dimanche 22 janvier 2017

Notes pour une théologie esthétique 10. L'art de l'exagération.



1. De l'art de l'exagération selon Thomas Bernhard: «Si nous n'avions pas notre art de l'exagération, avais-je dit à Gambetti, nous serions condamnés à une vie atrocement ennuyeuse, à une existence qui ne vaudrait même plus la peine qu'on existe.  Et j'ai poussé mon art de l'exagération jusqu'à d'incroyables sommets, avais-je dit à Gambetti.  Pour rendre une chose compréhensible nous sommes obligés d'exagérer, lui avais-je dit, seule l'exagération rend les choses vivantes, même le risque d'être déclaré fou ne gêne plus, quand on a pris de l'âge.» (Extinction, p. 86)

Et plus loin: «Ceux qui ont le mieux surmonté l'existence ont toujours été de grands artistes de l'exagération (...)  Le peintre qui n'exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n'exagère pas est mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l'écrivain qui n'exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l'exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l'exagération... (Idem, p. 386)

2.  Sans rien forcer, en quoi le concept d'exagération peut-il être éclairant pour une théologie esthétique, c'est-à-dire pour une théologie axée essentiellement sur le concept de revenance, si on entend par là la hantise propre à ce qui revient de façon insistante, lancinante, voire éternelle?  Il est remarquable que ce problème surgisse dans l'oeuvre d'un écrivain comme Thomas Bernhard. Le motif de la répétition berhardienne -- «lui ai-je dit», «ai-je dit à Gambetti» --, le doigt de l'écrivain martelant la touche de tel ou tel signifiant, de telle ou telle locution, avec un entêtement enfantin, une agressivité qui confine parfois à l'itération compulsive du verbe, à la ré-verbération qui ne parvient plus à s'arracher à la fascination de ses propres échos, ce motif de la répétition, dis-je, libère en l'amplifiant la puissance fantomatique de l'écriture et remet en circulation l'aisthesis qui fonde son (r)envoi primitif.

3.  Étymologiquement, exagérer (du latin exaggerare) signifie grossir, amplifier, augmenter.  On pense tout de suite au cas de la caricature.  Exagération et caricature sont-ils des concepts plus ou moins réversibles, le concept de caricature recouvre-t-il sans reste celui d'exagération, ou bien l'exagération peut-elle s'effectuer en d'autres lieux et selon d'autres lois que ceux et celles qui paramètrent le tracé de la caricature?

Deux remarques ici:

3.1  Dans le second extrait cité plus haut, le narrateur d'Extinction mentionne que l'exagération peut parfois consister en une minimisation, «il exagère la minimisation».  De ce point de vue, la minimisation ne serait pas le contraire de l'exagération, mais une de ses variantes.  On pourrait exagérer aussi en minimisant.  C'est donc dire que l'exagération (au sens large) serait possible de deux façons: soit en exagérant (au sens restreint), soit en minimisant.  Dans le second cas, on aboutirait par conséquent à une situation pour le moins paradoxale: on grossirait encore, on amplifierait même lorsqu'on minimise et qu'on rapetisse. 

Mais n'est-ce pas précisément ce qui se passe lorsqu'on observe quelque chose au microscope?  Pas tout à fait: le microscope me permet d'amplifier l'infime, ce qui se trouve déjà à l'état microscopique, alors que la minimisation, conçue comme variante berhardienne de l'exagération, rapetisse, et du fait même de rapetisser, grossit, elle amplifie dans la mesure même où elle réduit, ce qui est peut-être une des expressions les plus paradoxales, mais en même temps les plus justes, de l'écriture en tant qu'elle se greffe continûment sur le circuit de l'aisthesis, le passage de la sensation en tant qu'elle apparaît / revient / hante. 

Ce paradoxe est-il lié au tracé de la caricature, en découle-t-il nécessairement, ou bien y échappe-t-il de façon radicale?  En d'autres termes, la littérature est-elle la manifestation la plus stylisée de la caricature ou au contraire ce dont il n'y a pas de caricature possible?

3.2  Le narrateur d'Extinction insiste également, voire surtout, sur le fait que l'exagération rend les choses plus compréhensibles et plus vivantes.  Les concepts de vie et de compréhension sont-ils liés ici de façon analytique (la compréhension des choses est-elle accrue du fait que les choses sont rendues plus vivantes, les choses elles-mêmes deviennent-elles plus vivantes du fait d'être mieux comprises?) ou sont-ils simplement juxtaposés en ce sens que l'exagération pourrait parfois rendre les choses plus compréhensibles, et parfois plus vivantes, sans qu'il n'y ait nécessairement de lien organique entre la vie et la compréhension?

Sans exagération, les choses demeureraient donc incompréhensibles et/ou mortes.  Sans doute, en exagérant, je pourrais dire que je rends les choses plus vivantes dans la mesure où, à l'instar du narrateur d'Extinction, je les rends plus drôles, plus ridicules, je grossis le trait en le noircissant, j'accrois l'indice de faille de toute chose en amplifiant et/ou en accélérant le mouvement de son passage, de sa réduction à la nuit ou au néant.  Mais ce faisant, est-ce que je rends les choses plus compréhensibles pour autant?

Oui, mais seulement si on admet qu'il n'y a pas de compréhension possible sans une certaine forme de simplification, de vulgarisation par le vide, de réduction par effet de caricature.

Mais d'un autre côté, en exagérant, est-ce que je ne risque pas de perdre de vue la nuance, le détail?  N'est-ce pas encore le meilleur moyen de me couper de toute coïncidence intime avec ce que telle ou telle chose, tel ou tel être a d'unique?  Bref, la singularité de la sensation ne risque-t-elle pas d'être tout simplement évacuée au profit d'une littérature de cirque, de foire ou de carnaval?  À voir.

Car même en supposant que l'aisthesis soit unique -- et elle l'est d'emblée du seul fait qu'elle arrive, du seul fait qu'elle est reçue dans le bouleversement d'une singularité sensible --, son inscription littéraire ne la précipite pas pour autant dans un dehors qui la préserverait de toute possibilité de retour, de toute itération spectrale ou de dérive morbide, ce sur quoi des penseurs comme Derrida ont maintes fois insisté, et à juste titre.  La compréhension ne se passe pas plus du signe que le signe ne se passe de sa propre répétition ou de sa possibilité de s'égarer sans retour dans quelque château grammatologique. Pour le dire dans les termes de Bernhard, la compréhension pas plus que la vie ne se passent de l'exagération. 

4.  Il arrive aussi que l'exagération se prenne pour cible en se saisissant comme exagération, qu'elle se vive, se transperce elle-même comme telle, et qu'elle se corrige ponctuellement, sans se minimiser, sans se grossir, comme c'est le cas lorsqu'on s'avoue sans détour le risque qu'on court de rater le réel sitôt qu'on se laisse emporter par la spirale inflationniste de l'exagération: «Souvent ai-je dit plus tard à Gambetti, nous nous laissons entraîner à exagérer tellement que nous finissons par tenir cette exagération pour le seul fait logique et ne voyons plus du tout le fait réel, rien que l'exagération poussée à l'extrême.» (Idem, p. 385)

Mais qu'est-ce encore que le «fait réel», et que peut-il bien valoir si l'écriture ne peut se concevoir autrement que comme un exil, une excommunication graphicide en vue de la sensation, de l'aisthesis -- de l'unique non exagérable, par définition?

5.  La poésie exagère-t-elle?  Mieux: ne lui appartient-il pas, et cela de manière essentielle, d'exagérer plus encore que n'importe quel autre discours? 

Céline, Sade, Bernhard, Cioran, ceux-là exagèrent, manifestement. Mais Rimbaud?  Mais Lautréamont? Jugeons-en:

Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise, / Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.   

Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.


Franchement!