De même qu’il est
apparu impossible d’expliquer la remontée de l’humilis en direction de la disposition ontologique de
l’humiliation, de même apparait-il tout aussi impossible de rendre compte de la
transition de l’humilis à la
disposition ontologique de l’humilité.
De l’humiliation tout comme de l’humilité, on doit se limiter à dire
qu’elles constituent les deux ramifications possibles de l’humilis : la question de savoir
pourquoi l’étonné «saisit» son être-terrassé sous l’un ou l’autre mode échappe
aux ressources d’une analyse proprement philosophique. On se bornera donc ici à initier
l’exploration à partir du fait de
cette seconde modalité.
Comprise en tant que
disposition ontologique, l’humilité ne correspond ici ni à une disposition
affective ni à une «qualité» découlant d’un choix moral (la liberté n’est
toujours pas en jeu à ce stade de l’expérience) : elle se définit plutôt,
au même titre que l’humiliation, comme
une réponse à l’initiative questionnante de la Nuit, c’est-à-dire comme une
réponse au fait d’être affecté en général, et cela avant toute modalisation de
cet être-affecté en telle ou telle disposition affective concrète.
Négativement compris,
le surgissement de l’humilité coïncide avec la reconnaissance du fait primitif que l’initiative du
questionnement revient à la Nuit. Or si
la considération de ce fait ne s’accompagne ici d’aucune réticence de la part
de l’étonné, c’est qu’aucun préjugé, aucune prétention (même implicite) concernant
l’initiative questionnante de la Nuit n’a précédé l’expérience qu’a faite
l’étonné de son propre terrassement sous le coup de la Question nocturne. Plus précisément, si l’étonné ne semble
éprouver ici aucune difficulté particulière à accueillir et/ou à encaisser cet
état de choses, c’est qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait ou
devait détenir le monopole de l’interrogatif.
La surprise qu’il éprouve n’est donc pas relative à une attente que
viendrait décevoir la manifestation questionnante de la Nuit, mais elle est
plutôt la traduction d’un événement
surprenant en lui-même, c’est-à-dire absolument surprenant. Surprenant par essence, et non relativement à
une attente quelconque du sujet, la manifestation de la Nuit n’est donc mesurée
qu’à partir d’elle-même, et non à partir de quelque prétention à laquelle cette
manifestation viendrait faire échec.
Positivement
comprise, l’humilité est l’expérience de la gravité
de la Nuit telle qu’elle se manifeste au sein de l’étonnement. Accueillie telle qu’en elle-même,
l’initiative questionnante de la Nuit est comprise par l’étonné comme le fait
que la Nuit pèse, qu’il y a comme un
poids, une pesanteur et, pour ainsi dire, une poésie ontologique qui font de la
Nuit tout sauf un objet soumis aux visées du sujet théorique. En tant que l’expérience de ce poids et de
cette poésie ébranle le sol sur lequel se tient l’étonné, cette expérience peut
donc être comprise comme celle de la gravité
ontologique, et elle se situe dans le prolongement de l’interprétation par
l’étonné de son propre terrassement, à savoir de sa chute au plus près de la
terre ébranlée.
L’humilité se définit
dès lors comme une disposition ontologique accordée à l’interprétation du
terrassement entendu comme révélation de la gravité de la Nuit. Et c’est ici qu’on peut saisir la différence
des «sujets» humble et humilié : sous le coup du terrassement, le sujet
humilié ne retient de la secousse terrestre que son aspect ébranlant et déstabilisant
pour lui; à ses yeux, l’ébranlement de
la terre est moins ébranlement de la
terre qu’ébranlement de soi à
l’occasion de cette secousse terrestre.
Terrassé, il ne voit pas la terre vers laquelle il est soudainement
projeté, mais seulement sa chute et la charge angoissante de son abaissement
forcé.
À la différence du
sujet humilié, le sujet humble transcende en quelque sorte le phénomène de
l’ébranlement pour viser, à travers lui, le sujet premier de cet ébranlement,
soit la terre elle-même : en ce sens, il fait moins l’expérience de l’ébranlement
que celle de la terre secouée en tant que telle. Contraint de se tenir humilis, près de la terre, c’est à elle que l’étonné se rapporte de
prime abord, et non à la motion de son abaissement vers elle. Il se rend donc attentif à la terre comme ce
à quoi il est retenu, non pas tellement en dépit, mais bien plutôt grâce à
l’événement de la secousse terrestre.
En dernière analyse,
son humilité signifie qu’il est sensible à la gravité de la Nuit qu’il faut entendre ici en deux sens. La gravité
renvoie d’abord au «sérieux» de la Nuit, à ce qu’on pourrait appeler sa
pesanteur primordiale ou sa poésie, laquelle se manifeste dans le sillage de l’initiative
questionnante et terrassante de la Nuit telle qu’éprouvée au sein de
l’étonnement. Mais la gravité nocturne
désigne aussi la «force de gravité» grâce à laquelle l’étonné demeure tout de même
rattaché et rivé au sol qui s’ébranle sous ses pieds.
La révélation de
cette gravité ontologique s’accompagne, bien entendu, d’une surprise. Pour le sujet humilié, la surprise est
nécessairement mauvaise puisqu’il éprouve d’abord cette gravité comme ce qui
vient débouter sa prétention à détenir le privilège d’interroger; pour lui, la
surprise ne peut qu’être mauvaise dans la mesure où elle est relative à une
attente que l’événement surprenant déçoit violemment. En contrepartie, pour le sujet humble qui se
tient sans prétention préalable sous
la charge questionnante de la Nuit, la surprise que constitue la révélation de
la gravité ontologique s’avère une bonne surprise : parce que l’événement
nocturne ne surprend pas le sujet relativement
à l’une quelconque de ses prétentions, cet événement est absolument surprenant,
et c’est pourquoi il est plutôt éprouvé comme une bonne surprise.
On pourrait objecter
qu’il ne suffit pas de ne rien attendre ou même d’être dépourvu de toute
«prétention» pour que ce qui arrive soit éprouvé tout aussitôt comme une bonne
surprise. On citera en exemple ces
catastrophes humaines ou naturelles qui surprennent sans préavis et n’en
constituent pas moins de très mauvaises surprises. Mais si l’objection apparaît tout à fait
fondée pour ce qui regarde les catastrophes ontiques,
peut-on en dire autant de la catastrophe ontologique
que représente la manifestation inopinée de la Nuit elle-même? Autrement demandé, qu’arrive-t-il lorsque
c’est la Nuit elle-même qui arrive et que cette arrivée ne confirme ni ne
déçoit aucune attente? Qu’arrive-t-il
lorsque c’est la Nuit elle-même qui surprend et non pas un «objet» ou un
«étant»?
Si aucune attente ou
prétention ne précède une telle révélation, non seulement la surprise est-elle totale,
mais elle est nécessairement bonne : abstraction faite des modalités
concrètes de cette révélation, on a au moins la certitude que ce qui (nous)
arrive ici et maintenant est réel, que c’est même le Réel par excellence. Pour cette raison, la manifestation de ce
Réel ne peut pas ne pas s’accompagner d’une certaine ivresse : les
modalités peut-être déplaisantes (voire catastrophiques) à l’intérieur
desquelles se révèle ce qui se révèle ne parviennent pas à submerger la joie de
savoir que ce qui est ainsi révélé est non seulement réel, mais le Réel, la Nuit elle-même. Ce que j’expérimente de la sorte, de même que
les circonstances concrètes colorant cette expérience, ne concurrencent pas l’allégresse
suscitée par le fait que je
l’expérimente.* Sans doute, le Réel ne
fait-il jamais aussi mal que lorsqu’on attend autre chose que lui : dans
cette optique, il y a bien un sens à dire que la mauvaise surprise constitue
l’horizon ultime de toute révélation ontologique. Mais lorsqu’on n’attend rien (entendons rien
d’étant), on n’attend rien que le Réel, ce qui n’est plus tout à fait attendre,
mais plutôt manifester une disponibilité illimitée à l’endroit de ce qui peut
ou doit arriver. Ne rien attendre ou
attendre le Réel, c’est la même chose dans la mesure où cela équivaut à se
rendre disponible pour l’arrivée de ce qui arrivera, comme et quand il
arrivera, et rien d’autre.
(*Je
me rapproche ici à dessein des analyses que Clément Rosset consacre à
l’expérience de la joie et à son caractère paradoxal : «Ce paradoxe peut
s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance
inconditionnelle de et à propos de l’existence; or il n’est rien de moins
réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité
d’esprit.» La force
majeure, Minuit, 22.)
Parce que le sujet
humilié a toujours attendu quelque chose d’autre que le Réel, son humiliation
vient de ce que, sous la charge questionnante de la Nuit, ce sujet se voit
infliger une leçon; mais parce que le sujet humble, au contraire, n’a jamais
rien attendu (que le Réel), ce dernier n’accueille pas la révélation de la Nuit
comme une leçon qu’on lui inflige ou
administre (et dont la charge correctionnelle justifierait l’impression de
mauvaise surprise), mais il l’accueille plutôt comme un enseignement magistral tout aussi fécond qu’enivrant, un appel qui
voue à l’ouverture fascinée face à ce qui vient.
De fait, l’étonné qui
«répond» tout d’abord au terrassement de la Nuit par la disposition ontologique
de l’humilité reçoit ici l’équivalent d’un appel qui rend possible le
prolongement de cette disposition ontologique dans la disposition proprement
affective de la fascination. La motion
fascinée en direction de la Nuit constitue en ce sens la première réponse de
l’étonné à ce que lui-même éprouve comme un appel interrogatif en provenance de
la Nuit.
Cet enseignement
magistral est sans maître, cet appel est sans parole. Il n’énonce rien. Interrogation pure, son élément est celui du
silence. Dès lors, à quoi l’appel
appelle-t-il au juste? En un sens, il n’appelle
à rien d’autre qu’à cette avancée en direction de la source de l’appel. Plus précisément, il appelle l’étonné à
quelque chose qui serait de l’ordre de l’étreinte,
concept en fonction duquel se dessine une variante pour ainsi dire charnelle de
la vérité.*
(*Adéquation
sauvage, correspondance éparse ou errante dans la mesure où la «vérité» ne
saurait adopter ici la forme linéaire et frontale qui caractérise la définition
traditionnelle de l’adequatio, et cela parce que ce qui appelle à l’étreinte de la source même de l’appel
est l’Inégal par excellence, l’Exilé qui jamais ne se tient dans cette
tranquille égalité à soi-même que l’adequatio traditionnelle requiert et sans laquelle elle ne saurait se réaliser.)
Parce que la Nuit se
manifeste à l’origine sous le mode du terrassement, de l’ébranlement (voire de
l’éclatement), parce qu’elle se dévoile d’abord et avant tout comme Question, l’étreinte
à laquelle son appel convie doit nécessairement être conçue de manière à
intégrer l’errance constitutive d’une caresse, l’inadéquation de tout ce qui
est désiré au-delà de toute mesure.
Dans le sillage de sa
marche fascinée en direction de la Nuit, l’étonné éprouve donc, à même l’interrogation
que soulève en lui l’appel nocturne, la forme primitive et la plus ancienne de
cette étreinte accordée à l’errance questionnante de la Nuit. À la Question, l’étonné répond en retour par
son interrogation même, si bien que l’étonné n’est plus seulement interrogé,
mais interrogé interrogeant; en cela,
il répond à ce que l’appel exige foncièrement, à savoir la résonance charnelle
entre l’interrogation de la Nuit et l’interrogation
par la Nuit, et c’est sur le fond d’une
telle résonance que ce qu’on appelle «philosophie» peut s’éployer.
La philosophie se
définit en effet comme la tentative d’expliciter le sens de cette étreinte ou
de cette résonance charnelle. Sa tâche
consiste à infuser dans le langage ce que
demande au juste cette question que nous posons à la Nuit, et qui ne surgit
elle-même qu’en réponse à la question que la Nuit nous adresse en tout premier
lieu au sein de l’étonnement. En ce
sens, la philosophie prolonge et explicite cette résonance originaire à la Nuit
qui caractérise la situation de l’étonné en tant qu’il interroge en retour la
source de son étonnement.
Dès lors, tout se
passe comme si le philosophe était en présence d’un seul et unique point d’interrogation,
et qu’il s’agissait pour lui de combler l’espace vide qui précède à l’aide des
mots qui «conviennent». Autrement dit,
il doit tirer du silence propre à ce point interrogatif une question susceptible
de passer sur le plan des questions formulées et d’être traduite esthétiquement
selon les règles du langage explicite. Pour
ce faire, le philosophe doit nécessairement procéder à un acte de création : les questions formulées ne pourront
réaliser le vœu de résonance à la Nuit que si elles parviennent à rendre le
caractère inédit (apparaissant comme
pour la première fois) de cette question précise que la Nuit nous adresse du
fond de l’étonnement. À l’inédition
originaire de la Nuit doit «correspondre», dans le langage explicite, l’édition
de questions qui entrent dans un rapport de résonance charnelle avec ce silence
ontologique. Cette attitude
philosophique coïncide avec l’apparition d’un champ interrogatif original,
absolument opposé au champ problématique, et auquel on donne le nom d’énigme.
Le champ interrogatif
de l’énigme se distingue de l’interrogation problématique à plusieurs égards,
mais la radicalité de leur opposition apparaît surtout sur le plan de l’articulation
des moments de la question et de la réponse au sein de l’un et l’autre de ces
champs. Dans la mesure où le champ
problématique découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire, la
réponse ne peut que précéder la question : la réduction de la Nuit à l’Objet
(qui équivaut tout aussi bien à une réduction sans appel au silence sans appel) constitue l’équivalent
d’une réponse globale précédant et prévenant toute question ponctuelle que le
sujet pourra éventuellement adresser à la Nuit.
Or le champ interrogatif de l’énigme manifeste un renversement complet
des présupposés à l’origine de ce modèle : son opposition radicale au
champ du problème apparaît précisément en ceci que le sujet humble, à la
différence du sujet humilié, ne réplique
pas à la Question étonnante de la Nuit de façon à mettre la Nuit hors d’état
d’interroger davantage. Il n’a d’ailleurs
aucune raison de le faire. L’initiative
questionnante de la Nuit, accueillie au sein de l’humilité, est par le fait
même reçue comme un événement réel et non comme un déni infligé à ce soi-disant
monopole interrogatif dont disposerait le sujet, déni auquel il faudrait par
conséquent «répondre» comme on répond à une objection ou à une offense.
*
Resterait à voir en
quoi art et philosophie ont partie liée, sonder le lien organique qui les
rattache au champ de l’énigme, puis montrer que l’art et la philosophie sont l’équivalent
de réponses créées, des espèces de dénouements créatifs qui supposent
nécessairement la rencontre d’une énigme et non d’un problème. En art comme en philosophie, la réponse ne
peut pas être immanente à la question : elle doit au contraire être
construite à partir et en vue d’un appel
inouï à l’inédit.
*
Mais de l’étonnement
au cercle interrogatif, quel est le pont?
Le lien? Le passage secret? Ni le problème ni l’énigme ne peuvent faire
sens de la mise en immanence de la Nuit au point de faire rouler l’interrogatif
sur lui-même et d’électriser sa spirale jusqu’à la déflation de tout concept. Approche ontologique et approche
schizo-transcendantale : sensation pénible que l’une est de trop, et en
même temps, que les deux sont nécessaires, indéclinables, intraduisibles dans
un langage autre que le leur.
Tentation de faire de
cette dualité le fondement d’une apologie de l’épars.
Mais non. Comme dirait l’autre décadent, tsé des fois,
un échec c’est juste un échec.