mercredi 18 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (4)

(...)

Que reste-t-il de soi une fois le sujet laissé loin derrière (soi) et l'horizon terrestre épuisé droit devant?  Nous avons jusqu'ici suggéré une réponse: de soi, il ne reste qu'une parole fondue aux éclats de sa projection théâtrale.  Le soi revient à soi sous la forme d'un éclair mobile dont la charge illumine à contre-jour la succession des poèmes:

Langue est éclair dans la tête quand les divisions de soi circulent... (1) 

En d'autres mots, le soi est ce trait qui prolonge le pointillé de sa disparition jusqu'à composer en négatif la silhouette matérielle de chaque vers, chaque strophe, chaque poème; sacrifié(s) comme des lettres pour former le mot (2) le soi se fantomatise en quelque sorte, se contracte toujours davantage sur son absence, pareil à une étoile qu'avale sa propre force de gravité jusqu'à ce que cette contraction libère la charge nécessaire, le trait foudroyant qui opère le versement de la parole au poème.

Mais de contraction en contraction et d'éclair en éclair, le fantôme de cet opéra électrisant gagne en densité; petit à petit, de proche en proche, le ressac incessant du fantôme contre l'écran de la parole, son remue-ménage de brûlures et d'étincelles finit, à l'usage, par lui conférer une coloration spectrale qui lui est propre, une densité spirituelle qui le singularise -- car si le soi de droit commun s'est à tout jamais dissipé avec le retrait de l'horizon terrestre, voilà que quelque chose comme un sous-soi prend forme, se densifie timidement vers le bas et s'ouvre à une opération de parole d'une tout autre nature et s'exerçant à une tout autre altitude:

Soi 

s'effondre

en soi: devient sol (3)


Ce devenir-sol du soi (ce que j'appellerai ici le sous-soi) marque la première étape en direction de cette esthétique de la descente que j'ai signalée dans les premières livraisons de cette étude, et qui me semble constituer la note de basse des travaux publiés de Thierry D. depuis 2013.

Mon intention n'est pas de faire l'inventaire (fastidieux, par définition) des tropes qui confèrent à ces travaux une rigueur poétique à mon sens inégalée dans le champ de la poésie (et de la poétique) québécoise, mais plutôt d'insister sur quelques-uns d'entre eux parmi ceux qui me semblent les plus chargés de sens, de profondeur et (pourquoi pas?) d'avenir pour ce qui regarde le décloisonnement générique de la poésie et de la théologie.

Car si je ne m'avancerai pas jusqu'à dire que Thierry D. est mystique -- avec toutes les confusions dont ce terme est porteur depuis la lecture claudélienne de Rimbaud --, il est très assurément théologien, et même, théologien d'une trempe à finir sous le couperet de la plupart des comités de salut public qui, de nos jours, confondent systématiquement littérature et morale, et une fois la confusion achevée, reconduisent le phénomène littéraire à un calcul de type coûts / bénéfices.

Je me propose d'essayer de comprendre pourquoi l'oeuvre de Thierry D., à la différence de tant d'autres, ne se laisse pas si facilement intégrer à ce genre d'opération comptable.  En quoi, plus radicalement, elle échappe à l'ordre de tout calcul, et se place plutôt sous le signe de la dépense somptueuse, non chiffrable et non inventoriable. (3)

Quoi de la théologie?  De quel theos peut-il bien s'agir ici?  Et à quel logos ce theos peut-il bien se lier?  Ces questions, j'en suis conscient, sont précipitées, mal assurées, leur formulation elle-même engage une position du problème qui nous induit peut-être en erreur dès le départ parce que 1) on ne peut pas d'emblée exclure que le theos ici soit légion, divers, multiple, que sa manifestation requière un sens de la pluralité autrement plus aigu que celui du polythéisme de droit commun, et 2) on ne peut pas davantage déterminer, à ce stade, si le logos s'affranchit du theos au point de pouvoir se rapporter à lui de l'extérieur, un peu comme un spectateur étranger se rapporte objectivement à son positum, ou si au contraire ce n'est pas le theos qui réquisitionne le logos qui lui sied dès les origines, tire à lui le discours le plus susceptible de brûler à proximité de sa manifestation ou de se dévaster à distance de son retrait.

Ainsi, brûlant les planches de sa production théâtrale, le soi se fait sol, il se fait sous-soi, comme nous le disions plus haut.  Cette réception de soi par sol à partir de l'attraction exercée par les profondeurs signale l'amorce de la descente:

Qu'on pense à elles ou non, les régions inférieures sont là, agissent, nous traversent, sans attendre notre visite.  (4)

Les régions inférieures, le bas, voire le très-bas, sont là, elles sont d'ores et déjà activées: non seulement nous précèdent-elles, et de très loin, mais nous précédant, devancent notre visite comme si celle-ci avait toujours déjà eu lieu du fait que les régions inférieures ne se tiennent pas simplement sous nos pieds, mais nous traversent, qu'on pense à elles ou non, nous croisent, ne s'arrêtent pas à nous (loin de là) mais nous soulèvent et nous déportent (loin de nous).

Pour l'instant, nous réserverons à l'expression régions inférieures son indétermination et sa puissance suggestive pour nous concentrer sur l'effet que ces régions exercent sur le soi.  Ce dernier devient sol, il entame avec les forces du bas une relation contractuelle qui n'a pas encore la clarté d'un pacte, mais qui est scellée par le magnétisme, la force de gravité de ce qui se tient -- sous-soi -- sous le sol.

Traduit à échelle humaine, ce magnétisme est reçu comme un appel en provenance des profondeurs.  La question de savoir qui ou quoi au juste performe cet appel ne peut recevoir ici de réponse précise, mais une chose est sûre: la manoeuvre amorcée en réponse à cet appel équivaut à une profonde désorientation.  Mieux: la désorientation se confond avec cette réponse, et ce n'est peut-être pas un hasard si l'image de la navigation errante apparaît, chez Thierry D. tout comme chez Rimbaud qui en est l'initiateur moderne, comme le signe le plus évident de la désorientation extrême.  Il est d'ailleurs remarquable que celle-ci mobilise, dans les deux cas, les tropes de la brume et du port:

il en résulte une sacrée arche à conduire pour maîtriser l'alliance de la brume et du port. (5)

Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. (6)

Si le voisinage de Rimbaud et de Thierry D. suggère quelque communauté infernale, il faut cependant se retenir d'associer le thème de l'enfer à l'appel dont il est ici question.  Car l'enfer, avant de consumer, séduit.  De prime abord, l'enfer se signale par le magnétisme de la séduction.  Or, ici, l'appel magnétise, certes, il désoriente mais il ne séduit pas à proprement parler.  Plus précisément, il détache le soi de soi en le rattachant au sous-soi.  En d'autres mots, il désoriente le soi pour mieux le réorienter en direction du Sol, c'est-à-dire en direction de la dureté primitive de ce qui est -- de ce qui est en tant qu'il résiste absolument au (et se distingue radicalement du) monde de la parole-théâtre.

Bref, si cet appel peut être qualifié de théologique, ce n'est pas tant qu'il ouvre à Dieu, mais plus rigoureusement, à cette interzone de l'adieu (très explicitement nommée chez Rimbaud), à cet entre-deux de Dieu et de l'adieu, dans le champ ouvert par le a privatif de l'adieu où la parole déthéâtralisée a pour vocation de se tenir et de dire enfin ce que Dieu tait en se retirant, ce qu'il s'est retenu de dire depuis le commencement, ce que nul évangile, nulle religion, nul prophète n'est à même de voir, de dire ou d'entendre au sujet de Dieu -- bref, ce que seul le poète peut révéler au risque de tout perdre (raison, demeure, veaux, vaches, patrons, femme, enfants et compagnons).  Le poète, et le poète seul, peut exceptionnellement nommer ce que Dieu retient de lui-même de l'autre côté de toute révélation concevable.  Seul il peut représenter l'irreprésentable, nommer l'innommable, se tenir aux portes de la Loi et vaciller sur le a de l'a/dieu un peu comme Philémon sur le A de l'océan Atlantique. 

Cette théologie, on l'aura compris, est clandestine, dangereuse, spirituellement interdite.  Elle est conçue sur mesure, et tout à fait exclusivement, pour une expérience poétique totale qui touche le fond des régions inférieures, qui atteint à ce qui est comme au sol le plus aride, le plus dur, le plus résistant -- en un mot le plus réel -- qui se puisse atteindre.

Et c'est pourquoi cette théologie culmine, en ses énoncés les plus vertigineux, sur un jeu de noms divins qui eut été inconcevable dans le champ de la théologie traditionnelle.  Le nom de Dieu ne se projette plus dans les termes d'Être ou de Bien.  Dieu, désormais, se lie au jeu par lequel il intègre la descente du sous-soi en son sol.  Dieu, désormais, se nomme Djeu dans l'exacte mesure où le a privatif de l'adieu (l'occulté de toute révélation) ouvre au poète un espace de jeu que l'on peut identifier comme un espace de création radicale au sein duquel la distance entre les mots et le réel est réduite à néant.

*

Si la distance entre les mots et le réel est égale à zéro dans le a, il en va (presque) de même de la distance entre Dieu et le sous-soi.  Dans le ale sous-soi est aussi loin de soi qu'il peut l'être, et Dieu lui-même est aussi dégagé de sa révélation qu'il peut s'en dégager.  Ce qui de Dieu demeure, c'est le jeu créatif libéré de toute révélation, c'est la poésie ardente -- le poien pur et sans autre finalité que sa création continue -- à laquelle le sous-soi se rapporte comme on se rapporterait à des blocs de mots tout droit sortis de la bouche d'un volcan.       

C'est pourquoi Dieu et le sous-soi se lient à s'y confondre en Djeu.  La violence inaugurale de cette confusion achève la désorientation amorcée avec le premier mouvement de descente: 

Je chie Djeu et je suis chié par lui.  Cela n'est pas vulgaire.  Nous nous expulsons, fraternellement, paternellement.  Filiaux. (7)

Cela, dire cela, n'est pas vulgaire, de fait, et ne peut pas l'être puisque nous ne sommes plus sur le plan profane, théâtral, où les mots et les choses signent à chaque parole, accusent en chaque action leur distance irréductible.  Nous ne sommes plus sur le plan du profane, mais pas davantage sur le plan du sacré: nous nous retrouvons dans l'entre-deux de l'a/dieu, c'est-à-dire sur le contre-plan de ce que Dieu doit taire de lui-même, refouler de lui-même, pour que quelque chose comme une révélation soit possible.  Bref, nous nous retrouvons au milieu des matériaux brûlants du Poème.  

La distance entre le réel et les mots étant abolie, il en va donc de même entre la louange et le blasphème, le très-haut et le très-bas, le profane et le sacré.  Le verbe chier traduit ici la violence et la saleté de l'expulsion caractéristiques des régions inférieures.  Je chie Djeu et je suis chié par lui: ce qui se dit là ne peut pas se dire froidement, d'une voix douce ou feutrée comme cela se fait là-haut, à la surface des choses (nous ne sommes décidément plus sur le plan où se rencontrent les fonctionnaires de la poésie) mais au contraire cela doit s'expulser, voire se crier jusqu'à ce que cette violence expressive atteigne à l'ossature des mots privés de salive, à la pesanteur des mots appuyant sur la langue comme des pierres, car dans le a de l'adieu, les mots ont la même réalité et sont de même étoffe que le fond des choses.

La filiation rappelée à la fin du texte affole la distinction normalement opérée entre frère et père: je ne puis être frère de mon père, ou père de mon frère que si les lois de la filiation sociobiologique sont rompues, perverties, reconstruites en vue d'alliances où les identités doivent se redistribuer selon la règle du Djeu qui se joue de toute règle.  (Le Verbe s'ouvre ici à des filiations sauvages qui seraient intolérables sur le plan de la révélation évangélique: de fait, on imagine mal Jésus sortant de l'anus de son Père, quoique...)

*

L'effacement biblique de l'auteur est le testament même, et peut-être l'invention par défaut de l'écrivain. (8)

Car il s'agit de descendre jusqu'à s'enterrer, jusqu'à ce point où l'effacement de l'auteur atteigne des proportions bibliques, c'est-à-dire jusqu'au seuil impossible où le sous-soi se fond à sa propre dissolution dans le a de l'adieu, qui est le testament même, soit le legs absolu de soi au jeu de Djeu, à l'incandescence poétique des mots réduisant à zéro leur distance à l'égard de ce qui est, rapatriant la totalité de l'être, le réel même, la résistance ontologique primitive, au sein du dire.

Cet effacement de l'écrivain prélude aux terribles soirs d'études (9) qui prolongent -- et en un sens achèvent -- le mouvement de descente décrit dans Problème trente.  L'extrême attention que Thierry D. accorde ici à la délicate question du néant en témoigne:

Dorénavant, dit le chercheur, je ne m'intéresserai qu'au Rien.  Fatigué de toutes choses, je me spécialiserai dans ce qui les excède.  Le néant sera mon unique objet, l'absence d'objet de ma passion. (10)

Le ton à la fois clinique et mélancolique de Problème trente indique assez clairement que le poète de la descente apparaît désormais comme le sujet absent de sa remontée. C'est de la surface des choses, mais en tant qu'elle a d'ores et déjà été craquée jusqu'au plus abyssal, que Thierry D. s'adresse à nous à présent.  Le néant qui se dessine à l'horizon de cette fatigue dont on nous dit qu'elle recouvre toutes choses, cet excès ontologique du Rien sur le monde ne s'ajoute pas aux objets comme un objet de plus (la fatigue aurait tôt fait de le reprendre comme tous les autres), cet excès qui échappe au rayonnement de la fatigue n'est pas à proprement parler un surplus, c'est un surmoins, c'est le sous-soi de retour des régions inférieures, un fantôme dont le passage théorise les conditions de possibilité d'un retour à soi après la mise en jeu de soi en Djeu.

Ce monde, notre monde -- la réalité comme on dit parfois pour aller vite -- est le revers spectral de Djeu.  Le monde est cette fiction que l'acte poétique absolu a dévoilé pour ce qu'elle est: un réel de seconde zone.  En d'autres termes, le Rien est le Poème en regard duquel le monde passe pour la réalité, alors que c'est plutôt le monde qui apparaît comme rien en regard du Poème qui est le seul réel.  C'est, à mon sens, la leçon de chute la plus renversante qui se dégage des derniers travaux de Thierry D.: 

Non pas rien.

Plutôt du quelque-chose saturé.  Saturnal, saturnien.  Du trou noir spirituel au fond sans fond de la tête.  (11)

Le néant est l'expression profane, philosophiquement rebattue, qu'on mobilise par défaut pour désigner le Poème qui est le réel même.  Et c'est pourquoi le Rien, contre toute attente, et en vertu d'un renversement inédit peut poétiquement s'égaler à ce que le réel comporte de plus réjouissant: la fête et les fleurs. (12)

Le Rien en fleurs, épuisant l'atrocité par ses racines à rebours du ciel. (13)


parmi les minéraux les émulsions                    l'humain se tasse à l'écart

            avec des rythmes pour se réparer

gratifier sa descente d'un lot de fleurs échappant               à leur somme (14)


*


Il y aurait encore beaucoup à dire de l'oeuvre de Thierry D., et je vais résister ici à la tentation d'en dire davantage: la piste récemment ouverte par le magnifique Tombeau de Claude Gauvreau (15) est encore trop fraîche pour risquer un prolongement des idées développées dans cette étude.  Mais signalons tout de même ceci en terminant: bien que la chute, la violente verticalité de la mort donne le coup d'envoi au récit, Claude Gauvreau le sur-vivant, le poète sortant fabuleusement du néant (17) ne s'en meut pas moins à toute vitesse dans l'horizontalité turbulente de son sur-temps, magnétisé par les fractures de sa parole comme si le déjà dit demeurait toujours à dire, le déjà fait toujours en chantier, ou encore comme si le récit était la trace horizontale laissée par une chute dont la verticalité se négociait à rebours et à rebonds, que l'échappée se faisait de bas en haut, d'abord, puis du ciel et des toits dans toutes les directions par la suite.  En ce sens, le Tombeau semble exploiter de façon inédite ces renversements (haut/bas, vie/mort, réalité/poème) opérés dans les précédents travaux de Thierry D., ce qui explique peut-être la fibre, la dimension jubilatoire de ce retour de Claude G. sur les modalités de sa propre disparition, et l'évidence renouvelée de la fête au centre du vide laissé par son passage:

J'avance à la façon d'un enfant qui se serait réveillé au milieu de la nuit, faisant irruption dans une fête d'adultes. (16)  



(1) Théologie hebdo, L'Hexagone, p. 45.

(2) Problème trente.  L'observatoire souterrain, Prise de parole, p. 93.

(3) Je pense ici, bien sûr, au concept de dépense tel qu'articulé chez Georges Bataille, mais de la dépense, il y a peut-être autre chose à dire (et à dire autrement) que ce qu'en dit l'auteur de La part maudite.

(4) Problème trente, p. 65.

(5) Théologie hebdo, p. 42.

(6) Une saison en enfer, Adieu.

(7) Théologie hebdo, p. 22.

(8) Ibid., p. 141.

(9) Rimbaud, Illuminations, Mouvement.

(10) Problème trente, p.12.

(11) Ibid., p. 44.

(12) Car au centre du vide, il y a une autre fête (Roberto Juarroz) cité dans Problème trente, p. 28.

(13) Ibid., p. 159.

(14) Ibid., p. 104.

(15) Tombeau de Claude Gauvreau, Nouvelles Éditions de Feu-Antonin, 2021; Leméac, 2022.

(16) Ibid, 2021, p. 89.

(17) Ibid, 2021, p. 91.




dimanche 15 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (3)

(...)


... mais parce que vous n'êtes pas du monde... Jean, 15, 18-20 (1)

Si les recueils que Thierry D. a publiés entre 2006 et 2009 doivent recevoir une attention particulière à partir d'ici, c'est qu'ils marquent une étape essentielle dans la trajectoire horizontale amorcée -- et en un sens épuisée -- par les premières oeuvres.

À mi-distance du soi laissé derrière (soi) et de l'appel énigmatique qui fait entrer le poète dans de plus vastes demandes, la parole expérimente une extinction des chemins, une raréfaction sévère des issues qui n'est pas sans rappeler le motif rimbaldien de la fin du monde:

Les sentiers sont âpres.  Les monticules se couvrent de genêts.  L'air est immobile.  Que les oiseaux et les sources sont loin!  Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. (2)

Que les Illuminations de Rimbaud procèdent, elles aussi, par éliminations, plus précisément: que la lumière propre à ce qui illumine n'advienne qu'au terme d'un processus de mise à l'écart de toute possibilité autre que l'impossibilité d'aller plus loin, alors la fin du monde, entendons les limites terrestres de l'horizon, se signalent aussitôt, et la parole apparaît comme le dernier reste, la poste restante de cet arrêt du monde dont l'évidence s'accroît et se signale toujours plus intensément en avançant.


Il a suffi de saluer le rien 

au bout d'une route assez longue

et suffisamment évitée (3)


Les sentiers se referment avec fureur (4)


Mais en avançant, en risquant ne fût-ce qu'un pas de plus en direction du néant et de son évidence, c'est la parole qui se met à reculer: impuissante à nommer plus avant un monde qui se retire, un monde qui tire littéralement à sa fin, la parole retraite en elle-même et demande asile poétique à sa propre négativité.  Faute de pouvoir s'élancer naivement en direction d'un monde qui s'est arrêté au bord de sa disparition, la parole va se replier sur elle-même, effectuer à rebours cette traversée de son événement et mesurer à froid sa propre puissance d'évocation.

C'est pourquoi, chez Rimbaud comme chez Thierry D, le motif de l'opéra fabuleux (5) ne se joint pas accidentellement à celui de la fin du monde: il en découle rigoureusement.  La poésie ne s'éploie qu'en régime de catastrophe ontologique; elle est l'opéra de réserve, le théâtre de secours que l'on dispose de toute urgence lorsque le monde parvient au bout de ses possibilités de scénarisations ontiques.

C'est pourquoi nous devons accorder une attention extrême au titre du recueil qui amorce ce que j'appellerai la phase dramaturgique de la trajectoire de Thierry D.

d'où que la parole théâtre (2007): ce titre, de prime abord étrange, nous livre pourtant la clef d'interprétation du travail que Thierry D. va entreprendre à partir d'ici.

Notons d'abord que le terme de théâtre ne marque pas ici le genre dans lequel viendrait se ranger après coup un texte intitulé d'où que la parole.  Si une certaine inclinaison de lecture nous incite de prime abord à le penser, cette pulsion de rangement générique se trouve, au second regard, rigoureusement invalidée par l'intégration continue du terme de théâtre au titre lui-même, comme si la puissance du jeu à venir soumettait d'ores et déjà le genre théâtre à un événement textuel que le genre ne peut pas circonscrire de l'extérieur (avant ou après coup), mais seulement marquer de loin en loin et de l'intérieur du récit auquel il se voit annexé dès l'apparition du titre.

Déréglant le genre théâtre à son extrémité terminale, le titre affole également le lieu d'origine du jeu à venir du seul fait de s'initier par un d minuscule et non majuscule, comme l'exigerait pourtant la règle du titrage éditorial.  À ce titre, celui-là précisément, le lieu d'origine manque, le titre ne titre rien que l'absence de son lieu initial (s'il y en jamais eu) et redouble, par l'inscription du d minuscule, la théâtralité non générique de son événement.

Car d'où que la parole vienne, elle vient d'abord à soi sans provenir de soi; laissé derrière dès sa première trajectoire, le soi ne peut initier la parole qui s'éploie ici, par définition, il ne peut que s'y confondre, c'est-à-dire s'égaler à une théâtralité extrême dont la scène interdit la position souveraine d'une subjectivité assurée de ses actes, de ses tableaux et de sa représentation:


nous aurons cette science

de nous quitter très fort (6)


D'où que la parole vienne, la parole théâtre comme si le substantif se délitait au profit d'un verbe impossible, d'une action qui déborde toute scène primitive ou terminale, et suggère la construction d'un espace poétique où les vers ne font pas que se succéder, se croiser ou s'enchevêtrer au sein d'une parole poème, mais dialoguent comme seuls pourraient dialoguer des personnages qui doivent prendre une pièce en marche sans en connaître le texte à l'avance, des personnages qui se confondent avec une parole théâtralisée qui est la poésie même, si du moins la poésie ne fait pas que se réaliser, mais se réalisant, atteint de surcroît à ce degré de voyance réflexive où elle se saisit en marche, en train de se faire, d'ores et déjà réquisitionnée par un espace dont le parler-à-l'autre-et-en-réponse-à-l'autre est l'espace littéraire lui-même, la poésie en tant qu'elle coincide de l'intérieur avec sa production théâtrale.

Il y a encore une chose qu'il me semble essentiel de noter au sujet du titre: la découpe syllabique du terme de théâtre -- thé / âtre -- vaut comme un rappel de la trajectoire parcourue depuis le premier recueil, Le thé dehors, jusqu'au bout de la route marquée par l'âtre devant lequel le poète s'arrête avant de sombrer dans le vertige de la parole: 


sans doute murmura-t-il trop de langues 

                 près d'un foyer éteint (7)


Désamarré du monde et de lui-même, écartelé entre sa disparition et la fin de l'horizon, le soi se confond sans reste avec le jeu du langage, il se fait poésie pure, ou disons plutôt que la parole se purifie dans le jeu théâtral qu'elle entretient avec elle-même, non pas simplement par gratuité ludique, mais bien en vue de plus profonds enracinements comme cela apparaîtra un peu plus loin.

Pour l'instant, aucun espace de sens ou de non-sens ne délimite a priori le jeu, la charge oraculaire de la parole délestée de tout attachement au soi (disparu) et au monde (disparu): le cela est du poème est le performatif d'un réel-en-second dont le coefficient de factualité se réduit sans reste à l'énonciation / l'inscription du vers dans le vide de sa production.  Pour le dire dans un langage mallarméen, c'est un espace construit uniquement à partir d'une grappe d'étoiles, de feux stellaires qui se profilent sur le fond de la nuit du dire, nuit dont la profondeur n'est ni plus ni moins vertigineuse que les énoncés qui la poinçonnent ou en griffent la texture insondable.

Procédons par illuminations, en d'autres termes procédons par éliminations: le soi est loin derrière, le monde anéanti en avançant.  Ne demeure que la parole théâtre tournant dans le vertige de son éblouissement.  Sauf à épuiser le champ du possible, donc sauf impossibilité, ce jeu ne peut pas s'arrêter de lui-même; en avançant, certes, ce peut être la fin du monde, mais jamais la fin du jeu.  Si le jeu doit s'arrêter, ce sera à condition de descendre.  

Ce ne peut être que la fin du jeu, en descendant:

S'intéresser à la forme mais attendre le Messie: l'habileté technique ennuie vite s'il n'y a pas, pour l'innerver, quelque personnalité indéchiffrable, dont l'excentricité indisposera. (8)

(...)


(1) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 40.

(2) Rimbaud, Illuminations, Enfance IV.

(3) d'où que la parole théâtre, L'Hexagone, p 72.

(4) Avant le timbre, L'Hexagone, p. 62.

(5) Rimbaud, Une saison en enfer, Alchimie du verbe.

(6) Avant le timbre, p. 92.

(7) d'où que la parole théâtre, p. 68.

(8) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 29.




dimanche 1 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (2)

 (...)

Car il s'agira de descendre, mais ne descend pas qui veut et certainement pas de n'importe où.

Si le nom de Djeu n'est pas qu'un jeu de mots, si le jeu nomme le nom premier de Dieu plus radicalement encore que celui de l'être, voire: si la légèreté apparente du jeu doit s'arrimer à la gravité hiératique du divin au point d'affoler la démarcation du ludique et du théologique (et peut-être même de confondre leur déploiement respectif), c'est que Dieu et jeu ont en commun l'élément de l'imprévisibilité radicale.

La loi et la règle, qui de prime abord semblent ordonner la manifestation commune du ludique et du divin, sont précisément ce qui saute en premier dès que Dieu et jeu sont lancés pour vrai.  Une fois initiés, nous savons de plus loin que n'importe quelle règle, nous savons plus rigoureusement que n'importe quelle loi, que tout peut arriver et que plus rien n'apparaît à l'horizon du prévisible.

La question soulevée par la trajectoire de Thierry D. est donc d'abord celle de savoir comment, à partir de quel lieu, en fonction de quel espace géopoétique s'initie le chemin qui performe cette transgression de la loi en direction du jeu, cette subversion de la règle au profit de Djeu.

*

La règle dont je parle me semble donnée dès le premier recueil intitulé Le thé dehors. (1)   En fait, la règle impose, dès le titre, la clef de sa transgression immédiate.  Le thé marque le domaine de l'infusion intérieure, l'invasion modérée du dedans par une altérité qui prend déjà la forme d'un appel.  À la sorcellerie intime du moi s'impose la règle d'une sortie: le thé ne se prend plus -- s'il s'est jamais pris -- dedans, mais il investit la subjectivité d'un impératif d'extériorité pour autant que les vapeurs du thé satellisent le dedans, le reconduisent à un effet secondaire du dehors.  Immédiatement infusé par l'altérité primitive des feuilles ou des champignons, le moi largue lentement les amarres de sa domesticité et le voici déjà en instance de sortie, les lèvres brûlantes au bord des mots:

tu es là tu t'expurges de toi

pour mieux nous entendre

les amarres incendiées de l'ego

glissent vers de nouvelles colocations (2)


Il faut noter ici la lenteur du processus.  La subjectivité n'est pas brutalement arrachée à elle-même -- nous demeurons au centre d'une cérémonie dont le thé est la clef géoaffective --, elle glisse en direction de ce dehors qui ne se voit pas à proprement parler, mais qui se fait entendre, et si la nature de ces nouvelles colocations ne peut pas exactement s'envisager à ce stade de la trajectoire, le monopole de la subjectivité n'en est pas moins déjà doucement contesté par la promesse d'un espace partagé.  Son regard flottant au-dessus de la tasse, sa sensibilité expropriée par la fumigation végétale de la porcelaine, le moi se traverse, s'exile à courte distance et se reçoit tout juste au-delà de ses limites, dans un espace indéfini que l'on dirait suspendu entre soi et cet appel du dehors qui se fait entendre toujours davantage:

au ras des arbres il y a l'étonnement

toute suffocation mise à plat

nous entrons dans de vastes demandes (3)


La demande est plurielle, il faut y insister, et elle est vaste; son sujet, s'il y en a, n'est pas défini, et l'étonnement qui s'y accorde n'a pas d'objet direct.  Il y a l'étonnement, comme on dit qu'il y a des nuages à l'horizon, et s'étonner lui-même ne va plus de soi, s'étonner étonne doublement dans la mesure où on ne sait pas avec certitude devant quoi cet étonnement se produit.  Tout ce que l'on peut dire, à ce stade, c'est que la surprise initie l'entrée en des demandes dont la vastitude même interdit qu'on les mesure en termes horizontaux ou verticaux.  L'étonnement se désaxe à proportion de la réponse à cet appel dont la polyphonie ne se laisse arpenter ni par le regard ni par l'esprit.  On reculerait à moins, et ce n'est pas sans une extrême prudence que Thierry D. se risque à nuancer ce qui se nomme, pour ainsi dire, de force et malgré tout:

nous ne sommes pas mystiques

mais les mots ce matin s'amincissent

à s'abolir en fine pellicule

sur la présence grasse des choses (4)

*

Non, nous ne sommes pas mystiques.  Mais il y a cette impression parfois que la poésie demeure la seule prière possible dans un monde où le retrait de Djeu l'emporte de justesse sur sa négation.

À cet égard, les recueils de Thierry D., respectivement intitulés À ceux qui sont dans la tribulation et De l'absinthe au thé vert (5) redoublent la trajectoire initiale du dedans vers le dehors, mais en explorant l'oscillation singulière de cet entre-deux où le je, écartelé entre les hallucinations de son errance urbaine et le désert théologal de son exil, fait l'épreuve de cet amincissement des mots signalé plus haut, au risque que le je lui-même se réduise au précipité chimique de leur infusion:

foudre éteinte

je m'amenuise

à petits pas de feu

dans l'oreille des villes


désolé


sous d'obscurs lampadaires (6) 


Notons la séquence d'amenuisement / d'amincissement: de la foudre au feu, du feu aux lampadaires, puis des lampadaires à leur propre réduction à un collectif d'obscurité.

À la nuit de l'âme qui caractérise l'épreuve mystique de la disparition de Dieu, correspond ici une nuit poétique qui n'est pas exactement une nuit de la poésie, une obscurité qui n'est pas fraternellement trouée par la flamme élocutoire de ceux et celles qui nous ressemblent, mais qui est bien plutôt le fait d'un hors-sujet déchiré entre le rappel à l'ordre de son intimité et l'appel au désordre de la brute altérité, un hors-la-loi coincé entre la retraite impossible et l'avancée dans sa formulation de juste obscurité. (7)

Car l'obscurité de la trajectoire doit encore se dire, et prétexter le fait qu'on n'y voit rien pour mal parler de la nuit -- littéralement blasphémer -- est trop facile.  Et Thierry D. ne s'accorde aucune facilité, bien au contraire: c'est à l'instant où  les mots se font les plus minces, les liaisons les plus rares, c'est au moment où l'inconnaissable se fait le plus dense que l'exigence de juste formulation s'éprouve avec un maximum d'incandescence.

Le poète est celui qui sait qu'une fois parti, on ne revient pas: il sait que l'exil est irréversible.  Alors il avance, et brûle en parlant la distance qui l'éloigne du langage commun et des points de repères numérisables:

Au seuil d'une autre loi contradictoire

nous sommes toujours à quatre-vingt-treize kilomètres

de quelque part (8)


Il avance avec pour seule boussole un odomètre esthétique dont l'aiguille marque à l'infini le même nombre, et il avancera encore jusqu'au moment où il ne pourra plus avancer davantage, où le quelque part aura le sens et la charge d'un absolu autre part.  Ayant épuisé la totalité des horizons, il ne pourra pas aller plus loin.  Il saura alors que le moment est venu de descendre et qu'il n'y a plus d'autre issue que celle que l'on creuse.

(...)


(1) Triptyque, 2002.

(2) Idem, p. 14

(3) Idem, p. 17

(4) Idem, p. 30.

(5) L'Hexagone, 2004 et 2005.

(6) De l'absinthe au thé vert, p. 31.

(7) À ceux qui sont dans la tribulation, p. 41.

(8) De l'absinthe au thé vert, p. 42.