1. De l'art de l'exagération selon Thomas Bernhard: «Si nous
n'avions pas notre art de l'exagération, avais-je dit à Gambetti, nous serions
condamnés à une vie atrocement ennuyeuse, à une existence qui ne vaudrait même
plus la peine qu'on existe. Et j'ai
poussé mon art de l'exagération jusqu'à d'incroyables sommets, avais-je dit à
Gambetti. Pour rendre une chose
compréhensible nous sommes obligés d'exagérer, lui avais-je dit, seule
l'exagération rend les choses vivantes, même le risque d'être déclaré fou ne
gêne plus, quand on a pris de l'âge.» (Extinction, p. 86)
Et plus loin: «Ceux qui ont le mieux surmonté l'existence
ont toujours été de grands artistes de l'exagération (...) Le peintre qui n'exagère pas est un mauvais
peintre, le musicien qui n'exagère pas est mauvais musicien, ai-je dit à
Gambetti, tout comme l'écrivain qui n'exagère pas est un mauvais écrivain, en
même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l'exagération consiste
à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait
ainsi de la minimisation exagérée son art de l'exagération... (Idem, p. 386)
2. Sans rien forcer,
en quoi le concept d'exagération peut-il être éclairant pour une théologie
esthétique, c'est-à-dire pour une théologie axée essentiellement sur le concept
de revenance, si on entend par là la hantise propre à ce qui revient de façon insistante,
lancinante, voire éternelle? Il est
remarquable que ce problème surgisse dans l'oeuvre d'un écrivain comme Thomas
Bernhard. Le motif de la répétition berhardienne -- «lui ai-je dit», «ai-je dit
à Gambetti» --, le doigt de l'écrivain martelant la touche de tel ou tel
signifiant, de telle ou telle locution, avec un entêtement enfantin, une
agressivité qui confine parfois à l'itération compulsive du verbe, à la
ré-verbération qui ne parvient plus à s'arracher à la fascination de ses
propres échos, ce motif de la répétition, dis-je, libère en l'amplifiant la
puissance fantomatique de l'écriture et remet en circulation l'aisthesis qui
fonde son (r)envoi primitif.
3. Étymologiquement,
exagérer (du latin exaggerare) signifie grossir, amplifier,
augmenter. On pense tout de suite au cas
de la caricature. Exagération et
caricature sont-ils des concepts plus ou moins réversibles, le
concept de caricature recouvre-t-il sans reste celui d'exagération, ou bien
l'exagération peut-elle s'effectuer en d'autres lieux et selon d'autres lois
que ceux et celles qui paramètrent le tracé de la caricature?
Deux remarques ici:
3.1 Dans le second
extrait cité plus haut, le narrateur d'Extinction mentionne que l'exagération
peut parfois consister en une minimisation, «il exagère la minimisation». De ce point de vue, la minimisation ne serait
pas le contraire de l'exagération, mais une de ses variantes. On pourrait exagérer aussi en
minimisant. C'est donc dire que
l'exagération (au sens large) serait possible de deux façons: soit en exagérant
(au sens restreint), soit en minimisant.
Dans le second cas, on aboutirait par conséquent à une situation pour le
moins paradoxale: on grossirait encore, on amplifierait même lorsqu'on minimise
et qu'on rapetisse.
Mais n'est-ce pas précisément ce qui se passe lorsqu'on observe quelque chose au microscope? Pas tout à
fait: le microscope me permet d'amplifier l'infime, ce qui se trouve déjà à
l'état microscopique, alors que la minimisation, conçue comme variante
berhardienne de l'exagération, rapetisse, et du fait même de rapetisser,
grossit, elle amplifie dans la mesure même où elle réduit, ce qui est peut-être
une des expressions les plus paradoxales, mais en même temps les plus justes,
de l'écriture en tant qu'elle se greffe continûment sur le circuit de
l'aisthesis, le passage de la sensation en tant qu'elle apparaît / revient /
hante.
Ce paradoxe est-il lié au tracé de la caricature, en
découle-t-il nécessairement, ou bien y échappe-t-il de façon radicale? En d'autres termes, la littérature est-elle
la manifestation la plus stylisée de la caricature ou au contraire ce dont il
n'y a pas de caricature possible?
3.2 Le narrateur
d'Extinction insiste également, voire surtout, sur le fait que l'exagération
rend les choses plus compréhensibles et plus vivantes. Les concepts de vie et de compréhension
sont-ils liés ici de façon analytique (la compréhension des choses est-elle
accrue du fait que les choses sont rendues plus vivantes, les choses
elles-mêmes deviennent-elles plus vivantes du fait d'être mieux comprises?) ou
sont-ils simplement juxtaposés en ce sens que l'exagération pourrait parfois
rendre les choses plus compréhensibles, et parfois plus vivantes, sans qu'il n'y
ait nécessairement de lien organique entre la vie et la compréhension?
Sans exagération, les choses demeureraient donc
incompréhensibles et/ou mortes. Sans
doute, en exagérant, je pourrais dire que je rends les choses plus vivantes
dans la mesure où, à l'instar du narrateur d'Extinction, je les rends plus
drôles, plus ridicules, je grossis le trait en le noircissant, j'accrois
l'indice de faille de toute chose en amplifiant et/ou en accélérant le
mouvement de son passage, de sa réduction à la nuit ou au néant. Mais ce faisant, est-ce que je rends les
choses plus compréhensibles pour autant?
Oui, mais seulement si on admet qu'il n'y a pas de
compréhension possible sans une certaine forme de simplification, de
vulgarisation par le vide, de réduction par effet de caricature.
Mais d'un autre côté, en exagérant, est-ce que je ne risque
pas de perdre de vue la nuance, le détail?
N'est-ce pas encore le meilleur moyen de me couper de toute coïncidence intime avec ce que telle ou telle chose, tel ou
tel être a d'unique? Bref, la
singularité de la sensation ne risque-t-elle pas d'être tout simplement évacuée
au profit d'une littérature de cirque, de foire ou de carnaval? À voir.
Car même en supposant que l'aisthesis soit unique -- et elle
l'est d'emblée du seul fait qu'elle arrive, du seul fait qu'elle est reçue
dans le bouleversement d'une singularité sensible --, son inscription
littéraire ne la précipite pas pour autant dans un dehors qui la préserverait
de toute possibilité de retour, de toute itération spectrale ou de dérive
morbide, ce sur quoi des penseurs comme Derrida ont maintes fois insisté, et à
juste titre. La compréhension ne se
passe pas plus du signe que le signe ne se passe de sa propre répétition ou de
sa possibilité de s'égarer sans retour dans quelque château grammatologique.
Pour le dire dans les termes de Bernhard, la compréhension pas plus que la vie
ne se passent de l'exagération.
4. Il arrive aussi
que l'exagération se prenne pour cible en se saisissant comme exagération,
qu'elle se vive, se transperce elle-même comme telle, et qu'elle se corrige
ponctuellement, sans se minimiser, sans se grossir, comme c'est le cas
lorsqu'on s'avoue sans détour le risque qu'on court de rater le réel sitôt
qu'on se laisse emporter par la spirale inflationniste de l'exagération:
«Souvent ai-je dit plus tard à Gambetti, nous nous laissons entraîner à
exagérer tellement que nous finissons par tenir cette exagération pour le seul
fait logique et ne voyons plus du tout le fait réel, rien que l'exagération
poussée à l'extrême.» (Idem, p. 385)
Mais qu'est-ce encore que le «fait réel», et que peut-il bien
valoir si l'écriture ne peut se concevoir autrement que comme un exil, une
excommunication graphicide en vue de la sensation, de l'aisthesis -- de
l'unique non exagérable, par définition?
5. La poésie
exagère-t-elle? Mieux: ne lui
appartient-il pas, et cela de manière essentielle, d'exagérer plus encore que
n'importe quel autre discours?
Céline, Sade, Bernhard, Cioran, ceux-là exagèrent,
manifestement. Mais Rimbaud? Mais Lautréamont?
Jugeons-en:
Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise, / Un lièvre
s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à
l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de
croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive
dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me
croire.
Franchement!