lundi 17 juin 2019

Notes pour une théologie esthétique, 16. Une partie d'échecs spéculative avec le diable.



Je suis à mi-chemin de l'écriture d'un roman dont l'intrigue est ce qu'elle est, un peu plus ou un peu moins que ce que j'ai voulu, mais que je dois à présent vouloir en son état, pour l'essentiel en tout cas, sous peine de tout abandonner ou de continuer sur le pilote automatique et faire de l'écriture une corvée janséniste, un exercice qui se justifie, se dénature ou se violente sur le mode du bof pourquoi pas.

Je suppose que n'importe quel auteur de roman a dû éprouver ce que je cherche à expliciter ici.

C'est étrange: il y a l'intrigue telle qu'elle se déploie, se développe, se coince, se relance, etc., et à un niveau plus clandestin, une autre intrigue qui ne s'avoue pas et dont le romancier est pourtant l'un des personnages, qu'il le veuille ou non.  (Le romancier écrit nécessairement en deçà du personnage qu'il compose malgré lui au coeur de cette seconde intrigue qu'il ne domine pas, dont il ne contrôle pas entièrement le jeu.)

Cette intrigue seconde, clandestine, met en jeu trois points de fiction: l'auteur, l'intrigue première (le roman en tant que tel) et le X.  Dans le cadre de référence de l'intrigue seconde, l'intrigue première est l'équivalent d'un jeu d'échecs, l'auteur est l'un des joueurs, et le X, son adversaire.

Quel est ce X?  J'allais dire: c'est ici qu'il convient de ne pas délirer.  Je dirai plutôt: au contraire, c'est ici qu'il convient de délirer autant que la situation l'exige, c'est-à-dire ni plus ni moins que ne l'autorise la structure foncièrement déraisonnable de l'intrigue seconde.

*

Donc il y a moi, il y a l'intrigue et il y a le X.  J'écris et dès le départ, je me trouve dans une situation qui ressemble à celle du paradoxe socratique, que je reformulerai comme suit pour les besoins de la cause: si je sais déjà ce que je vais écrire, je fais du ciment, je fais de la littérature à numéros, je m'emmerde d'origine et dans ce cas, à quoi bon?  Car si je connais déjà ce que je cherche, l'écrivant, je me comporte comme quelqu'un qui fait semblant d'ignorer ce qu'il cherche alors qu'il l'a déjà trouvé, je réduis l'écriture à un champ interrogatif où la réponse est donnée d'avance dans la formulation même de la question.  Bien entendu, je peux toujours dire *j'écris* mais si je suis honnête, je dirai plutôt *je suis une perte de temps qui fais du ciment*.

Mais si j'ignore absolument ce qui vient, si je n'ai aucune idée de la destination, alors j'écris comme on s'engouffre, je travaille comme on tombe dans un puits sans fond, comme on tourne dans une nuit sans bords, et dans ce cas écrire est crier: j'écris comme on crie lorsque rien ne nous revient de ce cri, aucun écho, aucune main amie; je dilate l'écriture aux dimensions d'un champ interrogatif où il n'y a que des questions qui répondent sans fin à d'autres questions, et je tourne à vide dans un renvoi infini de l'interrogatif à lui-même.

Comment (et surtout pourquoi?) écrire si je sais déjà ce que je vais écrire, si tout est déjà décidé?  Et comment écrire encore si, à l'inverse, rien n'est décidé, si je ne vois rien de ce qui vient, si attendre n'est qu'un autre mot pour disparaître?

*

Donc, il y a moi (le premier joueur), il y a l'intrigue (le plan d'échecs) et il y a le X (le second joueur).  Si le second joueur ne joue que pour moi, je suis sur le plan du problème, je m'attends à chaque fin de scène, je m'anticipe à chaque tournant, je me prévois à la moindre réplique -- tout est joué d'avance, donc il n'y a plus de jeu.  Mais si le second joueur ne joue que contre moi, s'il n'est qu'un pur coefficient d'adversité, sa nuit me recouvre: je me réduis à ce détour encombrant que la nuit emprunte pour s'invaginer plus intensément, je disparais dans un néant infertile qui n'a de jeu que le nom.   

Que doit être ce X s'il ne joue ni pour ni contre moi à proprement parler?  Est-ce encore un joueur, est-ce encore du jeu?  Quel est le plan et quelles peuvent bien être les règles inavouées de ce jeu si écrire ne doit se réduire ni à un problème ni à une interrogation renvoyant infiniment à elle-même?

Quelque chose comme une partie d'échecs spéculative avec le diable.

*

Je suspends un moment ce que je crois savoir, je déplogue deux secondes toutes les théories et j'essaie de m'en tenir à la déraison intrinsèque de ce qui se passe vraiment.

En régime de réduction esthétique (un peu au sens où Husserl parlait de réduction phénoménologique), tout se passe dans l'écriture romanesque comme si:

1-  entre le problème et l'interrogation pure, se constituait un champ interrogatif dont la structure de fond est celle de l'énigme;

2- l'adversaire calibrait la difficulté de la même manière qu'un maître zen qui demande à son disciple: deux mains se frappent, que fait une main seule? ce qui signifie que la réponse n'est pas immanente aux données de la question, mais qu'elle ne peut pas non plus se réduire à la simple reprise de la question, de sorte que:

3- la réponse à l'énigme doit être créée -- mais là est la twist: sitôt créée, la réponse est reprise par l'adversaire qui la remodèle pour en faire une nouvelle énigme -- la réponse me revient sous la forme d'une énigme aggravée, plus corsée, plus carnassière en un sens, mais je ne tourne pas pour autant dans un vide interrogatif qui se dévore lui-même -- cette énigme prend appui sur la réponse précédente, quelque chose, non sans risque, se construit petit à petit, s'échafaude de proche en proche, le roman avance;

4- cette construction (je le sais, le risque est irréductible) n'est jamais à l'abri d'une destruction totale: le jeu demeure donc extrêmement serré -- si je réponds arbitrairement, si, sous prétexte que la réponse ne préexiste pas à la question, je réponds n'importe quoi à l'énigme indiquée, alors je multiplie les occasions d'effondrement, le risque que je pose le pied sur une mine augmente en proportion de ma paresse ou de ma lâcheté, de sorte que tout se (re)passe dans l'écriture romanesque comme si:

5- la réponse attendue ne pouvait pas être multiple, qu'il ne pouvait y en avoir qu'une et une seule -- bien qu'elle soit créée et bien qu'elle ne préexiste pas à cette création, il faut néanmoins (et de façon paradoxale) que ce soit la bonne réponse, celle que l'adversaire et moi attendons sans pourtant la connaître, soit celle qui va nous surprendre le plus rigoureusement possible, celle-là même que l'énigme, dans le tohu-bohu de ses variables et la singularité de ses indices, réclame sans substitut concevable;

6-  à certains égards, le second joueur ressemble au gardien de Kafka.  On se rappelle de la célèbre scène du Procès -- la dernière parole du gardien est aussi claire qu'impossible à entendre: cette porte n'était faite que pour toi.  Autrement dit, l'énigme se formule en toute intimité, elle est ciblée, conçue sur mesure pour me ruiner dans le sens de ce qu'elle exige: ce qui bloque de prime abord l'accès à la réponse immédiate est en même temps ce qui permet le passage à une énigme supérieure;

7- le gardien est un adversaire qui ne travaille ni pour moi ni contre moi, mais dans le sens de l'énigme, donc dans le sens de ce qui en moi doit être ruiné d'abord, relevé ensuite, pour que la chose advienne selon ses règles et éclate selon son chaos.