lundi 3 novembre 2014

Notes pour une théologie esthétique 3

Il y a classique et classique.  Comment justifier la ligne de faille?  Autrement demandé, en vertu de quelle dislocation esthétique serait-il possible de dire que Sade, Bataille, Aquin, Nietzsche ou Rimbaud ne se rangent pas du même côté que tant d'autres classiques?  Ou encore: comment justifier de façon non triviale la mise à l'écart d'un certain nombre de forces dont l'indice de communication excède le médium (humain et matériel) à travers lequel ce qui peut être communiqué ne le sera fatalement qu'au-delà ou en deçà de ce qui peut être encaissé?  J'épingle quelques motifs.

*

D'abord, le sens de la chair.

À la différence des herbivores, qui ruminent, les carnivores, eux, déchirent: l'impossibilité de l'unité, du «livre», de la totalité ou comme on voudra dire, me semble ici fondée dans l'acte même de la morsure, de la mâchoire qui se referme en claquant comme un piège -- et qui emporte le morceau.

L'écriture fragmentaire est nécessitée de prime abord par une esthétique de l'arrachement.

Nietzsche, Bataille, Artaud: ce qui reste de la parole quand on a en nettoyé les instruments jusqu'à l'éclat, jusqu'au fil contondant -- et parfois même jusqu'au point où l'instrument se retourne sur lui-même et s'aiguise, en soi et pour soi, non par complaisance spéculative, mais bien en vertu d'une pulsion grammophage qui ne sait plus se contenir, qui se replie sur sa force tranchante au risque de s'anéantir.

La littérature forte (comme on dirait d'un alcool qu'il est fort) est un ossuaire qui ne tend pas au système.  Il est essentiel à son ravage que les choses soient laissées en l'état de cimetière, mais de cimetière à ciel ouvert, et ce n'est sans doute pas un hasard si, dans les oeuvres que j'ai à l'esprit, on croise si souvent la figure du fossoyeur (négativité sans emploi).

Que faire des ossements?  Question fantomatique,

*

Ensuite (l'ensuite ici n'est qu'un d'abord qui vient essentiellement en second), le sens du passage.

Le classique est un passeur, et rien ne (se) passe sans, du même coup, emporter le passeur lui-même.  Ce qui explique peut-être pourquoi le classique carnivore nous donne si souvent l'impression d'un messager qui s'affole de la teneur, de l'origine et de la facture de son message (il va, vient, tourne, revient, sans qu'il sache jamais quelle affaire se joue, se cherche ou se déjoue au juste dans le transit réglé de son affolement).  

Écartelé, il n'a pas sitôt retraité vers ce qui est venu de si loin qu'il en est déjà à courir après ce qui le projette encore plus loin.  Le passage est donc forcé par la désarticulation intime du temps: l'instant devient une énigme ardente, et le passeur n'y risque pas moins la parole que la raison, car on ne traduit pas sans danger la langue du passé (passée, par définition) dans celle de l'avenir (passante, par infinition).

D'où cette sensation de vertige, de tournis, d'intense circularité qui caractérise les classiques carnivores (le passage ne peut pas s'arrêter de passer, et le passeur perd jusqu'au sens de l'immobilité).  Instrumentalisé par la mise en avenir de ce qu'il y a de plus ancien, il en perd le présent en même temps que son latin, la tête en même temps que le nord, l'âme en même temps que le tout

«Les soirs, les matins, les nuits, les jours...  Suis-je las!»

La fantomatisation du passeur est forcée: Rimbaud n'est pas plus «là-bas» au XIXe siècle, qu'il n'est «ici», au XXIe (pas plus que je ne suis «ici», dans ma tête, quand je suis conscient de ce qui se passe «là-bas» au coin de la rue...).

Le passeur ne fait que passer: il ne fait rien d'autre, il n'arrête pas de ne pas s'arrêter (de passer).

(Par contraste, le classique herbivore ne bouge pas.  Il rumine.  Tout part de lui, tout s'arrête à lui.  Je n'insinue pas que le passage soit moins intense pour autant, mais il se localise: tout se passe à l'intérieur, le passage prend son temps, le sien et nul autre, il le fait couler au ralenti dans les profondeurs de l'intimité.  Mais c'est une autre histoire.)

*

«Caisses de revenance».  J'aime cette expression de Michel Trépanier.  Ce serait le modèle même de la subjectivité, de sa dernière chance peut-être, en régime de hantise, non pas post, mais paramoderne.

*

(...) la mort / au bout du coeur / relève cordialement / la pointe de son chapeau / craque une allumette / et s'éloigne en riant» (Michaël Trahan, Noeud coulant, p. 69)

En riant.  Mais de quoi?

Mais (surtout) de qui?




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire