dimanche 1 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (2)

 (...)

Car il s'agira de descendre, mais ne descend pas qui veut et certainement pas de n'importe où.

Si le nom de Djeu n'est pas qu'un jeu de mots, si le jeu nomme le nom premier de Dieu plus radicalement encore que celui de l'être, voire: si la légèreté apparente du jeu doit s'arrimer à la gravité hiératique du divin au point d'affoler la démarcation du ludique et du théologique (et peut-être même de confondre leur déploiement respectif), c'est que Dieu et jeu ont en commun l'élément de l'imprévisibilité radicale.

La loi et la règle, qui de prime abord semblent ordonner la manifestation commune du ludique et du divin, sont précisément ce qui saute en premier dès que Dieu et jeu sont lancés pour vrai.  Une fois initiés, nous savons de plus loin que n'importe quelle règle, nous savons plus rigoureusement que n'importe quelle loi, que tout peut arriver et que plus rien n'apparaît à l'horizon du prévisible.

La question soulevée par la trajectoire de Thierry D. est donc d'abord celle de savoir comment, à partir de quel lieu, en fonction de quel espace géopoétique s'initie le chemin qui performe cette transgression de la loi en direction du jeu, cette subversion de la règle au profit de Djeu.

*

La règle dont je parle me semble donnée dès le premier recueil intitulé Le thé dehors. (1)   En fait, la règle impose, dès le titre, la clef de sa transgression immédiate.  Le thé marque le domaine de l'infusion intérieure, l'invasion modérée du dedans par une altérité qui prend déjà la forme d'un appel.  À la sorcellerie intime du moi s'impose la règle d'une sortie: le thé ne se prend plus -- s'il s'est jamais pris -- dedans, mais il investit la subjectivité d'un impératif d'extériorité pour autant que les vapeurs du thé satellisent le dedans, le reconduisent à un effet secondaire du dehors.  Immédiatement infusé par l'altérité primitive des feuilles ou des champignons, le moi largue lentement les amarres de sa domesticité et le voici déjà en instance de sortie, les lèvres brûlantes au bord des mots:

tu es là tu t'expurges de toi

pour mieux nous entendre

les amarres incendiées de l'ego

glissent vers de nouvelles colocations (2)


Il faut noter ici la lenteur du processus.  La subjectivité n'est pas brutalement arrachée à elle-même -- nous demeurons au centre d'une cérémonie dont le thé est la clef géoaffective --, elle glisse en direction de ce dehors qui ne se voit pas à proprement parler, mais qui se fait entendre, et si la nature de ces nouvelles colocations ne peut pas exactement s'envisager à ce stade de la trajectoire, le monopole de la subjectivité n'en est pas moins déjà doucement contesté par la promesse d'un espace partagé.  Son regard flottant au-dessus de la tasse, sa sensibilité expropriée par la fumigation végétale de la porcelaine, le moi se traverse, s'exile à courte distance et se reçoit tout juste au-delà de ses limites, dans un espace indéfini que l'on dirait suspendu entre soi et cet appel du dehors qui se fait entendre toujours davantage:

au ras des arbres il y a l'étonnement

toute suffocation mise à plat

nous entrons dans de vastes demandes (3)


La demande est plurielle, il faut y insister, et elle est vaste; son sujet, s'il y en a, n'est pas défini, et l'étonnement qui s'y accorde n'a pas d'objet direct.  Il y a l'étonnement, comme on dit qu'il y a des nuages à l'horizon, et s'étonner lui-même ne va plus de soi, s'étonner étonne doublement dans la mesure où on ne sait pas avec certitude devant quoi cet étonnement se produit.  Tout ce que l'on peut dire, à ce stade, c'est que la surprise initie l'entrée en des demandes dont la vastitude même interdit qu'on les mesure en termes horizontaux ou verticaux.  L'étonnement se désaxe à proportion de la réponse à cet appel dont la polyphonie ne se laisse arpenter ni par le regard ni par l'esprit.  On reculerait à moins, et ce n'est pas sans une extrême prudence que Thierry D. se risque à nuancer ce qui se nomme, pour ainsi dire, de force et malgré tout:

nous ne sommes pas mystiques

mais les mots ce matin s'amincissent

à s'abolir en fine pellicule

sur la présence grasse des choses (4)

*

Non, nous ne sommes pas mystiques.  Mais il y a cette impression parfois que la poésie demeure la seule prière possible dans un monde où le retrait de Djeu l'emporte de justesse sur sa négation.

À cet égard, les recueils de Thierry D., respectivement intitulés À ceux qui sont dans la tribulation et De l'absinthe au thé vert (5) redoublent la trajectoire initiale du dedans vers le dehors, mais en explorant l'oscillation singulière de cet entre-deux où le je, écartelé entre les hallucinations de son errance urbaine et le désert théologal de son exil, fait l'épreuve de cet amincissement des mots signalé plus haut, au risque que le je lui-même se réduise au précipité chimique de leur infusion:

foudre éteinte

je m'amenuise

à petits pas de feu

dans l'oreille des villes


désolé


sous d'obscurs lampadaires (6) 


Notons la séquence d'amenuisement / d'amincissement: de la foudre au feu, du feu aux lampadaires, puis des lampadaires à leur propre réduction à un collectif d'obscurité.

À la nuit de l'âme qui caractérise l'épreuve mystique de la disparition de Dieu, correspond ici une nuit poétique qui n'est pas exactement une nuit de la poésie, une obscurité qui n'est pas fraternellement trouée par la flamme élocutoire de ceux et celles qui nous ressemblent, mais qui est bien plutôt le fait d'un hors-sujet déchiré entre le rappel à l'ordre de son intimité et l'appel au désordre de la brute altérité, un hors-la-loi coincé entre la retraite impossible et l'avancée dans sa formulation de juste obscurité. (7)

Car l'obscurité de la trajectoire doit encore se dire, et prétexter le fait qu'on n'y voit rien pour mal parler de la nuit -- littéralement blasphémer -- est trop facile.  Et Thierry D. ne s'accorde aucune facilité, bien au contraire: c'est à l'instant où  les mots se font les plus minces, les liaisons les plus rares, c'est au moment où l'inconnaissable se fait le plus dense que l'exigence de juste formulation s'éprouve avec un maximum d'incandescence.

Le poète est celui qui sait qu'une fois parti, on ne revient pas: il sait que l'exil est irréversible.  Alors il avance, et brûle en parlant la distance qui l'éloigne du langage commun et des points de repères numérisables:

Au seuil d'une autre loi contradictoire

nous sommes toujours à quatre-vingt-treize kilomètres

de quelque part (8)


Il avance avec pour seule boussole un odomètre esthétique dont l'aiguille marque à l'infini le même nombre, et il avancera encore jusqu'au moment où il ne pourra plus avancer davantage, où le quelque part aura le sens et la charge d'un absolu autre part.  Ayant épuisé la totalité des horizons, il ne pourra pas aller plus loin.  Il saura alors que le moment est venu de descendre et qu'il n'y a plus d'autre issue que celle que l'on creuse.

(...)


(1) Triptyque, 2002.

(2) Idem, p. 14

(3) Idem, p. 17

(4) Idem, p. 30.

(5) L'Hexagone, 2004 et 2005.

(6) De l'absinthe au thé vert, p. 31.

(7) À ceux qui sont dans la tribulation, p. 41.

(8) De l'absinthe au thé vert, p. 42.





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