samedi 26 mai 2018

Complémentaire 27 (12, suite et fin)


ÉPILOGUE

En sortant des bureaux de Loto-Québec, Clément et moi avions décidé de célébrer la chose en assistant à la représentation du nouveau film des Avengers, Infinity War qui débutait à 19h30 au cinéma du Quartier Latin.  J'avais donc l'accord du tuteur légal pour que l'on puisse chiller ensemble ce soir, à condition que je ramène Clément à la maison avant minuit.

Un montant de 2,5 millions avait été déposé dans nos comptes respectifs.  Je ne sais pas exactement ce que cette somme pouvait représenter pour Clément, mais au fond ça ne me regardait pas et je n'avais pas non plus envie de m'en mêler.  Pour ma part, j'avais bien évidemment procédé au partage kif-kif du gros lot avec ma blonde, ça nous faisait pas loin de 1,3 millions chacun, pas de quoi devenir fou quand on y pense, mais disons que ça payait la bouteille de vin et que c'était toujours ça de gagné.  D'ailleurs, ma blonde avait déjà pris l'avion pour Cuba: je devais la rejoindre là-bas d'ici la fin de la semaine.  Pour le reste, je n'avais encore aucune idée précise de la manière dont j'allais «gérer» cette petite fortune dans la durée: j'allais certainement commencer par m'acheter une PS4 de même que la version de Diablo adaptée à cette nouvelle console, mais au-delà de ça, je laissais les choses mariner dans un flou artistique qui n'était pas désagréable.

Il s'en était quand même fallu de peu pour que tous nos rêves tombent à l'eau.

Après avoir foncé dans le barrage policier il y a deux semaines, la reconstitution des faits n'a pas été une partie de pique-nique, mais compte tenu de la multitude de témoins directs et indirects qui avaient assisté à notre équipée infernale sur la rue Saint-Denis, Clément et moi avions finalement été exonérés de tout blâme alors que des charges sévères avaient été retenues à l'encontre de la dame et du commis: tentative de vol,  usurpation d'identité, entrave au travail des policiers à coups de plâtre sur le casque protecteur, détournement de personne intellectuellement diminuée, agression, harcèlement psychologique et j'en passe.  Je ne sais pas quelle sera l'issue de tout ça, mais aux dernières nouvelles, la dame avait été contrainte de passer quelques jours dans l'aile psychiatrique de l'hôpital Santa Cabrini, et le commis se relevait d'une délicate opération de débosselage facial en tout genre. 

Un peu comme je l'avais craint, il y avait foule au guichet du Quartier Latin et il n'y avait déjà plus de place disponible pour la représentation de 19h30.  Il allait donc falloir attendre jusqu'à 10h15 ou alors remettre ça à une autre fois.  Clément était déçu.

--  Écoute, j'ai une idée...  Tu as déjà été aux danseuses?  (Je lui pointais du doigt le Gentlemen's Choice de l'autre côté de la rue).
--  Crosse heure moins quart lady gaga toudou let's deince
--  Tsé les belles madames tunues avec les rrrros tetons et tout?
-- ...

Clément a regardé dans le vague pendant quelques instants, puis il a fait oui de la tête et son visage s'est illuminé.

Bras dessus bras dessous, nous marchions d'un bon pas en direction de la rue Ontario.  Avant minuit, j'allais claquer pas moins de 2000$ dans le cul d'une idole longtemps convoitée.  Le soleil flambait à basse altitude, aveuglait jusqu'aux larmes les petites boutiques de la rue Saint-Denis tandis que les passants contournaient sans les voir les bacs à recyclage de Valérie Plante.

(Lecteure, ma féerie, mon dernier mot, ma toute inépilée(e), je te reviens sans vertige à travers une infinité de fondants au chocolat, et je dépose sur la petite étagère de l'isoloir la clé USB qui contient la dernière livraison de ce récit.  Je n'ai plus d'heure pour rentrer -- en un sens, je ne suis jamais sorti.  Diamant au nombril, cravache entre les dents, tu redresses les coussinets de ton soutien-gorge et je te lèche jusqu'au bout de la nuit.)

Fin













vendredi 25 mai 2018

Complémentaire 27 (11)


Nous étions sur le point de traverser la rue Émile-Journault lorsque j'aperçus le Dodge Ram qui s'amenait dans notre direction à vitesse réduite.  La vieille était toujours au volant: je ne sais trop comment elle avait réussi à reprendre le contrôle du véhicule brinquebalant, mais quand je la vis stationner à notre niveau et abaisser la vitre, je remarquai qu'elle avait un air de beu plutôt encourageant.  De toute évidence, elle avait quelque chose à nous proposer.

--  Aweye, monsieur, monte.
--  Pas sûr que j'ai envie de faire ça...
--  On va se rendre au bureau de Loto-Québec sur la rue Sherbrooke -- inquiète-toi pas, je sais c'est où, pis on va régler ça une fois pour toutes...
--  Mais... ok, mettons, mais le commis du dépanneur?
--  Monte, barnak!
--  Qui me dit que vous allez pas encore me crisser un coup sur la tête avec votre...
--  J'ai tu l'air d'avoir l'humeur à ça?

Je me rappelais que son pif avait percuté le volant du camion tout à l'heure, ce qui expliquait sans doute pourquoi il ressemblait au nuancier de couleur des robes portées par la reine d'Angleterre.

--  Et c'est quoi votre plan pour le partage du magot?
--  Le plan?  Pas compliqué, le plan: on partage entre nous deux, fifty-fifty.

Légèrement en retrait, Clément s'était mis à pivoter sur lui-même, les bras en croix.  Je fis un signe de tête en sa direction, puis je me tournai vers la vieille.

--  Pas d'accord.  Il vient avec nous, sinon je marche pas.

Sous le coup de la colère, la vieille grogna: je vis son dentier inférieur se déchausser légèrement et empiéter sur sa lèvre supérieure, genre bouledogue.  Puis au bout de quelques secondes de réflexion pendant lesquelles il me sembla que son cerveau était une arène de lutte à l'intérieur de laquelle King Kong Bundy venait d'abattre une chaise en plastique sur le crâne de Hulk Hogan, elle soupira ostensiblement puis nous fit signe de monter.

*

Nous roulions sur Saint-Denis, direction sud, depuis cinq bonnes minutes.  J'avais pris place sur la banquette, coincé entre la vieille qui fixait la route d'un regard courroucé et Clément qui s'amusait à faire monter et descendre la vitre du passager.  Le silence était lourd, ponctué seulement du grattage compulsif de ma tête qui me démangeait atrocement.  De temps à autre, je triturais le billet tout imbibé de pisse qui gisait au fond de ma poche, priant pour qu'il ne soit pas trop délavé lorsque nous arriverions au siège de Loto-Québec et qu'il soit toujours en état d'être validé.

--  Je vais te confier quelque chose, dit soudain la vieille...  Tsé, tantôt, au dépanneur, c'était rien de personnel.  Mais faut que tu comprennes: ça fait 30 ans, entends-tu, 30 ans que je joue au 6/49 à toutes les semaines...  les deux tirages hebdomadaires...  j'en ai jamais manqué un seul pendant toutes ces années, pas un osti, pis sais-tu combien ça m'a rapporté au final?  Presque rien.  Des pinottes, des billets gratuits, 10 piastres par ci, 20 piastres par là, mais rien de plus...  sauf une fois, y a trois ans...

Au coin de Saint-Denis et de Bélanger, un type qui arrosait les plantes sur son balcon avait froncé les sourcils puis pointé du doigt notre camion, mais sur le coup, captivé par le récit de la vieille, je n'avais pas vraiment fait attention. 

-- En octobre 2015 , quand ils ont annoncé le gros lot record de 64 millions, c'est pas compliqué, j'ai vendu la maison unifamiliale où je vivais seule depuis la mort de mon mari.  Une grosse baraque située sur le boulevard Gouin à Cartierville.  Je l'ai vendue puis je me suis acheté 500,000$ de tickets de 6/49 -- 166,000 tickets, 166,000 combinaisons de 6 chiffres, oui monsieur, ça m'a pris dix jours pour faire vérifier tout ça pis aarrrraaough...

Son dentier venait de se déchausser à nouveau, mais ça n'avait pas l'air de la déconcentrer outre mesure: elle conduisait avec aisance et roulait toujours à vitesse constante, comme si, à force de persévérance et de pugnacité, elle avait fini par dompter la bête qui lui avait donné tellement de mal plus tôt dans le boisé. À la hauteur de Rosemont, trois écoliers venaient, eux aussi, de pointer du doigt notre camion.

--  Câliche de parchiel... grblbmgrlm...  Bon.  Faque ça m'a pris dix jours pour faire vérifier les 166,000 tickets, pis devine ce que ça m'a rapporté?  260 piastres, entends-tu.  Des pinottes.  Câlice d'osti...  Pis penses-tu que j'allais mettre ça dans mes poches? Pan toute.  J'étais tellement à l'envers, j'étais tellement à boutte que j'ai misé tout le paquet, j'ai tout de suite acheté 86 tickets  J'ai gagné 20 piastres.  Faque j'ai acheté pour 20 piastres de tickets.  Pis j'ai absolument rien gagné.  Rien de rien.  C'est pas juste.  Trouves-tu ça juste, toi, monsieur?  Moi je trouve pas ça juste, pas pan toute.  Quand je pense qu'y en a qui ont gagné DEUX FOIS à la 6/49...  Non, y a vraiment pas de justice pis c'est pour ça que tantôt aaarrraough...

Il allait bien falloir qu'elle fasse quelque chose avec ce dentier récalcitrant.  Nous venions à peine de franchir l'intersection de Mont-Royal, et tout juste en face du Quai des Brumes, une demi-douzaine  de piétons avaient agité les bras en criant en direction de notre camionnette.

--  Barnak de patente à gosse...  Faque c'est pour ça que tantôt, au dépanneur, quand j'ai entendu la machine sonner pis que j'ai compris ce qui venait de t'arriver, je l'ai pas pris, ou mettons que je l'ai pris personnel, c'était comme comme si la vie, le destin, le tit jésus ou whatever venait de me faire un gros fuck you, entends-tu, c'est pour ça que gggnaaough.... bargnak...

Pendant quelques secondes, elle a détaché son regard de la route pour le fixer sur moi.  Avec son dentier de travers et son nez en forme de brocoli bleu marin, je ne la trouvais plus aussi rassurante, sans compter qu'elle avait commencé à accélérer et que de chaque côté de la rue, de plus en plus de gens pointaient le Dodge du doigt et hurlaient à notre passage.

--  T'as toujours le ticket?
--  Quoi?
--  Crrrrisse, tu l'as ou pas?
--  Ben oui, il est juste là dans la poche de mon...
--  Tu vas me le donner!
--  Pardon?
--  YÉ À MOÉ CE TICKET-LÀ, ENTENDS-TU, BÔTARD!  YÉ À MOÉ PIS À PERSONNE D'AUTRE!
--  Crosse heure moins quart le messieu est toute tite tite tite thrilleuuuu.

Et c'est à l'instant où la vieille s'égosillait et que Clément tapait à deux poings sur le coffre à gants que l'ai aperçu dans le miroir latéral.  À l'instar d'Indiana Jones dans The Raiders of the Lost Ark, le commis death metal, tel qu'en lui-même, progressait sur le flanc gauche du camion.  S'était-il dissimulé tout ce temps sous le Dodge en s'accrochant (ou en demeurant accroché malgré lui) aux amortisseurs?  Peu probable.  Nous avait-il suivi en taxi jusqu'au moment où il avait estimé être suffisamment proche pour oser le saut mortel d'un véhicule à l'autre?  Isssshh.  Se pouvait-il qu'après que le camion lui eut passé sur le corps dans le boisé, il ait d'abord perdu connaissance au fond de la boite de chargement pour ensuite recouvrer ses esprits en cours de route?  Bof.  Ce qui est certain en revanche, c'est que le commis avait, comme on dit, changé de look.  Et la métamorphose était plutôt impressionnante (je niaise pas).

Le détail qui me frappa d'abord, c'était le fait que la moitié gauche de sa chevelure bonjovienne avait été râpée de près, pour ne pas dire scalpée avec conviction.  Ses lèvres carbonisées laissaient apparaître la racine des gencives inférieures un peu comme sur ces croquis exécutés en rouge et blanc, et qu'on retrouve sur les planches anatomiques du XVIIe siècle.  Son regard d'un bleu carnassier nous atteignait encore à travers un ruissellement de lymphe bitumineuse, mais d'un seul côté de son visage, le gauche en l'occurrence, parce que du côté droit, well -- soyons précis -- le globe de l'oeil droit avait été énucléé de son orbite, mais demeurait tout de même rattaché à l'orifice oculaire par un écheveau de nerfs singulièrement tenace, de telle sorte que son oeil en exil lui balayait le menton un peu comme la tige d'un métronome -- ce qui semblait l'incommoder légèrement, du moins si j'en juge aux mouvements de langue par lesquels il cherchait sans cesse à darder le globe facétieux.

J'avais bien tenté de prévenir notre conductrice, mais en vain.  La dernière chose dont je me souviens se cristallise en un arrêt sur image à quadruple fragmentation: 1) le commis de l'horreur qui s'empare du volant en passant comme un cul-de-jatte à travers la vitre du conducteur; 2) la vieille qui abandonne complètement le volant pour se précipiter sur moi en fouillant les poches de mon jeans détrempé; 3) moi qui me jette sur Clément pour lui demander s'il aimait vraiment les tounes de Mylène Farmer et 4) Clément qui gueule à pleins poumons TITE TITE TITE THRILLEUUUU

Je suppose qu'avant de télescoper le Dodge dans le cordon de voitures de police qui bloquaient la rue Saint-Denis au niveau de Sherbrooke, nous avons tous les quatre fait LE GROS YEUX.

................................................................................................................ and the rest is sirène d'ambulance..............................................................





jeudi 24 mai 2018

Complémentaire 27 (10)


4. LA MARDE

Tout ça pour une saleté de billet 6/49 -- gagnant ou pas, dans l'absolu, c'était quand même rien qu'un esti de paquet de troubles -- le commis disloqué qui avait passé sous le Dodge était là pour en témoigner, quant à la vieille au plâtre flottant, dieu seul sait à présent où elle allait échouer depuis qu'elle avait perdu le contrôle du camion.  Dans les lointains, on entendait encore le bruit des branches qui se rompent par à-coups et le sifflement des cartilages qui se dégonflent entre les essieux.

(Vraiment, l'argent est une bien sale chose.  C'est ce que je tentais d'expliquer l'autre jour, sur Facebook, à un jeune étron distingué qui fait partie de l'aile jeunesse du PLQ: aujourd'hui que le libéralisme économique a tout repris et que partout dans le monde une majorité de gens s'accordent à reconduire sans cesse au pouvoir une multitude de partis ploutofascistes, tous plus retors les uns que les autres, dans de telles conditions, lui disais-je, voter pour le Parti libéral, ou pire encore, joindre les rangs d'un tel parti, c'était administrer publiquement la preuve que notre valeur en tant que personne était inférieure à celle d'une punaise de lit, que le fait que l'on soit jeune, dynamique et plein d'entrain n'était pas ontologiquement incompatible avec le fait que l'on soit égal en valeur à une râclure de fond de casserole doublée d'une blatte minéralisée dans le gravy qui git au fond de ladite casserole, que chaque fois que j'ouvrais la télé et qu'on nous montrait les images d'une quelconque assemblée de l'aile jeunesse du parti Libéral, que je voyais défiler au micro tous ces petits messieurs et ces petites madames avec leurs vestons ridicules et leurs tailleurs repassés la veille par leur maman névrosée et médicamentée, quand je voyais l'un ou l'autre de ces jeunes tarlos étincelants proposer, sourire aux lèvres, que les instances supérieures du parti procèdent à des coupures dans le régime d'assistance sociale ou adoptent toute autre mesure visant à enterrer vivants des gens qui étaient déjà à toutes fins utiles terrassés, pour ne pas dire complètement crapoutis sous le rouleau compresseur du libéralisme -- well, j'en avais la nausée, parfaitement: le spectacle offert par ce ramassis de jeunes mange-mardes arrivistes et opportunistes me levait le coeur et me donnait systématiquement le goût de dégueuler ma vie -- à quoi ce petit insignifiant en veston cravate et à la nuque rasée avait répondu que je n'étais rien qu'un vieux marxiste frustré, un Che Guevara en sandales et en bas bruns, un communiste raté qui fantasmait sur le poulet frit Kentucky et dont l'activité révolutionnaire se limitait à quelques grognements échangés avec la couturière cambodgienne qui raccommodait les boutons de son manteau à la buanderie du coin, que ma mauvaise foi était aussi jouissive que pathétique, mais que je le veuille ou non, à partir du moment où l'insatiabilité du désir humain était reconnue comme un fait indéniable, le libéralisme était la seule conclusion économiquement valide que l'on pouvait en tirer -- ce à quoi, moi qui n'étais plus seulement en tabarnak, mais en supertabarnak, j'avais répondu que là était l'erreur, précisément, qu'à force de rabâcher ce cliché toton de l'insatiabilité du désir humain, le libéralisme avait perdu de vue (ou ne voulait pas voir) qu'au contraire le désir était tout ce qu'il y a de plus satiable, que le désir finit toujours par être saturé, non de ceci ou de cela, mais de sa propre réactivation, mais de sa relance perpétuelle, mais de son aggravation continue par les différents incitatifs du marché, et qu'une fois saturé au-delà de toute mesure, une fois sursaturé de son propre vide, le désir finissait tout naturellement par céder sa place à un ENNUI PROFOND, que la vérité dernière du libéralisme économique, ce n'était donc ni la concurrence ni la propriété privée, et pas davantage l'accroissement du capital, mais bien le désoeuvrement découlant d'un désir qui a d'ores et déjà tout désiré, d'un désir plus que comblé par sa vacance désertique et qui, à la fin, prend congé de lui-même dans la considération anesthésiante que tout est comme s'il n'était pas.  En somme, la vérité dernière du libéralisme ressemblait bel et bien à une sorte de bouddhisme cafardeux.  Le jeune libéral avait conclu notre échange en disant que mon cas était désespéré et que ma mère était grosse.)

J'émergeais à cet instant du boisé de Saint-Sulpice avec Clément qui boitillait derrière moi: je crois qu'au final, il avait conclu que ma compagnie était un peu moins flabbergastante que celle des deux autres.  Nous nous trouvions sur le trottoir de la rue Émile-Journault, tout juste en face du centre Claude-Robillard, la tête me grattait de plus en plus et je soupesais en geignant les différentes possibilités d'action.  La pile de mon cellulaire venait de passer sous la barre du 7% et j'avais entre-temps reçu un texto de ma blonde qui me demandait pourquoi j'avais logé cinq appels consécutifs sans lui laisser de message.  Elle me rappelait aussi de ne pas oublier de faire vérifier les billets. Hahahahahahahaha.

Fallait que je me calme, fallait que je réfléchisse.

Mais au moment où je m'apprêtais à lui texter en retour, j'entendis un «dring-dring» derrière moi.  Un octogénaire à bicyclette venait de surgir je ne sais d'où, et du fait que je me trouvais sur son chemin, il me sommait de dégager en actionnant sa clochette.  Il aurait aisément pu me contourner, le trottoir était bien assez large pour permettre à quatre piétons d'y circuler côte à côte, ou alors, je sais pas, il aurait pu me demander poliment de lui céder le passage.  Mais non, dring-dring, dégage.  Je voyais tout de suite que j'avais affaire à un vieillard buté et autoritaire, du genre à grogner quand son potage aux tomates, plombé d'immondes retailles de biscuits soda, n'est pas servi assez vite -- je le voyais là tout investi de l'importance que lui conférait le fait de pédaler d'un point A à un point B, et inversement, et ainsi de suite à l'infini juste pour se faire chier et sans même savoir pourquoi; à ses yeux, faire du vélo n'était pas un sport qui exigeait parfois qu'on contourne des obstacles ou qu'on change de chemin, non, dans sa tête, faire du vélo, c'était s'en tenir obstinément à un itinéraire rectiligne et actionner une clochette calamiteuse dès que quelqu'un nous barrait la route.  De nos jours, avec le vieillissement croissant de la population, ce genre de scène était appelée à se multiplier, j'allais devoir m'y faire -- mais voilà, je ne m'y faisais pas, il suffisait du moindre amoncellement de petits vieux à proximité pour que je l'aie totalement dans le cul -- c'était plus fort que moi, certaines choses, même objectivement triviales, me faisaient parfois sortir de mes gonds -- comme cette dame au chien saucisse aperçue l'autre jour à la librairie Olivieri: elle était là en train d'expliquer à la caissière qu'elle avait «tout lu Proust», qu'elle avait «tout lu Joyce» (comme s'il fallait être dans un état normal pour faire une telle chose), elle se tenait au comptoir de la librairie avec son horreur de chien saucisse à ses pieds, lequel chien saucisse était recouvert d'un tricot de corps positivement obscène, et cette bourgeoise d'Outremont n'en finissait plus de meugler à la ronde le nom des auteurs qu'elle avait «tout lus» -- et je ne sais pourquoi, mais à ce moment-là, c'est comme si j'avais été traversé par un courant de haine de très haute tension, un éclair de rage pure qui confinait à la suffocation -- c'était comme une volonté de néant parfaitement ciblée: je ne m'expliquais pas par quel prodige de perversité on avait pu recouvrir un chien saucisse d'un tricot de corps tout en gueulant les noms de Proust et Joyce comme si c'était un pitch de vente pour une marque de sous-vêtements pour homme, et devant ce spectacle inadmissible, soudain, j'avais voulu que le néant advienne, oui, j'avais désiré qu'en lieu et place de la proustipute outremontoise et de sa saucisse de chien, il n'y eut plus rien qu'un trou sans fond d'une noirceur pétillante, un néant fait sur mesure pour sa gueule de mondaine extravertie, et dont la limite externe aurait été marquée par une collerette de Pléiades carbonisées.

((Lecteure, ma science, mon axiome, ma toute CQFD, ne désespère pas de moi: encore deux entrées de blogue, et cet exercice d'escritourrre sera achevé. Car de même que l'emprunt de la bretelle de l'autoroute 40 est nécessaire à la contemplation nocturne des pylones du comté de Verchères, le passage par la haine est nécessaire à l'avènement de quelque amour infini.  Tel est le syndrome du défilé esthétique dont je souffre.  (Peu après avoir allumé le fourneau de sa pipe, un grand penseur de notre temps a déclaré ceci: la Société ment.  Admire la brièveté de cette touche imparable et dis-toi bien que si j'ai tous les défauts que tu constates, voire tous ceux que tu pourras induire à partir de ceux que tu devines déjà, il est cependant un défaut que je n'ai pas: je ne mens jamais.)))



lundi 21 mai 2018

Complémentaire 27 (9)



Clément se tenait là, à deux pas de moi, en extase devant la crotte qu'il extirpait de sa narine gauche avec une délicatesse de dentellière.  La question était de savoir si je pouvais encore le soustraire à l'influence des deux autres, prendre le risque de l'interpeller à voix basse sans le faire paniquer.  De toute façon, je ne pouvais plus demeurer là: mon camouflage était nul, ça me grattait de partout, mon portable vibrait dans la poche de mon jeans et j'avais une furieuse envie de pisser.

--  YO, MAN, TU SAIS-TU SEULEMENT COMBIEN T'AS GAGNÉ?

La voix du commis Megadeth provenait de l'extrémité ouest du boisé, il était donc aussi éloigné de ma cachette que je pouvais le souhaiter, mais le Dodge Ram, lui, ne se trouvait qu'à une centaine de mètres, du moins si j'en jugeais au vrombissement du moteur, et je savais que la vieille agitée n'hésiterait pas une seule seconde à klaxonner à plâtre que veux-tu dès qu'elle m'apercevrait.

--  DUDE, J'AI CHECKÉ POUR LE FUN: T'AS GAGNÉ CINQ MILLIONS!  T'ENTENDS CE QUE JE TE DIS?  CINQ FUCKING MILLIONS DE DOLLARS AVEC LE COMPLÉMENTAIRE!

Je n'avais qu'une idée très vague de ce que le concept de complémentaire signifiait dans ce contexte (fallait vraiment que je texte ma blonde à la première occasion), mais je savais que le tatoué se rapprochait et que si je devais tenter une sortie qui ait la moindre chance de succès, c'était maintenant.

--  DUDE, ÉCOUTE...  J'AI UNE PROPOSITION, J'AI QUELQUE CHOSE À TE PRO...  LE DÉBILE COMPTE PAS...  Y A JUSTE MOÉ, TOÉ, PIS LA MADAME...  PENSES-Y, MAN, CINQ MILLIONS DIVISÉS EN TROIS, ÇA NOUS FERAIT CHACUN...  attends, calvaire, ça ferait combien?...  ÇA FERAIT....   OK, ÇA FERAIT PAS LOIN DE 1,700,000 CHAQUE!

Je n'avais pas perdu de vue le débile en question: il avait scotché sa crotte nasale au bout de son index, et la faisait monter et descendre comme un yoyo.

--  Héééé, Clément, psst...

J'émergeais de mon amas de pourritures comme un zombie dans le célèbre clip de Michael Jackson.

-- Psst, Clément, on est cool, ok?
--  Caca à la tête.
--  Baah, c'est rien, c'est juste de l'herbe à poux....  Écoute, toi et moi, on va aller par là (je lui pointais du doigt le sentier qui débouchait sur le centre Claude-Robillard), mais si tu veux pas venir, c'est cool aussi...
--  Crosse heure moins quart mylène farmeu est toute chaos cotte de nez.

Et c'est là que les choses ont commencé à se précipiter. 

D'abord, ça me grattait tellement, je n'en pouvais tellement plus que je me suis relevé d'une seule traite, j'ai bondi dans une éruption de feuilles mortes qui faisaient le même boucan que des Tostitos pulvérisées.  Aussitôt, la vieille s'est mise à varger avec son plâtre sur le klaxon du Dodge Ram -- je ne sais pas pourquoi, mais j'ai eu le réflexe de lui adresser un signe de «peace», puis constatant que ça n'avait aucun effet, je me suis pissé dessus et j'ai détalé en me grattant la tête et le thorax.  La suite est un peu plus confuse.  J'ai vu le commis accourir dans ma direction et chercher à me barrer la route en piquant à travers les branchages et les quelques étudiants du collège Ahuntsic qui fumaient du pot sur le sentier, mais à l'instant où il arrivait au niveau de Clément, le camion a kické par en avant, les roues arrière se sont mises à spinner dans une apocalypse de garnotte étincelante, et j'ai vu le front de la vieille percuter le volant -- à force de klaxonner, elle avait peut-être accroché le bras de vitesse, écrasé la pédale de gaz, je ne sais trop, mais ce dont je suis certain en revanche, c'est que le nez du camion a levé d'une bonne dizaine de pieds dans les airs avant de retomber sur le commis death metal -- qui a aussitôt disparu sous le véhicule rugissant pour en ressortir à l'autre bout dans une cataracte de piercings, de chaînettes et de poings américains.

Mais le pire dans tout ça, c'était encore la fiouse de la vieille de l'autre côté du pare-brise au moment où le Dodge s'élançait, oui, c'était très exactement SON GROS YEUX.

(Je m'explique. Je dis bien et j'y insiste: SON GROS YEUX.  Je ne saurais décrire autrement ce mélange de terreur et de fascination qu'on ne rencontre, à ma connaissance, que dans le regard de deux espèces vivantes: les êtres humains et les perroquets.  C'est un événement plutôt rare, et dont la production nécessite des conditions tout à fait exceptionnelles.  Par exemple, vous dansez dans une discothèque après avoir sniffé de la coke de qualité supérieure, vous êtes, comme on dit, dans la zone, tout va bien et soudain le plancher de danse s'effondre sous vos pieds et vous vous engouffrez dans un puits de poussière en compagnie d'une centaine d'autres personnes.  Que faites-vous?  Well, vous faites LE GROS YEUX.  Autre exemple: vous célébrez le 61e anniversaire de votre tante Bénédicte, et au moment où elle se penche pour souffler les bougies du gâteau, sa coiffure en forme de gaufre Eggo prend feu.  Que faites-vous?  Avant toute chose, vous faites LE GROS YEUX, autrement dit vous êtes sujet à une diplopie ontologique d'une telle intensité que vous écrasez, sans le vouloir, la scission aveuglante de ce qu'il y a dans un seul et unique quenoeil en cavale.)

((Lecteure, ma pelisse, mon exil, ma toute pénétrée(e), je voue au désastre la plus-value scatologique de ce récit, mais sois tranquille: lorsque le temps sera venu, je multiplierai ma nuit au fond de tes roses et je durcirai comme une langue morte sous les coups de règle d'Athena Grammatikè.))







vendredi 18 mai 2018

Complémentaire 27 (8)


Je n'allais quand même pas me laisser cueillir comme une fleur par les trois affreux.  

Quand j'ai vu le Dodge Ram s'engager dans le sentier principal du boisé, j'ai compris que je n'avais plus la force de courir -- j'avais la mâchoire en bouillie, chaque pas résonnait sur la voûte de ma boite crânienne comme une chanson de Michel Louvain dans un accélérateur de particules.  Non, le mieux était de me cacher jusqu'à ce qu'ils rebroussent chemin.  J'avais mon idée: j'allais faire comme Arnold Schwarzenegger dans Predator quand il ne sait plus comment se soustraire au détecteur de viande de la créature et qu'il se roule dans la bouette pour ensuite se fondre aux racines d'un arbre gigantesque.  Bon, le camouflage ne serait peut-être pas aussi léché, mais non loin du banc où j'étais assis, il y avait un amoncellement de branches et de brindilles qui ferait très bien l'affaire.  Avec un peu d'imagination, je pourrais ressembler à une protubérance suspecte sous un amas de feuilles mortes.

Trente secondes plus tard, je faisais exactement comme Arnold: j'étais couché sur le dos, les bras rivés à deux bulbes d'herbe à poux, un oeil fermé, l'autre grand ouvert, tout à fait immobile et le souffle court sous un tas de cochonneries de nature indéfinie.  J'ai entendu le claquement d'une portière, puis la voix du commis satanique qui s'élevait du sentier de gauche:

--  Tu restes dans le camion, compris, madame?  Tu bouges pas de là, pis si tu le vois passer, tu klaxonnes pis c'est toute. Yé dans le coin, c'est sûr qu'il a pas pu aller ben ben loin.  Moé pis le gros, on va faire un petit tour.

Puis il y eut un «rrrromph».  Clément avait dû trébucher en sautant de la boite de chargement.

--  Bobo à la jambe.
--  Kessé je t'ai dit tantôt?
--  Ma yeule ortho.
--  C'est ça, ta yeule.
--  Crosse heure moins quart spideu-man scalette oanseunne danielle oderra roberto medile.
--  Juste ta yeule.
--  Moderato cantabile.

(Mon coeur battait la chamade.  Je devais fixer mon esprit sur quelque chose de lumineux sans quoi j'allais éternuer et dans ce cas, je ne vaudrais pas mieux que Nonobstant le Surgelé quand mon barbare de niveau 67 le charge en faisant appel aux Anciens.  J'avais toujours le loisir d'imaginer une histoire inspirée des événements, de l'écrire peut-être, mais de la publier, jamais -- ça, c'était hors de question. Ma blonde m'avait demandé l'autre jour pourquoi je n'essayais pas de publier mes patentes.  Je lui ai répondu 1) que j'avais déjà donné; 2) que je ne pouvais pas considérer la possibilité de jouir dans le multiple non finalisé et en même temps inscrire cette jouissance dans ce qu'il convenait d'appeler «écriture» ou «littérature» -- termes qui m'avaient toujours fait gentiment chier -- et qui ne voulaient plus dire grand chose de toute façon, qu'il suffisait à tout un chacun d'une dizaine de minutes passées dans n'importe quelle succursale Renaud-Bray pour arriver à la conclusion que ces termes faisaient aujourd'hui l'objet d'une déflation sémantique phénoménale, que dans l'espace laissé vacant par l'évacuation irréversible du jeu et du jouir, il n'y avait plus qu'une différence de degré entre le nouveau roman de Guillaume Musso et l'horreur éducative du rayon d'à côté, sorte de marmotte clinquante et compliquée, sertie de modules à inutilité variable pis que tu fesses dessus avec une mailloche en plastique pis c'est ça qui est ça, enfin bref, et que dans ces conditions, ce que je faisais (mais pas ici, mais pas maintenant) ne correspondait ni à une pratique d'écriture ni à un projet littéraire, mais bien davantage à un exercice d'escritourrre dont la dynamique était purement autoaffective, et dont la seule raison d'être était de me faire sentir violemment vivant.  Ma blonde sortait à l'instant de la salle de lavage et s'échinait à démêler le plus formidable noeud gordien de racks à joe que j'aie jamais vu de ma vie.  Je savais qu'avant la fin de ce jour nous passerions par les Galeries d'Anjou, que je fumerais à l'extérieur de tous les mondes possibles et que je verrais le soleil se démultiplier sur les verrières à bureaux de la rue Jean-Talon pendant que ma blonde écumerait une boutique de La Vie en Rose (mais pas encore, mais pas maintenant).  Violemment vivant, insistai-je encore auprès de ma blonde.  L'expression était de Simone de Beauvoir, l'auteure du Deuxième Sexe, celle-là même que ce petit frappé d'Albert Camus avait reviré de bord en disant: «désolé, je ne couche pas avec les intellectuelles» (lol cibole), oui, violemment vivant, c'était une expression que j'aimais à peu près autant que je détestais les succursales Renaud-Bray.  Au tournant des années 90, cette chaîne de camelote en tout genre, cédant à un pharaonisme ridicule et à une pulsion bibliophage des plus inquiétantes, avait achevé de liquider les derniers vestiges de sa mission culturelle en les faisant passer dans le trou de vidanges; du jour au lendemain, de la place Fleury à la place Versailles, de la rue Saint-Denis à la rue Saint-Hubert, de Gatineau à Ouagadougou, toutes les succursales Renaud-Bray, sans aucune exception, avaient amorcé le virage clientéliste et avaient entrepris de requadriller leur espace vital en s'inspirant de l'architecture du village du Père Noël -- à cette différence près que les lutins avaient été remplacés par de jeunes libraires abrutis, snobs et sinistres qui nous reluquaient toujours d'un oeil vitreux chaque fois qu'on leur demandait une information sur un bouquin (calvaire, exactement comme si on demandait à un diabétique de faire une conférence sur le Nutella)..............................................)

Mais ici et maintenant, dans le boisé improfond, Clément sans y croire se décrottait le nez à deux pas  de moi.











mardi 15 mai 2018

Complémentaire 27 (7)


3.  LE BOISÉ


Fallait que je réfléchisse.

Je connaissais bien le boisé de Saint-Sulpice.  J'y venais souvent -- que ce soit pour lire, observer les écureuils ou manger des Doritos.  Aujourd'hui, je m'y étais réfugié surtout pour maximiser mes chances de survie.  Mon cellulaire était chargé à 11% et tous les appels que j'avais effectués depuis les trois dernières minutes afin de joindre ma blonde au travail s'étaient heurtés au message de sa boite vocale.  Je pouvais encore lui texter, bien entendu, mais comment tourner la chose?  «Hééé babe on est millionnaires!  Pis en passant, y a une vieille estropiée, un attardé bedonnant et Lemmy Kilmister qui viennent de me prendre en chasse à bord d'un pick-up.  Bisous et à ce soir.  Peut-être.  💀💀💀 »...........

Je pouvais aussi composer le 911.  Mais ça, la vieille l'avait peut-être déjà fait, conformément à la menace qu'elle avait griffonnée sur le post-it avant de m'envoyer son plâtre dans les gencives.  Le cas échéant, qu'avait-elle bien pu raconter?  La question se posait, d'autant que je me méfiais crissement des policiers.  Chaque fois que j'avais eu affaire à eux, ça avait toujours été dans des circonstances de cul, lors d'interventions minables ponctuées d'entretiens minables et qui se soldaient invariablement par des contraventions de cul que j'avais le choix de contester en présence de fonctionnaires minables ou de payer au comptoir de caisses populaires de cul.

Fallait que je réfléchisse.  Fallait que je me calme.

Je me retrouvais très exactement au centre du boisé, assis sur un banc que j'aimais bien.  C'était l'endroit parfait pour observer les écureuils, manger des Doritos, arracher les pages d'un roman de Paulo Coelho, ou échapper momentanément à la vigilance de gens qui veulent vous ravir un billet de loterie.  C'était aussi le banc où j'étais assis la première fois que j'ai rencontré Last Call, un coyote miteux et rachitique que je fournissais en sardines et avec qui j'étais devenu copain l'hiver dernier.  Je ne l'avais pas vu depuis plusieurs semaines.  Des rumeurs circulaient selon lesquelles on l'aurait aperçu pour la dernière fois dans le coin de l'ancienne carrière Miron, honni et exilé, trottinant d'un pas souverain avec un restant de caniche coincé entre les crocs.  N'empêche, il me manquait.  C'était mon ami, mon confident, mon coyote à moi tout seul.  Je n'irais pas jusqu'à dire que je l'avais apprivoisé, non, car même lorsque je déposais les petits poissons à mes pieds, il ne s'approchait qu'avec circonspection, les babines fendues et le poil électrisé par la déréliction et le dégoût.  Mais il me tolérait, il ne m'interrompait pas quand je me vidais le coeur ou que je lui livrais le fond de ma pensée --  quand je lui racontais, par exemple, que je n'en pouvais plus de tel ou tel contact Facebook, en l'occurrence de cette astique de fatigante transpatente avec ses soubresauts de moraline inclusive et ses montées de grammaire épicène -- transpute teigneuse et narcissique qui carburait à la rhétorique de la tolérance et de l'ouverture à je ne sais quoi, mais qui au moindre commentaire critique, à la moindre petite réserve formulée dans le sous-pupitre, était prête à vous arracher les yeux; ça se la jouait au-dessus de la mêlée, ça distribuait les bénédictions, ça renvoyait tous les extrêmes droite et gauche dos à dos, et tout en douceur ça vous embarquait dans un Rocky Horror Picture Show de rectitude nécrologique -- mais tout au fond et dans le détail, ça n'était rien que bave et fiel et feulements; et lorsque ça se mettait en mode selfie et que chaque flash égocentré vous arrivait comme une cataracte de brocolis étampés dans une crêpe ou de pizzas aux anchois qui débordent de la plaque à biscuits, malheur à vous si vous n'adoriez pas, si vous disiez pas à quel point vous étiez ravi tellement c'était waaaaa, même si dans l'intimité matinale de votre être-sur-la-bol, votre iPad sur les genoux, vous vous arrachiez la face à deux mains, fallait liker encore, adorer à fond, louanger solide, parce qu'au moindre bémol détecté dans votre continuum de cantiques opportunistes, on lâchait les chiens et votre mur se transformait ipso facto en Tapisserie de Bayeux.  (Je niaise.)

Mais Last Call n'était plus là et c'était tellement difficile de réfléchir en solo avec la gueule enflée et un Dodge Ram qui commençait à se fracasser un chemin à travers les sentiers mal dégrossis du boisé de saint chose..................................................................................................



dimanche 13 mai 2018

Complémentaire 27 (6)

(...)

Lorsque le commis luciférien, non sans quelque hésitation morbide, a finalement consenti à me rendre le billet, mon premier réflexe a été de me ruer vers la sortie.  Sauf que Clément s'était interposé: volontairement ou pas, il me barrait le chemin en mordillant son poignet de façon répétée et à une vitesse qui me semblait accélérer de seconde en seconde.

Il n'était pas complètement débile -- juste à moitié pour ainsi dire, mais compte tenu de l'état d'agitation dans lequel il se trouvait depuis que le terminal de Loto-Québec s'était mis à rayonner de mille fucking feux, mon instinct me disait que je n'avais pas intérêt à finasser avec les catégories de son entendement.

--  Tasse-toi, man
--  Demande-moi il est quelle heure, demande, demande, demande!
-- Man, laisse-moi passer.
--  Il est crosse heure moins quart.  Ha. Ha.

Après l'avoir contourné le plus doucement possible, je m'étais retrouvé dans le parking du Couche-Tard et je pressais le pas en direction de la rue Legendre lorsque je me suis retourné une dernière fois: la saleté de vieille venait d'émerger du dépanneur et agitait son bras valide au-dessus de sa tête.

--  Monsieur, hého, monsieur...  vous avez oublié quelque chose...

La voilà qui clopinait en ma direction.  J'aurais dû détaler.  Une partie de moi me disait -- me hurlait même -- que c'était une erreur de rebrousser chemin (et puis, qu'avais-je bien pu oublier de si important alors que je tenais toujours à la main mon prrrécieux?).

--  Pardon monsieur, mais je crois que ceci vous appartient...

Elle me brandissait sous le nez un petit post-it tout froissé, quelque chose comme une note de service rédigée en caractères minuscules: «BARNAK TU ME DONNES TON TICKETTE SINON J'APPELLE LA POLICE ET JE LEUR DIRAI QUE TU AS ESSAYÉ DE....»

Je n'avais pas eu le temps de compléter la lecture que la dame m'assénait un coup de plâtre sur le côté de la tête.  Rrrromph!  Je l'avais senti passer en esti.  Je me rappelle avoir aussitôt cherché à rétablir l'équilibre en m'agrippant à l'aile d'une Yaris garée à proximité, puis j'ai vu le ciel virer sur ses gonds très haut au-dessus de moi, je l'ai vu s'aggraver d'une ecchymose supplémentaire à travers une explosion de mouettes multicolores  Je n'étais pas tombé, j'étais toujours debout, mais je dérivais, dérivais, dérivais...  Je devais ressembler à un crabe monté sur des ressorts.

Et j'ai dérivé de la sorte sur une centaine de mètres jusqu'à ce que je m'écroule au pied d'une jolie petite boite aux livres située devant le cottage qui faisait le coin de Legendre et d'André-Grasset.  Rien à faire, j'étais sonné (c'était sans doute comme ça que Putréfié le Déflaboxant devait se sentir quand mon nécromancien l'ensevelissait sous une tour de zombies).  Non, la vieille vache ne m'avait pas manqué, elle y avait mis le paquet -- je sentais la douleur pulser laborieusement tout le long du nerf qui courait de derrière l'oreille, en passant par l'arête de la mâchoire et jusqu'aux racines de la lèvre inférieure.

Je savais qu'elle avait tenté de profiter de mon étourdissement pour m'arracher le billet (en vain), je revoyais ses doigts tordus qui couraient sur mon avant-bras comme les pattes d'une araignée...  Plus question de traîner dans le coin.  En essayant de me redresser, j'ai souri à une Jeep Cherokee qui klaxonnait comme le crisse, j'ai pivoté sur mon axe et me suis écroulé de nouveau tout contre la boite aux livres.  Les oeuvres incomplètes de Danielle Steel et de Marc Fisher, sonnées elles aussi, me dévisageaient de façon condescendante derrière la petite porte vitrée, dont le cadre en bois de cèdre était agrémenté d'inscriptions crypto-romantiques telles que: l'amour est la rencontre de deux névroses...  tous les chemins mènent au nettoyeur Daoust...   vis ta vie comme si tu étais le régurgi de l'absolu...

Il s'agissait à présent de se ressaisir et d'élaborer un plan.  Je ne parvenais pas encore à craquer le code de mes enchantements, je ne pouvais pas savoir dans quelle mesure j'hallucinais ou non, mais de l'autre côté de la rue, dans le parking du dépanneur, j'avais bien vu la vieille et le commis prendre place à bord d'un Dodge Ram -- Clément avait tout simplement grimpé dans la boite de chargement: il avait fait passer son t-shirt des Avengers par-dessus sa tête et voilà qu'il martelait à deux mains sa poitrine aussi blanche qu'un cheddar Petit Québec.  Ça ne s'annonçait pas bien.

Le complot s'était fomenté de lui-même, sans préméditation particulière.  De toute évidence, je ne pouvais pas avoir gagné un si gros lot sans favoriser en même temps leur désir de s'unir contre moi -- et voici qu'ils composaient à présent un trio de choc noué par la cupidité et le ressentiment; dans le temps de le dire, et de façon parfaitement irréfléchie (dans le cas de Clément, c'était plutôt facile à comprendre, mais pour les deux autres, enfin), ils avaient donné le coup d'envoi à une vendetta neuro-économique d'autant plus redoutable qu'elle m'apparaissait extrêmement volatile.  Puisque je les avais renvoyés de façon brutale (quoique bien involontaire) à leur condition de non-gagnants, ils n'avaient, justement, plus rien à perdre, et ils allaient m'administrer une leçon de justice poétique dont le premier vers commençait par la lettre Gnngnn.

((Lecteure, toi qui es si attentive(e) à la crevaison des fleurs entre deux essaims de lumière, laisse-moi te dire que le plan était simple: gagner le boisé de Saint-Sulpice et me placer sous la protection de Last Call, le dernier coyote disponible dans un rayon de trois cents morsures agroalimentaires.  Je n'entrevoyais rien de moins que le retour à la nature et la guerre de tous contre tous -- en un sens, ce serait un peu comme sur Tinder, soit un slideshow d'abdominaux et de craques de tetons sur fond d'entrée de garage 450, mais en moins désublimé.))











jeudi 10 mai 2018

Complémentaire 27 (5)

(...)

C'était perdu d'avance, alors je n'ai pas insisté: j'ai cédé le passage à la vieille sordide avec son bras en écharpe et son attelle-patente, puis je me suis calmé en fantasmant sur une variante de Grand Theft Auto où une Chevy Camaro SS 1972, surmontée d'un moteur cyclopéen, raflait tous azimuts un cloyster fuck d'octogénaires qui s'agglutinaient sans raison précise aux abords du Tim Hortons de Boucherville.

Quand la vieille éclopée s'est finalement pointée au comptoir, j'ai tout de suite compris qu'il était ontologiquement exclu qu'elle se limite à acheter des pastilles pour la toux ou le supplément de Photo-Police.  Nan.  Dans Le Grand Livre des Fondations du Monde, il était écrit qu'elle allait abattre un carnet débordant de gratteux délavés et de billets de loto toutes dimensions.  Il devait bien y en avoir une cinquantaine (je niaise pas)

Le commis death metal considérait avec froideur le tas de tickets qui gisaient pêle-mêle sur le comptoir, et que la vieille avait pris un plaisir pervers à étaler dans le plus grand désordre possible.  Le gars ressemblait de plus en plus à Moïse Thériault (je niaise pas).  La situation ne lui plaisait pas, je le voyais à la manière dont le trait de ses lèvres s'amincissait sous la barbiche.  J'aurais juré que la scène ne lui était pas inhabituelle: des vieilles de ce genre, il devait en voir des tas à chaque jour, ça déferlait en hordes dodelinantes des hospices situés tout juste derrière le dépanneur.  C'était clair qu'il se contrôlait, qu'il faisait un effort pour mettre en pratique les conseils protobouddhistes de son agent de correction, mais tout au fond, ça le démangeait, il avait ça dans le regard: un  billet de trop, un mot de travers, une glissade de dentier, et il bondissait par-dessus le comptoir.

La vieille sinistre n'avait rien gagné.  Pas même un billet gratuit, rien de rien.  Une centaine de combinaisons toutes plus poches les unes que les autres et pas le moindre frisson en provenance du terminal de Loto-Québec.  Elle en babounait un sale temps.  Elle en était encore à se demander comment elle allait bien pouvoir faire chier le monde entier à présent qu'elle se retrouvait gros plâtre comme devant, elle n'avait pas fini de ramasser son horreur de carnet et de rameuter sa ribambelle de tickets perdants que je refilais mes deux billets de 6/49 au commis  -- qui avait vraiment une tête de chèvre satanique, je le précise (et je niaise pas).

Et c'est là que les choses ont basculé.

D'abord, fidèle à mon habitude, je n'ai rien compris.  Puis le terminal s'est emballé, il s'est mis à biper et à tilter de telle sorte qu'il m'a semblé que le dépanneur se transformait ipso facto en dépanneuse (je dis pas ça pour faire niaiseux ou joli, je dis juste ça comme ça).  J'ai compris que quelque chose d'énorme venait de se produire quand j'ai vu Clément tordre sa queue à travers le tissu de son sweat pant, mais pour le reste, well, c'était un peu comme si le temps s'était arrêté et que les rouleaux de Sweetheart, pareils à d'antiques lanternes chinoises, avaient soudain été illuminés de l'intérieur par une présence bouffonne, subnaturelle et vaguement prolocide -- j'étais comme interpellé de partout et de nulle part, sommé à comparaître / disparaître / réapparaître par une succession d'éclairs de flashs et de convulsions épileptiques -- j'étais le vide réincarné, il n'y avait plus rien dans ma tête que ce passage de la toune de Stefie Shock, dont j'oublie le titre, et que je sifflotais parfois en faisant la vaisselle ou en moppant les planchers, bien que je n'aie jamais vraiment compris pourquoi:

au point précis
le plus sensible
dans un décor
de gyrophaaaare

Bref, si je n'étais pas millionnaire, j'étais à tout le moins quelque chose ou quelqu'un.  Je ne tenais plus exactement ma définition de moi-même et de mes limites invaginées: quoi que je fus / fusse / fouisse, enfin j'allais l'apprendre sec et le recevoir à froid de l'extérieur.

À ce moment-là, je suis formel, il n'y avait que nous quatre dans le dépanneur: le semi-débile, la vieille handicapée, le commis de Satan et moi.  Personne n'avait encore rien dit, personne n'avait encore rien fait.

Et puis je me rappelle de ce geste vif et suspect par lequel le commis avait refermé sa poigne tatouée sur le billet gagnant -- MON billet gagnant, la ci-devant combinaison 2-3-4-5-6-7.  Au même moment, je recevais au visage les effluves de soupe poulet & nouilles de la vieille sinistre qui ne décollait pas du comptoir.  Il allait falloir négocier ce virage anthropologique avec beaucoup de tact et de délicatesse.

--  Man, tu me redonnes mon ticket.
--  Man, je vas te le redonner.
--  Tout de suite, man.
--  T'énarves pas, man.
--  Man, mon ticket, dans mes mains, tout de suite.

C'était ma première conversation virile depuis la fois où j'avais abaissé la vitre de ma Honda Civic 2003 pour cracher sur le casque d'un cycliste qui circulait en plein milieu de la rue Christophe-Colomb (je niaise).

((Lecteure, mon chant, mon dehors, ma toute lubrifiée(e), ne le prends pas mal si je t'annexe à ce récit comme si ma chute en dépendait.  Et puis, pouvais-je te demander la permission de m'adresser à toi sans me l'accorder d'office en te la demandant?  Comme disait l'autre décadent, veut, veut pas, nous sommes embarqués.  Certains affirment qu'au commencement était le Verbum.  Mais toi, lecteure, tu sais bien que c'est de la marde pour herméneutes en fin de piste, lesquels confondent le travail du concept avec leur régime de préretraite.  Au commencement -- si tant est qu'il y eut jamais une telle chose -- il n'y a rien qu'un procédé d'effraction narrative par lequel tu te découvres parlée avant même d'avoir prononcé le premier mot.))











vendredi 4 mai 2018

Complémentaire 27 (4)

(...)

2.  LE DÉPANNEUR


Quand je me suis pointé au dépanneur ce matin-là, il y avait quand même pas mal de monde à la caisse, une dizaine de clients je dirais.  J'ai aussitôt pris place au bout de la file avec mes billets de 6/49 tout chiffonnés.  Puis j'ai reconnu Clément, le semi-débile avec son t-shirt des Avengers.  À son habitude, il se tenait immobile devant le présentoir de Molson Dry, le regard fixé sur la porte d'entrée et les mains jointes sur la bedaine.  Je sais pas pourquoi, il me faisait toujours un peu penser à Gaston Miron, mais en plus cool.  C'était le genre qu'on aimait bien: il disait bonjour à tout le monde, tenait la porte pour laisser entrer les gens, invitait les clients qui achetaient des cigarettes à cesser de fumer s'ils ne voulaient pas finir «comme sa tante Joyce avec les poumons tout vomis à l'hôpital Santa Cabrini».  Le seul moment où il fallait se méfier un peu de Clément, c'est lorsque la conversation se mettait à rouler sur les performances du Canadien -- c'était un grand fan, il lui arrivait parfois de s'emballer, et dans ces cas-là, sans avertissement, il pouvait vous foncer dessus et frotter son avant-bras sur votre tête en bullant et postillonnant -- pfflbflflbl-- rien de grave quand on le connaissait, mais la première fois, on en restait quand même un peu bête.  

J'étais toujours dans la file, c'était long: pour tuer le temps, je comptais les paquets de gomme Excel et les étoiles de rousseur sur le coude de la femme qui était devant moi.  Je reconnaissais pas le commis derrière le comptoir, c'était sans doute un nouveau.  Un type dans la quarantaine, petit, noueux, flanqué d'une barbiche couleur cendre et des yeux d'un bleu chimique  J'étais fasciné par les arabesques du tatou qui ficelaient son bras gauche: on aurait dit une avalanche de nains de jardin et de nonnes unijambistes dans des glissades d'eau creusées à flanc de tourelles combustibles, taguées sur toute leur circonférence de «scum», de «fuck», de «cockfuck» et autres injonctions abyssales dont je devinais confusément la charge biopolitique.  Je sais pas pourquoi, il me faisait un peu penser à Moïse Thériault, mais pas nécessairement en plus cool.

Et puis j'avais bien repéré la petite vieille en retrait de la file avec son bras en écharpe.  Brûlure?  Entorse?  Foulure?  Rien à crisser, mais je la surveillais.  Clément s'était mis lui à lui raconter quelque chose à propos de son oncle Curtis et de ses tuyaux de pipi à l'hôpital Fleury, mais la vieille accidentée l'ignorait en soupirant de façon un petit trop ostentatoire.  Je la voyais venir avec son air de chien battu et sa représentation de flagellante involontaire...  Ça faisait semblant de rien, ça vous faisait pitié, puis mine de rien, ça s'immisçait dans la file (tout juste devant vous, bien entendu), misant sur votre bon vieux fond de ruminant poussif, comptant sur le fait que vous n'auriez pas le coeur de protester.  Je connaissais ce genre-là: centre de gravité plutôt bas, approche à la Pikachu, mais à la fin aussi teigneux qu'un pitbull, ça oui, fallait jamais sous-estimer la force que ces petites vieilles avec le bras en écharpe pouvaient déployer pour vous tasser dans une file, leur ténacité à vous doubler dans le dernier droit, vraiment, y avait pas plus vache en termes de résolution physique, c'était le genre à vous enfoncer sournoisement le coude dans les côtes, kilopascal par kilopascal, jusqu'à ce que vous cédiez de guerre lasse, mort de honte, dégoûté de vous-même jusqu'à la fin des temps et rien que pauvre marde d'un bout à l'autre de la pyramide de Maslow.

Quand nos regards se sont croisés, j'en ai donc profité pour lui envoyer un street look du genre no pasaran.

Elle s'est résignée à sourire douloureusement, puis m'a tourné le dos en réduisant d'un bon pas la distance qui nous séparait.

(...)  




  

mardi 1 mai 2018

Complémentaire 27 (3)

(...)

Oui, il y avait deux billets de 6/49 qui traînaient depuis Noël sur le four micro-ondes, c'était d'ailleurs moi qui avais choisi les combinaisons: 1-2-3-4-5-6 pour le premier billet, et 2-3-4-5-6-7 pour le second.  Bien entendu, c'était pour rire, rien de méchant, mais de retour du dépanneur, je n'avais pas sitôt déposé les billets sur le comptoir que ma blonde me houspillait en disant que c'était des combinaisons de clown, que je l'avais fait exprès pour saboter nos chances de remporter le gros lot et qu'à ce compte, j'aurais tout aussi bien pu jeter dix dollars à la poubelle que le résultat n'aurait pas été différent.  J'avais répliqué en disant que mes combinaisons avaient de la gueule, que si 1-2-3-4-5-6 était une combinaison de clown, alors mieux valait une combinaison de clown qu'une combinaison de cul de type 5-12-20-31-36-47 en tout point comparable à celles que choisissent ces saloperies de petits vieux avec leur casquette carottée et autres retraités en instance de crémation que je croisais au dépanneur du coin et qui ne décollaient qu'à grand peine du comptoir, toujours en train déballer une panoplie de gratteux que le commis mettait un temps fou à valider, picossant sur des niaiseries, harcelant tout le monde avec leurs poncifs misérabilistes à propos du temps qui passe, du temps qu'il fait, fera, peut-être mais peut-être pas, et comme dirait Colette à TVA, etc, etc.  Elle m'a dit que j'étais ignoble de parler sur ce ton des personnes du troisième âge, qu'elle aurait bien aimé me voir dans leur situation, etc., à quoi j'ai répondu qu'on ne parlait pas ici des personnes du troisième, ni même du quatrième ou cinquième âge, que ces ellipses caramélisées n'avaient rien à voir avec la réalité, mais qu'on parlait plutôt de petits vieux positivement dégueulasses dont la seule fonction sociale était d'encombrer le comptoir du dépanneur, et que pour ma part, il n'avait jamais été question que je persévère dans l'être à un âge aussi avancé, moi qui me tolérais déjà à peine à l'âge que j'avais, je n'allais certainement pas aggraver la totalité de l'étant en lui imposant le spectacle d'un suicide raté (je me pompais solide), oui parfaitement, car tel était bien le spectacle offert par ces petits vieux qui puaient le thé des bois et que la débilité infusait à petites touches.  La question n'était pas de réussir sa vie, tout le monde ratait la sienne, par définition, la question était de réussir son suicide (je me pompais de plus en plus), et ces gens-là, non contents de rater leur vie comme tout le monde, avaient de surcroît raté leur suicide: ils avaient pris le parti de se survivre, de mariner intellectuellement entre deux ou trois idées fixes et de squatter la création bien au-delà de leur date de péremption existentielle, et c'est pourquoi je refusais d'encaisser plus longtemps le spectacle de ces petits vieux qui se neutralisent mutuellement par voiturettes interposées dans les allées d'un dépanneur, bref, ma blonde pouvait toujours me trouver ignoble de tenir de tels propos, je n'en pensais pas moins que le suicide stoïcien valait tout de même mieux que d'endurer le sourire gâteau Vachon de quelque infirmière plafonnée qui, enfin, voilà -- mais de toute façon, telle n'était pas la question, le sujet initial de notre entretien (qui avait prodigieusement dégénéré) étant plutôt de savoir si ma combinaison de clown (1-2-3-4-5-6) avait moins de chances de l'emporter qu'une combinaison de cul (5-12-20-31-36-47), ce qui restait à démontrer............

(Ce matin-là, toutefois, le temps des coups de gueule était passé, il fallait me rendre à l'évidence comme je me rendrais un peu plus tard au dépanneur.  J'allais faire vérifier ces deux billets, je devais bien ça à ma blonde qui retraitait maintenant en direction de la salle de bain tandis que j'achevais de dépecer Claudiquant le Disloqué.)

((Lecteure, ma clé, mon double, ma pute(e), si tu trouves encore la force de préférer ma compagnie à celle de Pierre-Yves McSween ou de Boucar Diouf, pourrais-tu à tout le moins convenir avec moi que le hasard n'a pas de préférence marquée pour la discontinuité, et que dans la violence de son aveuglement, six chiffres qui se suivent ne valent pas moins que six chiffres qui ne se suivent pas?  Si tu m'accordes cela, je vais alors te confier un secret: la preuve la plus éclatante de l'existence de Dieu, c'est que jamais le hasard n'aurait aussi mal fait les choses.))

(...)