mercredi 26 novembre 2014

Tableau de bord (parafiction 6)


62 septembre

En relisant le carton d'invitation que j'ai reçu pour l'événement des éditions du ***, j'ai noté qu'on y lancera ce soir 237 nouveaux titres. 

Je me tiens à présent en face de la vitrine illuminée de la librairie.  Nulle trace du Joe ou de Léa dans les environs.  Ils sont peut-être déjà à l'intérieur, mais je ne me sens pas de taille à franchir en solo le seuil de la librairie pour vérifier, d'autant que chaque fois que je tente de jeter un oeil derrière l'écran de la vitrine, la lumière des projecteurs est si éblouissante que j'en ai la nausée, je cligne des yeux, je tousse et m'éloigne en pleurant sur le trottoir de la rue St-Paul.

C'est ainsi qu'un peu plus tôt j'ai croisé Blodeur qui s'amenait (voûté extrêmement comme s'il allait vomir) en compagnie de Villa-Torta.  Je les ai vus hésiter un moment en face d'une boutique d'antiquités avant de tourner le coin.

--  Le Joe t'a contacté?

À peine ai-je eu le temps de pivoter en direction de la voix qu'une main velue m'empoigne solidement par le coude et me contraint à marcher.  C'est Torus.  Sérieux, tendu, massif, ses yeux se perdent sous l'enchevêtrement des arcades broussailleuses.

--  Il t'a dit pour ce soir?
--  Dit quoi?
--  Viens.

Plus question de reculer. Avec Torus, on marche, mais on ne recule jamais. On fonce ou on meurt, mais on ne revient jamais en arrière.  Avec la force et l'autorité qui le caractérisent, il donne un coup d'épaule dans la porte de la librairie et m'entraîne aussitôt en direction d'une table située à proximité du présentoir des nouveautés.  La lumière est un peu moins vive à l'intérieur, mais c'est qu'elle se fragmente dans un espace que sa blancheur accentue à l'infini dans toutes les directions.  Blodeur est écrasé à une table voisine, la tête coincée entre deux pintes de bière; la Villa-Torta se tient derrière lui, appuyée contre le mur, et défait fébrilement la braguette d'un jeune auteur qui en est déjà à sa neuvième publication, et qui se prête aux caresses de la secrétaire avec une magnanimité teintée d'agacement.

Je ne distingue dans la foule disséminée que des têtes d'auteurs.  Pour ma gouverne, Torus en identifie quelques-uns au passage: B, F, W père, I, O, K fils, F, Q...   Et plus loin, sous les applaudissements modérés de la foule, l'éditeur qui saute à pieds joints sur le cadavre de son relationniste .

--  Si le Joe ne se pointe pas d'ici une demi-heure, dit Torus, je m'en vais.  Quelle idée de nous réunir dans cet endroit!
--  J'ai soif.
--  Alors je te conseille de t'en tenir à l'eau ou au café.  Tu auras bientôt besoin de toute ta tête, et la soirée ne fait que commencer...

Torus est d'assez mauvaise humeur et sa patience est à bout.  Les nouvelles au sujet de la Révolution ne sont sans doute pas très bonnes: aucune ne l'est en général ces derniers temps, mais dans ce cas-ci, elles doivent être plus exécrables que de coutume.  Le communiqué que la cellule de Torus a fait parvenir aux agents du gouvernement -- tract rédigé dans un derridien plutôt mauvais, du moins, selon l'avis de Léa -- n'a probablement pas eu l'effet escompté.  Qui plus est, la présence de Blodeur à la table voisine, si déliquescente soit-elle, n'a rien pour rassurer.  La nervosité de Torus est palpable.

--  Qu'est-ce que ton patron fout ici?
--  Calme-toi, il n'est au courant de rien.
--  Sans blague...  Et comment peux-tu en être sûr?
--  Tu sais bien qu'il est le principal bailleur de fonds des éditions du *** comme il l'est d'a peu près toutes les petites boites de la région.  Sa présence ici n'a rien d'anormal.
--  Je l'espère pour toi.  Les camarades te font confiance, mais jusqu'à un certain point: tu es nouveau dans l'organisation, et je ne te cacherai pas qu'ils redoutent un faux pas de ta part,  Ton accès privilégié à Blodeur nous est précieux, mais il ne te vaudra aucune immunité en cas de bavure...

L'espace est immense, on n'en voit tout simplement pas le fond, et aussi loin que porte le regard, on ne distingue rien que de petites grappes d'auteurs amarrés à une infinité de présentoirs qui s'échelonnent et disparaissent dans le lointain.

La Villa-Torta s'échauffe: déjà, elle a abaissé la bretelle de son soutien-gorge et brandit à la face de l'auteur prodige un petit sein flasque et laiteux.

L'éditeur en a fini avec le relationniste.  Voilà qu'il accourt en direction de Blodeur, cellulaire à la main, la chemise ouverte et maculée de sang.

--  Blodeur, mon cher, quel plaisir...  Madame Villa-Torta, je présume...  Excusez ma tenue...  Enchanté, enchanté, je vois que vous venez de faire connaissance avec A, dont nous publions ce soir l'essai intitulé nOnOsSe 14 ...  La critique est dithyrambique, n'est-ce pas, A.? Pardonnez de vous recevoir si mal, cher Blodeur, mais j'avais à régler une affaire de dernière minute... un collaborateur récalcitrant, mais passons...  Vous avez tout ce qu'il vous faut?  Chips?  Pinottes?  Molson?  Piquette?  Comment! vous n'avez pas encore tâté de notre affreux petit vin de table?  Impardonnable, mais nous allons arranger ça tout de suite...  A., le fait que votre  plaquette de nouvelles ait trouvé grâce aux yeux de la critique ne vous confère quand même pas le droit de rester planté là comme un con à peloter les chairs déchaussées de la maîtresse de Monsieur Blodeur, alors rendez-vous utile, et ramenez-nous deux ou trois bouteilles de cette dégueulasserie de rouge...  Nos auteurs n'y ont presque pas touché, les ingrats...  On se décarcasse pour eux, on se démène sans compter pour leur offrir le plus beau produit fini qu'il est possible (tenez, touchez ce livre, mon cher Blodeur, admirez le blanc ordinaire de la couverture, et dites-moi si ce n'est pas une merveille!), voilà, et il faudrait encore se ruiner pour leur offrir du caviar, de la Veuve Clicquot et que sais-je encoret...  Des ingrats, vous dis-je.  Et des incompétents par-dessus le marché.  Tenez, à titre d'exemple, le nouveau roman de P.  mAnGeOiRe 22...   Un petit bijou de virtuosité black-moderne, tout le monde est d'accord, y compris l'auteur...  Eh bien, mon ami, vous n'imaginez pas l'état dans lequel le manuscrit se trouvait au moment de sa réception...  Quelques rares éclats d'écriture noyés dans un océan de turpitudes: il m'a fallu deux ans de dégraissage intensif, deux ans, rien de moins, pendant lesquels je n'ai eu de cesse de pousser l'auteur à la limite, et encore a-t-il fallu que je l'abandonne à l'asile, à deux semaines de l'impression, afin de réécrire moi-même la moitié des chapitres!  Ce n'est pas pour me vanter, Blodeur, mais où en seraient les éditions du ***, je vous le demande, sans mes bons soins, mon indéfectible présence, mon ubiquité de tous les coins et recoins?  C'est bien simple, je n'ai plus de vie: levé à 4 heures du matin, je lis, je cours, j'imprime, je coupe, je déprime, je corrige, je déballe, je chie, je remballe, je jouis, je gueule, je relis, je dégueule, je vois rouge, je vois bleu, je pense, je suis, je me branche, j'enrage, je ris, j'encourage, je me débranche, vous n'imaginez pas, je me couche à 3 et me lève à 4 pour le compte de gens qui se couchent à 5 et se lèvent à 2, je ne m'appartiens plus, je suis ailleurs, je suis à eux, en tout temps et en tout lieu, deux pages en aval, deux pages en amont, je vous en passe un papier, trois papiers, mille paperasses, je lis tout, je vois tout, je passe partout, en un mot, Blodeur, oui, en un mot, je suis ce qu'on appelle un é-di-teur...

Rouge et à bout de verbe, l'éditeur se tourne alors vers les 272 auteurs qui, tout le temps qu'avait duré sa tirade, s'étaient immobilisés et se pénétraient silencieusement de son discours.  Puis, il se met à hurler:

--  QUE FAIT UN ÉDITEUR?

Et les 272 de répondre d'une seule voix:

--  UN ÉDITEUR ÉDITE!

--  ET SI VOUS ÊTES LÀ CE SOIR, BANDE DE BONS À RIEN, C'EST GRÂCE À QUI, HEIN, C'EST GRÂCE À QUI?

--  C'EST GRÂCE AU PLUSSE MEILLEUR ÉDITEUR DU MONDE!

L'éditeur souriait de toutes ses dents en s'épongeant le front avec sa chemise souillée.

--  Vous entendez, Blodeur?  Ce n'est pas moi qui le dis...

(...)







lundi 3 novembre 2014

Notes pour une théologie esthétique 3

Il y a classique et classique.  Comment justifier la ligne de faille?  Autrement demandé, en vertu de quelle dislocation esthétique serait-il possible de dire que Sade, Bataille, Aquin, Nietzsche ou Rimbaud ne se rangent pas du même côté que tant d'autres classiques?  Ou encore: comment justifier de façon non triviale la mise à l'écart d'un certain nombre de forces dont l'indice de communication excède le médium (humain et matériel) à travers lequel ce qui peut être communiqué ne le sera fatalement qu'au-delà ou en deçà de ce qui peut être encaissé?  J'épingle quelques motifs.

*

D'abord, le sens de la chair.

À la différence des herbivores, qui ruminent, les carnivores, eux, déchirent: l'impossibilité de l'unité, du «livre», de la totalité ou comme on voudra dire, me semble ici fondée dans l'acte même de la morsure, de la mâchoire qui se referme en claquant comme un piège -- et qui emporte le morceau.

L'écriture fragmentaire est nécessitée de prime abord par une esthétique de l'arrachement.

Nietzsche, Bataille, Artaud: ce qui reste de la parole quand on a en nettoyé les instruments jusqu'à l'éclat, jusqu'au fil contondant -- et parfois même jusqu'au point où l'instrument se retourne sur lui-même et s'aiguise, en soi et pour soi, non par complaisance spéculative, mais bien en vertu d'une pulsion grammophage qui ne sait plus se contenir, qui se replie sur sa force tranchante au risque de s'anéantir.

La littérature forte (comme on dirait d'un alcool qu'il est fort) est un ossuaire qui ne tend pas au système.  Il est essentiel à son ravage que les choses soient laissées en l'état de cimetière, mais de cimetière à ciel ouvert, et ce n'est sans doute pas un hasard si, dans les oeuvres que j'ai à l'esprit, on croise si souvent la figure du fossoyeur (négativité sans emploi).

Que faire des ossements?  Question fantomatique,

*

Ensuite (l'ensuite ici n'est qu'un d'abord qui vient essentiellement en second), le sens du passage.

Le classique est un passeur, et rien ne (se) passe sans, du même coup, emporter le passeur lui-même.  Ce qui explique peut-être pourquoi le classique carnivore nous donne si souvent l'impression d'un messager qui s'affole de la teneur, de l'origine et de la facture de son message (il va, vient, tourne, revient, sans qu'il sache jamais quelle affaire se joue, se cherche ou se déjoue au juste dans le transit réglé de son affolement).  

Écartelé, il n'a pas sitôt retraité vers ce qui est venu de si loin qu'il en est déjà à courir après ce qui le projette encore plus loin.  Le passage est donc forcé par la désarticulation intime du temps: l'instant devient une énigme ardente, et le passeur n'y risque pas moins la parole que la raison, car on ne traduit pas sans danger la langue du passé (passée, par définition) dans celle de l'avenir (passante, par infinition).

D'où cette sensation de vertige, de tournis, d'intense circularité qui caractérise les classiques carnivores (le passage ne peut pas s'arrêter de passer, et le passeur perd jusqu'au sens de l'immobilité).  Instrumentalisé par la mise en avenir de ce qu'il y a de plus ancien, il en perd le présent en même temps que son latin, la tête en même temps que le nord, l'âme en même temps que le tout

«Les soirs, les matins, les nuits, les jours...  Suis-je las!»

La fantomatisation du passeur est forcée: Rimbaud n'est pas plus «là-bas» au XIXe siècle, qu'il n'est «ici», au XXIe (pas plus que je ne suis «ici», dans ma tête, quand je suis conscient de ce qui se passe «là-bas» au coin de la rue...).

Le passeur ne fait que passer: il ne fait rien d'autre, il n'arrête pas de ne pas s'arrêter (de passer).

(Par contraste, le classique herbivore ne bouge pas.  Il rumine.  Tout part de lui, tout s'arrête à lui.  Je n'insinue pas que le passage soit moins intense pour autant, mais il se localise: tout se passe à l'intérieur, le passage prend son temps, le sien et nul autre, il le fait couler au ralenti dans les profondeurs de l'intimité.  Mais c'est une autre histoire.)

*

«Caisses de revenance».  J'aime cette expression de Michel Trépanier.  Ce serait le modèle même de la subjectivité, de sa dernière chance peut-être, en régime de hantise, non pas post, mais paramoderne.

*

(...) la mort / au bout du coeur / relève cordialement / la pointe de son chapeau / craque une allumette / et s'éloigne en riant» (Michaël Trahan, Noeud coulant, p. 69)

En riant.  Mais de quoi?

Mais (surtout) de qui?