lundi 20 juin 2016

De la rupture amoureuse envisagée à la seconde absence du singulier


1.  J'aurais voulu parler de la rupture amoureuse sans avoir à dire «je» au début de chaque phrase, mais l'échec coïncide ici avec son aveu, et cette fracture grammaticale autorise une catastrophe que le fait du discours ne contiendra jamais.

(Si j'avais su me taire à temps, rassembler les mots autour d'un autre vide que le mien, peut-être, mais je ne sais plus qui du jour ou de la nuit se traîne à l'ombre ou à la clarté de son contraire, j'ai conscience d'une enfilade indéfinie de contacts avortés, d'éblouissements nerveux qui se suspendent à mi-distance du briquet, de la cafetière, du portable, etc.)

2.  Je lui écrivais souvent, citant la formule d'Aquin dans Prochain épisode: Tout arrive, attends-moi.  

Mais comment inverser pareil énoncé? Que devrais-je dire à présent?  Rien n'arrive, ne m'attends plus?

Je n'ignore pas ce que cette gestion bavarde du pire doit à la littérature, mais je différerai encore un peu le moment de sa violence révélatrice, je reporterai de quelques touches sur le clavier ce passage qui clôt le roman de Benjamin Constant, ce paragraphe qui dit tout et que je tiens en réserve depuis longtemps, pareil à un clown tapi au fond de la boite à musique et qui explosera d'une seule traite au septième tour de manivelle.

3.  J'ai aimé immensément.  Je me dégoûte un peu à le dire de façon aussi brutale, mais j'ai aimé immensément, j'ai aimé comme on aime toujours trop, comme on aime toujours mal, et je ne peux ni ne veux réviser le coefficient de la chute, la gratuité de l'infraction et l'effarement communautaire qui ont marqué la mise à feu de la relation.

(Le coeur est une pierre qui ne se brise jamais vraiment.  C'est du moins le genre de choses qu'on décrète une fois que tout est fini.  Mais au commencement, vous remarquerez qu'il n'y a pas de coeur, pas de pierre, pas même de mot pour marquer la dérive initiée tel soir de mai ou d'octobre; au commencement, il n'y a rien que cette absurde variation sur le thème de la douleur, un cliquetis d'étoiles à mille branches, la relecture du Château de Kafka et, de loin en loin, une ardente patience aux portes du métro à quatre heures du matin.)  

4.  Elle disait parfois: Si seulement tu avais eu 15 ans de moins.

5.  Pas de déréliction, seulement je ne vois plus très bien ce que l'espace attend de moi.  Sans doute puis-je l'investir comme je l'entends, mais c'est comme si chaque mouvement devait se solder par une immobilité photographique, un arrêt sur image dépourvu de toute intention ou finalité esthétique.

Si je m'inspire assez librement de ce que Barthes établit dans La chambre claire, alors me voici chez moi, dans mon studio.  J'occupe le centre d'une photo qui se passe de tout photographe, je creuse sans éclat le thème, je squatte le studium de ce qui ne sera pourtant jamais saisi de l'extérieur car c'est l'aveuglement même qui glisse derrière l'objectif (le photographe disparaît avec le reste dans une volée d'univers).  

Je suis au centre de la photo, je m'étudie platement dans la lumière, mais par une mise en abîme dont je ne maîtrise pas la fuite, voici que le punctum surgit derrière mon épaule: il s'agit d'une photo de «nous» prise à New York au printemps 2013. Ce qui me point et me bouleverse, c'est une photo réelle, c'est l'aiguille allumée de ce cadre qui repose sur l'étagère murale, et qui vient trouer le thème de la photo absente que je compose avec le silence et la solitude des éléments.

Times Square.

(J'ai oublié de la ranger avec les autres photos dans le premier tiroir de la commode, et voici qu'elle me cible et me déchire comme le punctum, le bris ponctuel qu'elle est tout entière, et que je ne puis recevoir qu'en reculant au fond du monde.  Plus question de fermer les yeux sur elle comme je l'ai fait pour les autres photos dont j'avais simplement abaissé le cadre, replié les volets lors du rangement effectué il y a deux semaines.  Ce retard n'est plus fait pour être comblé.)

6.  Elle disait aussi: Je voudrais être là quand tu vas mourir.

(Le coeur ne se brise pas à proprement parler, il se rompt.  Tomber amoureux, c'est se rompre le coeur, c'est assister de l'intérieur à la rupture de ce qui ne peut pourtant pas se briser.  De la rupture initiale à la rupture finale, je n'aurai donc saisi qu'une différence de degré: cela pourrait paraître léger, mais d'un degré à un autre, j'éprouve l'immensité de l'infime, j'enregistre au passage le même écart subtil qui distingue la vie de la mort.)

7.  Combien elle me pesait cette liberté que j'avais tant regrettée!  Combien elle manquait à mon coeur, cette dépendance qui m'avait révoltée souvent! Naguère toutes mes actions avaient un but; j'étais sûr, par chacune d'elles, d'épargner une peine ou de causer un plaisir: je m'en plaignais alors; j'était impatienté qu'un oeil ami observât mes démarches, que le bonheur d'un autre y fût attaché.  Personne maintenant ne les observait; elles n'intéressaient personne; nul ne me disputait mon temps ni mes heures; aucune voix ne me rappelait quand je sortais.  J'étais libre, en effet, je n'étais plus aimé: j'étais étranger pour tout le monde. (Benjamin Constant)

Cela a été, cela a eu lieu, tout est arrivé et tu m'auras attendu.  

C'est sur ces mots que la pierre devait se briser.