dimanche 15 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (3)

(...)


... mais parce que vous n'êtes pas du monde... Jean, 15, 18-20 (1)

Si les recueils que Thierry D. a publiés entre 2006 et 2009 doivent recevoir une attention particulière à partir d'ici, c'est qu'ils marquent une étape essentielle dans la trajectoire horizontale amorcée -- et en un sens épuisée -- par les premières oeuvres.

À mi-distance du soi laissé derrière (soi) et de l'appel énigmatique qui fait entrer le poète dans de plus vastes demandes, la parole expérimente une extinction des chemins, une raréfaction sévère des issues qui n'est pas sans rappeler le motif rimbaldien de la fin du monde:

Les sentiers sont âpres.  Les monticules se couvrent de genêts.  L'air est immobile.  Que les oiseaux et les sources sont loin!  Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. (2)

Que les Illuminations de Rimbaud procèdent, elles aussi, par éliminations, plus précisément: que la lumière propre à ce qui illumine n'advienne qu'au terme d'un processus de mise à l'écart de toute possibilité autre que l'impossibilité d'aller plus loin, alors la fin du monde, entendons les limites terrestres de l'horizon, se signalent aussitôt, et la parole apparaît comme le dernier reste, la poste restante de cet arrêt du monde dont l'évidence s'accroît et se signale toujours plus intensément en avançant.


Il a suffi de saluer le rien 

au bout d'une route assez longue

et suffisamment évitée (3)


Les sentiers se referment avec fureur (4)


Mais en avançant, en risquant ne fût-ce qu'un pas de plus en direction du néant et de son évidence, c'est la parole qui se met à reculer: impuissante à nommer plus avant un monde qui se retire, un monde qui tire littéralement à sa fin, la parole retraite en elle-même et demande asile poétique à sa propre négativité.  Faute de pouvoir s'élancer naivement en direction d'un monde qui s'est arrêté au bord de sa disparition, la parole va se replier sur elle-même, effectuer à rebours cette traversée de son événement et mesurer à froid sa propre puissance d'évocation.

C'est pourquoi, chez Rimbaud comme chez Thierry D, le motif de l'opéra fabuleux (5) ne se joint pas accidentellement à celui de la fin du monde: il en découle rigoureusement.  La poésie ne s'éploie qu'en régime de catastrophe ontologique; elle est l'opéra de réserve, le théâtre de secours que l'on dispose de toute urgence lorsque le monde parvient au bout de ses possibilités de scénarisations ontiques.

C'est pourquoi nous devons accorder une attention extrême au titre du recueil qui amorce ce que j'appellerai la phase dramaturgique de la trajectoire de Thierry D.

d'où que la parole théâtre (2007): ce titre, de prime abord étrange, nous livre pourtant la clef d'interprétation du travail que Thierry D. va entreprendre à partir d'ici.

Notons d'abord que le terme de théâtre ne marque pas ici le genre dans lequel viendrait se ranger après coup un texte intitulé d'où que la parole.  Si une certaine inclinaison de lecture nous incite de prime abord à le penser, cette pulsion de rangement générique se trouve, au second regard, rigoureusement invalidée par l'intégration continue du terme de théâtre au titre lui-même, comme si la puissance du jeu à venir soumettait d'ores et déjà le genre théâtre à un événement textuel que le genre ne peut pas circonscrire de l'extérieur (avant ou après coup), mais seulement marquer de loin en loin et de l'intérieur du récit auquel il se voit annexé dès l'apparition du titre.

Déréglant le genre théâtre à son extrémité terminale, le titre affole également le lieu d'origine du jeu à venir du seul fait de s'initier par un d minuscule et non majuscule, comme l'exigerait pourtant la règle du titrage éditorial.  À ce titre, celui-là précisément, le lieu d'origine manque, le titre ne titre rien que l'absence de son lieu initial (s'il y en jamais eu) et redouble, par l'inscription du d minuscule, la théâtralité non générique de son événement.

Car d'où que la parole vienne, elle vient d'abord à soi sans provenir de soi; laissé derrière dès sa première trajectoire, le soi ne peut initier la parole qui s'éploie ici, par définition, il ne peut que s'y confondre, c'est-à-dire s'égaler à une théâtralité extrême dont la scène interdit la position souveraine d'une subjectivité assurée de ses actes, de ses tableaux et de sa représentation:


nous aurons cette science

de nous quitter très fort (6)


D'où que la parole vienne, la parole théâtre comme si le substantif se délitait au profit d'un verbe impossible, d'une action qui déborde toute scène primitive ou terminale, et suggère la construction d'un espace poétique où les vers ne font pas que se succéder, se croiser ou s'enchevêtrer au sein d'une parole poème, mais dialoguent comme seuls pourraient dialoguer des personnages qui doivent prendre une pièce en marche sans en connaître le texte à l'avance, des personnages qui se confondent avec une parole théâtralisée qui est la poésie même, si du moins la poésie ne fait pas que se réaliser, mais se réalisant, atteint de surcroît à ce degré de voyance réflexive où elle se saisit en marche, en train de se faire, d'ores et déjà réquisitionnée par un espace dont le parler-à-l'autre-et-en-réponse-à-l'autre est l'espace littéraire lui-même, la poésie en tant qu'elle coincide de l'intérieur avec sa production théâtrale.

Il y a encore une chose qu'il me semble essentiel de noter au sujet du titre: la découpe syllabique du terme de théâtre -- thé / âtre -- vaut comme un rappel de la trajectoire parcourue depuis le premier recueil, Le thé dehors, jusqu'au bout de la route marquée par l'âtre devant lequel le poète s'arrête avant de sombrer dans le vertige de la parole: 


sans doute murmura-t-il trop de langues 

                 près d'un foyer éteint (7)


Désamarré du monde et de lui-même, écartelé entre sa disparition et la fin de l'horizon, le soi se confond sans reste avec le jeu du langage, il se fait poésie pure, ou disons plutôt que la parole se purifie dans le jeu théâtral qu'elle entretient avec elle-même, non pas simplement par gratuité ludique, mais bien en vue de plus profonds enracinements comme cela apparaîtra un peu plus loin.

Pour l'instant, aucun espace de sens ou de non-sens ne délimite a priori le jeu, la charge oraculaire de la parole délestée de tout attachement au soi (disparu) et au monde (disparu): le cela est du poème est le performatif d'un réel-en-second dont le coefficient de factualité se réduit sans reste à l'énonciation / l'inscription du vers dans le vide de sa production.  Pour le dire dans un langage mallarméen, c'est un espace construit uniquement à partir d'une grappe d'étoiles, de feux stellaires qui se profilent sur le fond de la nuit du dire, nuit dont la profondeur n'est ni plus ni moins vertigineuse que les énoncés qui la poinçonnent ou en griffent la texture insondable.

Procédons par illuminations, en d'autres termes procédons par éliminations: le soi est loin derrière, le monde anéanti en avançant.  Ne demeure que la parole théâtre tournant dans le vertige de son éblouissement.  Sauf à épuiser le champ du possible, donc sauf impossibilité, ce jeu ne peut pas s'arrêter de lui-même; en avançant, certes, ce peut être la fin du monde, mais jamais la fin du jeu.  Si le jeu doit s'arrêter, ce sera à condition de descendre.  

Ce ne peut être que la fin du jeu, en descendant:

S'intéresser à la forme mais attendre le Messie: l'habileté technique ennuie vite s'il n'y a pas, pour l'innerver, quelque personnalité indéchiffrable, dont l'excentricité indisposera. (8)

(...)


(1) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 40.

(2) Rimbaud, Illuminations, Enfance IV.

(3) d'où que la parole théâtre, L'Hexagone, p 72.

(4) Avant le timbre, L'Hexagone, p. 62.

(5) Rimbaud, Une saison en enfer, Alchimie du verbe.

(6) Avant le timbre, p. 92.

(7) d'où que la parole théâtre, p. 68.

(8) Autoportraits-robots, Le Quartanier, p. 29.




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