un degré; en fait, moins un degré qu'un dégradé de même sur fond de même, un écart de tonalité nocturne à peine perceptible.

une fois les pieds au fond / j'ai su ce que c'était tomber / graver sur le noir un autre / ton de noir (170)

Il y a chute signifie que la nuit seule a lieu, que la nuit seule aura lieu (tel est d'ailleurs le titre de la quatrième section du recueil, section «centrale», et à plus d'un titre comme on le verra plus loin).  Dans le solipsisme absolu de l'événement de la nuit, le sol n'est pas une option, du moins, pas si on entend par sol une limite susceptible d'interrompre la chute et de distraire la procession nocturne de son inachèvement.  Le sol n'est donc, n'aura jamais été qu'une modalité de la chute, et la lumière rien qu'un écart de langage en regard de la nuit, le miroir fracassé qu'elle se tend à elle-même, et dont les fragments, dégradés les uns sur le fond des autres. introduisent dans le bloc de la nuit ce ton de noir, ce noir à peine moins foncé que celui de la nuit, cet infime glissement de lumière qui est le fait du choc de la nuit contre elle-même, qui est la poésie même, ou à tout le moins sa possibilité, sa chance et sa rareté en régime de nuit totale.

graver sur le noir un autre / ton de noir

La nuit seule aura lieu, et elle aura lieu sur son propre sol et en son propre corps, car il n'est pas de sol ou de corps qui compose une extériorité radicale au lieu de la nuit.  La différence, le dégradé, le ton sur ton -- la poésie -- se jouent à l'interne, par fragmentation variable des forces qui sont immanentes à la descente de la nuit en elle-même.

D'où ces paradoxes incandescents qui gagnent la parole dès qu'il s'agit de dire ce qui a lieu au juste lorsque la nuit -- et elle seule -- a lieu:

quelque chose n'a pas lieu / quelque chose ne finit pas de ne pas / avoir lieu (...)  (36)

tout le jour je rassemble / ce qui n'en finit pas / de ne pas finir  (44)

des roches au coeur de quoi, un endroit / où ce qui a lieu nous dépasse, où a lieu / ce qui le temps d'un signe fracasse / le monde comme une coquille  (84)

dès que je tourne le dos les nerfs / grincent la nuit s'ouvre et / une peur à la fois j'égrène / mes morts je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu  (95)

*

Darkness there and nothing more.

(...)


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