jeudi 24 juillet 2014

Sortir de la philosophie. Fin de la 3e section

De même qu’il est apparu impossible d’expliquer la remontée de l’humilis en direction de la disposition ontologique de l’humiliation, de même apparait-il tout aussi impossible de rendre compte de la transition de l’humilis à la disposition ontologique de l’humilité.  De l’humiliation tout comme de l’humilité, on doit se limiter à dire qu’elles constituent les deux ramifications possibles de l’humilis : la question de savoir pourquoi l’étonné «saisit» son être-terrassé sous l’un ou l’autre mode échappe aux ressources d’une analyse proprement philosophique.  On se bornera donc ici à initier l’exploration à partir du fait de cette seconde modalité.

Comprise en tant que disposition ontologique, l’humilité ne correspond ici ni à une disposition affective ni à une «qualité» découlant d’un choix moral (la liberté n’est toujours pas en jeu à ce stade de l’expérience) : elle se définit plutôt, au même titre que l’humiliation,  comme une réponse à l’initiative questionnante de la Nuit, c’est-à-dire comme une réponse au fait d’être affecté en général, et cela avant toute modalisation de cet être-affecté en telle ou telle disposition affective concrète.

Négativement compris, le surgissement de l’humilité coïncide avec la reconnaissance du fait primitif que l’initiative du questionnement revient à la Nuit.  Or si la considération de ce fait ne s’accompagne ici d’aucune réticence de la part de l’étonné, c’est qu’aucun préjugé, aucune prétention (même implicite) concernant l’initiative questionnante de la Nuit n’a précédé l’expérience qu’a faite l’étonné de son propre terrassement sous le coup de la Question nocturne.  Plus précisément, si l’étonné ne semble éprouver ici aucune difficulté particulière à accueillir et/ou à encaisser cet état de choses, c’est qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait ou devait détenir le monopole de l’interrogatif.  La surprise qu’il éprouve n’est donc pas relative à une attente que viendrait décevoir la manifestation questionnante de la Nuit, mais elle est plutôt la traduction d’un événement surprenant en lui-même, c’est-à-dire absolument surprenant.  Surprenant par essence, et non relativement à une attente quelconque du sujet, la manifestation de la Nuit n’est donc mesurée qu’à partir d’elle-même, et non à partir de quelque prétention à laquelle cette manifestation viendrait faire échec.

Positivement comprise, l’humilité est l’expérience de la gravité de la Nuit telle qu’elle se manifeste au sein de l’étonnement.  Accueillie telle qu’en elle-même, l’initiative questionnante de la Nuit est comprise par l’étonné comme le fait que la Nuit pèse, qu’il y a comme un poids, une pesanteur et, pour ainsi dire, une poésie ontologique qui font de la Nuit tout sauf un objet soumis aux visées du sujet théorique.  En tant que l’expérience de ce poids et de cette poésie ébranle le sol sur lequel se tient l’étonné, cette expérience peut donc être comprise comme celle de la gravité ontologique, et elle se situe dans le prolongement de l’interprétation par l’étonné de son propre terrassement, à savoir de sa chute au plus près de la terre ébranlée.

L’humilité se définit dès lors comme une disposition ontologique accordée à l’interprétation du terrassement entendu comme révélation de la gravité de la Nuit.  Et c’est ici qu’on peut saisir la différence des «sujets» humble et humilié : sous le coup du terrassement, le sujet humilié ne retient de la secousse terrestre que son aspect ébranlant et déstabilisant pour lui; à ses yeux, l’ébranlement de la terre est moins ébranlement de la terre qu’ébranlement de soi à l’occasion de cette secousse terrestre.  Terrassé, il ne voit pas la terre vers laquelle il est soudainement projeté, mais seulement sa chute et la charge angoissante de son abaissement forcé.

À la différence du sujet humilié, le sujet humble transcende en quelque sorte le phénomène de l’ébranlement pour viser, à travers lui, le sujet premier de cet ébranlement, soit la terre elle-même : en ce sens, il fait moins l’expérience de l’ébranlement que celle de la terre secouée en tant que telle.  Contraint de se tenir humilis, près de la terre, c’est à elle que l’étonné se rapporte de prime abord, et non à la motion de son abaissement vers elle.  Il se rend donc attentif à la terre comme ce à quoi il est retenu, non pas tellement en dépit, mais bien plutôt grâce à l’événement de la secousse terrestre.
 
En dernière analyse, son humilité signifie qu’il est sensible à la gravité de la Nuit qu’il faut entendre ici en deux sens. La gravité renvoie d’abord au «sérieux» de la Nuit, à ce qu’on pourrait appeler sa pesanteur primordiale ou sa poésie, laquelle se manifeste dans le sillage de l’initiative questionnante et terrassante de la Nuit telle qu’éprouvée au sein de l’étonnement.  Mais la gravité nocturne désigne aussi la «force de gravité» grâce à laquelle l’étonné demeure tout de même rattaché et rivé au sol qui s’ébranle sous ses pieds.

La révélation de cette gravité ontologique s’accompagne, bien entendu, d’une surprise.  Pour le sujet humilié, la surprise est nécessairement mauvaise puisqu’il éprouve d’abord cette gravité comme ce qui vient débouter sa prétention à détenir le privilège d’interroger; pour lui, la surprise ne peut qu’être mauvaise dans la mesure où elle est relative à une attente que l’événement surprenant déçoit violemment.  En contrepartie, pour le sujet humble qui se tient sans prétention préalable sous la charge questionnante de la Nuit, la surprise que constitue la révélation de la gravité ontologique s’avère une bonne surprise : parce que l’événement nocturne ne surprend pas le sujet relativement à l’une quelconque de ses prétentions, cet événement est absolument surprenant, et c’est pourquoi il est plutôt éprouvé comme une bonne surprise.

On pourrait objecter qu’il ne suffit pas de ne rien attendre ou même d’être dépourvu de toute «prétention» pour que ce qui arrive soit éprouvé tout aussitôt comme une bonne surprise.  On citera en exemple ces catastrophes humaines ou naturelles qui surprennent sans préavis et n’en constituent pas moins de très mauvaises surprises.  Mais si l’objection apparaît tout à fait fondée pour ce qui regarde les catastrophes ontiques, peut-on en dire autant de la catastrophe ontologique que représente la manifestation inopinée de la Nuit elle-même?  Autrement demandé, qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui arrive et que cette arrivée ne confirme ni ne déçoit aucune attente?  Qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui surprend et non pas un «objet» ou un «étant»?

Si aucune attente ou prétention ne précède une telle révélation, non seulement la surprise est-elle totale, mais elle est nécessairement bonne : abstraction faite des modalités concrètes de cette révélation, on a au moins la certitude que ce qui (nous) arrive ici et maintenant est réel, que c’est même le Réel par excellence.  Pour cette raison, la manifestation de ce Réel ne peut pas ne pas s’accompagner d’une certaine ivresse : les modalités peut-être déplaisantes (voire catastrophiques) à l’intérieur desquelles se révèle ce qui se révèle ne parviennent pas à submerger la joie de savoir que ce qui est ainsi révélé est non seulement réel, mais le Réel, la Nuit elle-même.  Ce que j’expérimente de la sorte, de même que les circonstances concrètes colorant cette expérience, ne concurrencent pas l’allégresse suscitée par le fait que je l’expérimente.*  Sans doute, le Réel ne fait-il jamais aussi mal que lorsqu’on attend autre chose que lui : dans cette optique, il y a bien un sens à dire que la mauvaise surprise constitue l’horizon ultime de toute révélation ontologique.  Mais lorsqu’on n’attend rien (entendons rien d’étant), on n’attend rien que le Réel, ce qui n’est plus tout à fait attendre, mais plutôt manifester une disponibilité illimitée à l’endroit de ce qui peut ou doit arriver.  Ne rien attendre ou attendre le Réel, c’est la même chose dans la mesure où cela équivaut à se rendre disponible pour l’arrivée de ce qui arrivera, comme et quand il arrivera, et rien d’autre.
  
(*Je me rapproche ici à dessein des analyses que Clément Rosset consacre à l’expérience de la joie et à son caractère paradoxal : «Ce paradoxe peut s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit.»  La force majeure, Minuit, 22.)

Parce que le sujet humilié a toujours attendu quelque chose d’autre que le Réel, son humiliation vient de ce que, sous la charge questionnante de la Nuit, ce sujet se voit infliger une leçon; mais parce que le sujet humble, au contraire, n’a jamais rien attendu (que le Réel), ce dernier n’accueille pas la révélation de la Nuit comme une leçon qu’on lui inflige ou administre (et dont la charge correctionnelle justifierait l’impression de mauvaise surprise), mais il l’accueille plutôt comme un enseignement magistral tout aussi fécond qu’enivrant, un appel qui voue à l’ouverture fascinée face à ce qui vient.

De fait, l’étonné qui «répond» tout d’abord au terrassement de la Nuit par la disposition ontologique de l’humilité reçoit ici l’équivalent d’un appel qui rend possible le prolongement de cette disposition ontologique dans la disposition proprement affective de la fascination.  La motion fascinée en direction de la Nuit constitue en ce sens la première réponse de l’étonné à ce que lui-même éprouve comme un appel interrogatif en provenance de la Nuit.

Cet enseignement magistral est sans maître, cet appel est sans parole.  Il n’énonce rien.  Interrogation pure, son élément est celui du silence.  Dès lors, à quoi l’appel appelle-t-il au juste?  En un sens, il n’appelle à rien d’autre qu’à cette avancée en direction de la source de l’appel.  Plus précisément, il appelle l’étonné à quelque chose qui serait de l’ordre de l’étreinte, concept en fonction duquel se dessine une variante pour ainsi dire charnelle de la vérité.*

(*Adéquation sauvage, correspondance éparse ou errante dans la mesure où la «vérité» ne saurait adopter ici la forme linéaire et frontale qui caractérise la définition traditionnelle de l’adequatio, et cela parce que ce qui appelle à l’étreinte de la source même de l’appel est l’Inégal par excellence, l’Exilé qui jamais ne se tient dans cette tranquille égalité à soi-même que l’adequatio traditionnelle requiert et sans laquelle elle ne saurait se réaliser.)

Parce que la Nuit se manifeste à l’origine sous le mode du terrassement, de l’ébranlement (voire de l’éclatement), parce qu’elle se dévoile d’abord et avant tout comme Question, l’étreinte à laquelle son appel convie doit nécessairement être conçue de manière à intégrer l’errance constitutive d’une caresse, l’inadéquation de tout ce qui est désiré au-delà de toute mesure.

Dans le sillage de sa marche fascinée en direction de la Nuit, l’étonné éprouve donc, à même l’interrogation que soulève en lui l’appel nocturne, la forme primitive et la plus ancienne de cette étreinte accordée à l’errance questionnante de la Nuit.  À la Question, l’étonné répond en retour par son interrogation même, si bien que l’étonné n’est plus seulement interrogé, mais interrogé interrogeant; en cela, il répond à ce que l’appel exige foncièrement, à savoir la résonance charnelle entre l’interrogation de la Nuit et l’interrogation par la Nuit, et c’est sur le fond d’une telle résonance que ce qu’on appelle «philosophie» peut s’éployer.

La philosophie se définit en effet comme la tentative d’expliciter le sens de cette étreinte ou de cette résonance charnelle.  Sa tâche consiste à infuser dans le langage ce que demande au juste cette question que nous posons à la Nuit, et qui ne surgit elle-même qu’en réponse à la question que la Nuit nous adresse en tout premier lieu au sein de l’étonnement.  En ce sens, la philosophie prolonge et explicite cette résonance originaire à la Nuit qui caractérise la situation de l’étonné en tant qu’il interroge en retour la source de son étonnement.

Dès lors, tout se passe comme si le philosophe était en présence d’un seul et unique point d’interrogation, et qu’il s’agissait pour lui de combler l’espace vide qui précède à l’aide des mots qui «conviennent».  Autrement dit, il doit tirer du silence propre à ce point interrogatif une question susceptible de passer sur le plan des questions formulées et d’être traduite esthétiquement selon les règles du langage explicite.  Pour ce faire, le philosophe doit nécessairement procéder à un acte de création : les questions formulées ne pourront réaliser le vœu de résonance à la Nuit que si elles parviennent à rendre le caractère inédit (apparaissant comme pour la première fois) de cette question précise que la Nuit nous adresse du fond de l’étonnement.  À l’inédition originaire de la Nuit doit «correspondre», dans le langage explicite, l’édition de questions qui entrent dans un rapport de résonance charnelle avec ce silence ontologique.  Cette attitude philosophique coïncide avec l’apparition d’un champ interrogatif original, absolument opposé au champ problématique, et auquel on donne le nom d’énigme.

Le champ interrogatif de l’énigme se distingue de l’interrogation problématique à plusieurs égards, mais la radicalité de leur opposition apparaît surtout sur le plan de l’articulation des moments de la question et de la réponse au sein de l’un et l’autre de ces champs.  Dans la mesure où le champ problématique découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire, la réponse ne peut que précéder la question : la réduction de la Nuit à l’Objet (qui équivaut tout aussi bien à une réduction sans appel au silence sans appel) constitue l’équivalent d’une réponse globale précédant et prévenant toute question ponctuelle que le sujet pourra éventuellement adresser à la Nuit.  Or le champ interrogatif de l’énigme manifeste un renversement complet des présupposés à l’origine de ce modèle : son opposition radicale au champ du problème apparaît précisément en ceci que le sujet humble, à la différence du sujet humilié, ne réplique pas à la Question étonnante de la Nuit de façon à mettre la Nuit hors d’état d’interroger davantage.  Il n’a d’ailleurs aucune raison de le faire.  L’initiative questionnante de la Nuit, accueillie au sein de l’humilité, est par le fait même reçue comme un événement réel et non comme un déni infligé à ce soi-disant monopole interrogatif dont disposerait le sujet, déni auquel il faudrait par conséquent «répondre» comme on répond à une objection ou à une offense.

*
Resterait à voir en quoi art et philosophie ont partie liée, sonder le lien organique qui les rattache au champ de l’énigme, puis montrer que l’art et la philosophie sont l’équivalent de réponses créées, des espèces de dénouements créatifs qui supposent nécessairement la rencontre d’une énigme et non d’un problème.  En art comme en philosophie, la réponse ne peut pas être immanente à la question : elle doit au contraire être construite à partir et en vue d’un appel inouï à l’inédit.
*
Mais de l’étonnement au cercle interrogatif, quel est le pont?  Le lien?  Le passage secret?  Ni le problème ni l’énigme ne peuvent faire sens de la mise en immanence de la Nuit au point de faire rouler l’interrogatif sur lui-même et d’électriser sa spirale jusqu’à la déflation de tout concept.  Approche ontologique et approche schizo-transcendantale : sensation pénible que l’une est de trop, et en même temps, que les deux sont nécessaires, indéclinables, intraduisibles dans un langage autre que le leur.
 
Tentation de faire de cette dualité le fondement d’une apologie de l’épars.


Mais non.  Comme dirait l’autre décadent, tsé des fois, un échec c’est juste un échec.

mercredi 23 juillet 2014


C'est cette liberté, l'impression que je n'étais pas en cause, qui, à mon insu, dut me pousser à intervenir; j'interrogeai faiblement: «Si j'écris?»  Cela m'échappa plutôt comme un soupir que comme un mot, mais si faible que fût cet ébranlement, il suffit à rompre l'équilibre et, sur-le-champ, comme attiré par ce vide, son murmure ininterrompu qui avait jusqu'ici erré au hasard se retourna impétueusement contre moi, me fit face, tandis qu'il me demandait avec une autorité qui faisait un ridicule contraste avec la faiblesse de mes moyens: «Ecrivez-vous, écrivez-vous en ce moment?»  A quoi je ne pus m'empêcher de lui répondre: «Mais, vous le savez bien, je ne puis plus écrire et je ne suis presque plus moi-même.»  Paroles que je regrettai à cause de leur sérieux, et aussitôt leur firent suite, à la manière furtive d'un léger rire, quoique d'un peu plus loin, ses mots à lui: «Ecrivez-vous, écrivez-vous en ce moment?»

Maurice Blanchot, Celui qui ne m'accompagnait pas, 104-105.






mardi 22 juillet 2014

Sortir de la philosophie, 3e section, suite.

L’interrogatoire désigne par conséquent le modèle interrogatif propre aux visées théoriques du sujet tant et pour autant que celui-ci avance en direction de la Nuit réduite à la figure de l’objet.  Ce schéma ne correspond toutefois qu’à une rigidité foncière qui ne fait que préluder à la constitution en bonne et due forme de ce que j’appelle un champ interrogatif.  L’interrogatoire n’est pas en tant que tel un champ mais un modèle interrogatif s’appuyant sur une attitude de crispation théorique que l’on retrouve à l’origine du champ problématique.  J’entends par là un champ interrogatif dans lequel toute question renferme analytiquement la réponse à ce qui est demandé.*  Si le champ interrogatif du problème apparaît comme résultant de la mise en place du modèle de l’interrogatoire, c’est pour la raison fort simple qu’aucune réponse ne pourrait être renfermée analytiquement au sein de la question si cette réponse ne précédait d’ores et déjà cette question.  Autrement dit, le fait que la réponse précède la question rend possible l’immanence de la réponse à la formulation même de la question.
 
(*Qui renferme analytiquement = au sein même de sa formulation.  Resterait à voir si cette définition convient tout aussi bien à la variante problématique de la terreur. L’enfermement analytique pourrait-il aussi se manifester sous la forme d’une évacuation tragique de la réponse à ce qui est demandé?  Et au total, le scepticisme comme neutralisation de la terreur liée au retour affolant d’une question sans réponse ne manifeste-t-il pas la même rigidité théorique que celle de l’attitude dogmatique propre au problème?  Ne serait-il pas l’autre face de cette médaille?)

Or cette immanence est elle-même susceptible de revêtir deux formes qui peuvent à première vue, mais à première vue seulement, paraître contradictoires.  Sous sa forme la plus immédiate et la plus visible, le problème apparaît comme micro-problème : telle est la situation de pensée qu’on peut reconnaître généralement sous le nom de pensée objective, et au sein de laquelle on peut rencontrer les variantes historiquement étiquetées de l’empirisme et de l’idéalisme (postures intellectuelles où l’objet est le plus souvent saisi comme fait, sense data ou idée).  Mais l’immanence de la réponse à la question peut aussi revêtir une forme plus indirecte et plus subtile : tel est le cas de l’attitude intellectuelle qu’on peut identifier sous le nom d’interrogation sans réponse ou scepticisme.  Pensée objective (micro-problématique) et scepticisme constituent une scission interne au champ interrogatif du problème, c’est-à-dire deux modalisations facticement opposées et issues d’un seul et unique champ interrogatif pour lequel toute réponse est nécessairement immanente à la question.
 
On est donc ici en présence de deux séries d’oppositions factices : la première décrit une scission interne à la pensée objective dite micro-problématique, soit l’opposition entre empirisme et idéalisme; la seconde décrit une scission interne à la pensée problématique elle-même : il s’agit de l’opposition factice entre la pensée micro-problématique (laquelle englobe l’opposition entre empirisme et idéalisme) et le scepticisme (ou interrogation sans réponse).  On ne rencontre aucune opposition réelle ou radicale sur ce plan : il ne s’agit ici que d’une seule et unique attitude de fond procédant à l’origine d’une seule et unique réponse de fond à la manifestation questionnante de la Nuit au sein de l’étonnement.

On dit donc que la constitution théorique du champ interrogatif du problème découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire.  Ce modèle est lui-même rendu possible grâce à la réduction de la Nuit à la figure de l’objet.  Cette réduction est pour sa part fonction d’un recul primitif devant la manifestation de la Nuit au sein de l’étonnement, lequel trouve lui-même sa raison d’être dans l’angoisse éprouvée en face de cette apparition.  Enfin, cette angoisse est la disposition affective surgissant dans le prolongement de l’humiliation infligée au désir (originairement non explicité) de disposer du monopole de l’interrogation.   On n’a donc affaire ici qu’à une seule chaîne de réponses et d’attitudes découlant (onto)logiquement les unes des autres, et dont l’expérience fondatrice coïncide avec l’humiliation entendue comme une des ramifications possibles de l’humilis, de l’être-près-de-la-terre ou du terrassement éprouvé au sein de l’expérience de l’étonnement brut.

Au terme de ce parcours, soit à partir de la constitution du champ interrogatif du problème, l’opposition que l’on observe entre les attitudes du micro-problème (pensée objective) et de l’interrogation sans réponse (scepticisme) ne peut donc représenter qu’une scission interne à cette chaîne dont le premier maillon coïncide avec la disposition ontologique de l’humiliation.  C’est pourquoi, quelles que puissent être la complexité et la profondeur des oppositions repérées sur ce plan, celles-ci ne seront jamais que des oppositions factices, c’est-à-dire des oppositions dont la radicalité sera toujours susceptible d’être relativisée à partir de la considération de leur commune dérivation d’une seule et unique racine.  On peut même anticiper et aller jusqu’à dire, sous réserve de démonstrations ultérieures, qu’aucune opposition absolue ne pourra être posée tant qu’on n’aura pas exploré ce qui advient de la situation de l’étonné lorsque ce dernier, plutôt que d’éprouver l’humilis dans l’humiliation et l’angoisse, l’éprouve plutôt dans l’humilité et la fascination.  Autrement dit, c’est seulement au terme d’une comparaison effectuée sur le terrain des champs interrogatifs qui résultent des expériences opposées de l’humilis compris comme humiliation, d’une part, et comme humilité, d’autre part, qu’on pourra alors, mais alors seulement, voir se profiler la seule et unique opposition interrogative absolue – et encore faudra-t-il bien mesurer le sens de cette absoluité -, à savoir celle qui distingue le champ interrogatif du problème de celui de l’énigme.

On peut donc reprendre le fil de l’argumentation là où on l’a provisoirement interrompu, c’est-à-dire à partir de la scission interne de l’interrogation problématique dans les formes du micro-problème et de l’interrogation sans réponse.  Deux questions peuvent être soulevées à partir d’ici : 1) D’abord, comment faire sens de la genèse d’une scission interne au champ problématique?;  2) Ensuite, en quoi l’interrogation sans réponse peut-elle être considérée comme une modalité de ce champ lui-même?

D’où vient qu’à un certain point de son itinéraire, la pensée problématique puisse adopter soit la forme de la pensée micro-problématique (ou objective), soit la forme de l’interrogation sans réponse (ou sceptique)?  Pour cerner le point exact de cette scission, il faut se reporter au moment où, ayant performé la réduction de la Nuit à la figure de l’objet, la pensée problématique se retient toujours d’avancer en direction de la Nuit.  Dans le cas de la pensée micro-problématique, le passage de la réduction à l’avancée ne pose aucune difficulté particulière : convaincue de l’efficacité totale de la réduction qu’elle vient d’opérer, il ne demeure en elle aucun résidu de l’angoisse éprouvée lors du recul qu’elle avait alors effectué sous le coup de la manifestation questionnante de la Nuit.  Ne demeure, comme on l’a établi plus haut, que le souvenir de l’humiliation de cette prétention à disposer du monopole de l’interrogation.  Cette humiliation, disait-on, est venue révéler à l’étonné la teneur purement désirante de ce qu’il tenait abusivement pour un état de fait.  Mais puisque la Nuit est désormais réduite à un pur Objet, rien ne s’oppose plus à ce que le sujet réalise son désir le plus intime et reçoive, au sein de son avancée questionnante vers la Nuit objectivée, la confirmation théorique et constamment renouvelée du fait qu’il est bien le seul à disposer du privilège de l’interrogatif.  Confiante en l’efficacité de la réduction qu’elle a effectuée, la pensée problématique choisit donc de marcher en direction de l’Objet et, de ce fait, elle adopte dès lors la forme dérivée de l’interrogation micro-problématique.

Mais le passage de la réduction à l’avancée peut aussi ne pas se produire; plus précisément, l’avancée vers la Nuit peut de prime abord revêtir la forme d’une suspension indéfinie de l’avancée.  C’est du moins ce qui semble se produire lorsque le sujet hésite quant à la portée de la réduction de la Nuit à l’objet, ou encore, lorsqu’il en vient à douter de la complète efficacité de cette réduction.  Une telle hésitation est en quelque sorte l’indication que le souvenir lié à l’épreuve de l’angoisse devant la manifestation questionnante de la Nuit est plus fort, plus profondément ancré en lui que le souvenir lié à l’épreuve de l’humiliation qui a elle-même précédé et rendu possible le surgissement de l’angoisse.  Non que l’angoisse n’ait pas été dissipée au terme du recul, mais la crainte que l’angoisse rejaillisse* au cours de l’avancée l’emporte d’une certaine manière, non pas tant sur le désir d’être le seul à interroger, que sur le désir de voir ce désir lui-même confirmé par l’exercice de l’interrogation, comme c’est le cas pour la pensée micro-problématique.

(*Crainte du retour de l’angoisse comme s'il s'agissait d'une angoisse autophage, qui se nourrit en se dévorant, si une telle chose est possible – et pourquoi ne le serait-elle pas?)

Cette crainte vient de ce que le sujet n’est pas assuré de la portée et de la puissance de sa réduction de la Nuit à l’objet.  J’entends par là que si le sujet est bien assuré de la réduction de la Nuit à la forme de l’objet, il entretient par ailleurs un doute raisonnable quant à la possibilité que cette réduction ait pu également atteindre le contenu de l’objet.  Pour ce sujet, la réduction de la Nuit aboutit à un Objet noir, ce qui veut dire qu’en tant que l’Objet est objet, il est bel et bien assuré de disposer du monopole de l’interrogation, mais en tant que l’objet est noir, il n’est assuré de disposer de ce monopole qu’à distance respectueuse de cet Objet.  En d’autres termes, son souvenir de l’angoisse éprouvée au contact de la Nuit étonnante lui fait craindre que toute avancée plus poussée en direction de l’événement inaugural ne soit une occasion pour la Nuit de réitérer la Question qui a déjà ébranlé le sujet jusqu’à l’angoisse.  La noirceur, soit ce qui apparaît au sujet comme coïncidant avec l’obscurité constitutive du contenu de l’Objet, n’est en somme rien d’autre que la projection de la crainte éprouvée devant la possibilité que, même réduite à l’état d’Objet, la Nuit soit encore et toujours capable de surprendre, d’étonner et de terrasser.

Noir, l’Objet est donc répulsif : il coïncide avec une présence obscure, hostile et étrangère qui assume alors les traits de l’Autre inconnu et impénétrable.  Sans doute, dans la mesure où la Nuit est réduite à l’objet, cette réduction débouche sur la mise en place du modèle de l’interrogatoire grâce auquel le sujet se trouve à réaliser son vœu le plus cher, soit celui de détenir de façon exclusive le privilège de l’interrogation.  Et puisque au sein de l’interrogatoire, la réponse précède la question, le sujet peut ainsi accéder au champ interrogatif du problème dans lequel la réponse est immanente à la question.  Toutefois, parce que l’Objet n’est pas seulement objet, mais objet noir, c’est-à-dire instance opaque, mystérieuse et hostile, cette immanence de la réponse à la question se greffe au surgissement d’une question sans réponse.  Si la Nuit épouse formellement les caractéristiques de l’Objet, elle n’en épouse pas pour autant la transparence constitutive, et c’est pourquoi le contenu de l’Objet apparaît nécessairement obscur et, en ce sens, «sans réponse».  En somme, mieux vaut pour le sujet que la question demeure sans réponse sur le plan du contenu s’il doit être acquis que la réponse demeure immanente à la question sur le plan de la forme.  Mieux vaut donc un Objet noir que le risque du non-Objet, et l’angoisse qui en est corrélative.

C’est la raison pour laquelle, plutôt que de se précipiter à la rencontre de l’objet comme le fait la pensée micro-problématique, le sujet de l’interrogation sans réponse préfère s’immobiliser : il lui suffit de savoir qu’à distance respectueuse, la Nuit est formellement Objet.  Il consent du même coup qu’à cette distance, l’Objet lui apparaisse doté d’un contenu impénétrable, qu’il coincïde avec une présence qui se referme sur sa noirceur et son mystère car la curiosité à l’endroit de ce contenu le cède à la crainte que, pénétrant son obscurité trop avant, celle-ci se mue soudain en une question angoissante que la Nuit lui adresse en deçà de sa réduction (fragilement présumée) à la forme de l’Objet.

En somme, l’interrogation sans réponse est une interrogation problématique consciente de la fragilité de sa réduction, plus soucieuse de s’épargner l’angoisse qui résulterait de quelque raté dans le processus de réduction que de quérir sans relâche la confirmation théoriquement renouvelée que la Nuit n’est bel et bien qu’Objet et qu’à ce titre elle est effectivement (et définitivement) dépourvue de toute charge interrogative.

La description de l’attitude corrélative à l’interrogation sans réponse serait toutefois incomplète si elle devrait se limiter à la crainte qu’on vient d’évoquer.  Cette description ne constitue que le premier moment d’un processus qui, pour être rigoureusement ressaisi, exige que l’on dégage la relation qui unit l’interrogation sans réponse à l’un de ses avatars les plus fréquemment identifiés : le scepticisme.

Saisie au niveau de ses motivations originaires, l’attitude de l’interrogation sans réponse pourrait se résumer à la formule suivante : il est inquiétant d’interroger ce qui peut répondre par le biais de l’interrogation elle-même.  Mais saisie au niveau de sa version officielle (historiquement rationalisée, pour ainsi dire), l’interrogation sans réponse s’exprime en une tout autre formule.  Non plus «il est inquiétant d’interroger ce qui peut toujours nous interroger en retour», mais bien «il est inutile d’interroger ce qui ne répond pas».  Qu’est-ce à dire?

De sa motivation fondamentale à sa version officielle, l’interrogation sans réponse suit le chemin du scepticisme, c’est-à-dire le chemin qui va de l’angoisse à l’ennui.  Pour mieux saisir la particularité de cet itinéraire, on peut le comparer à celui suivi par la pensée micro-problématique.  Dans les deux cas, le point de départ, c’est-à-dire la disposition affective dominante, est bien l’angoisse.  Afin de neutraliser définitivement cette angoisse, la pensée problématique procède comme on l’a vu à la réduction de la Nuit à la figure de l’Objet.  La scission qui surgit au sein de la pensée problématique, et qui consacre l’avènement de cette opposition factice entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse, dépend dès lors de la confiance éprouvée à l’endroit de la portée et de l’efficacité réelles de cette réduction une fois celle-ci performée.

La pensée micro-problématique est totalement confiante en sa réduction, et c’est pourquoi elle n’hésite pas à foncer en direction de la Nuit réduite; sa curiosité objective n’est que l’envers d’une volonté plus fondamentale de puiser sans cesse, à même l’expérience, une validation théorique de son désir le plus profond : disposer du monopole de l’interrogation.  Si sa curiosité objective apparaît insatiable, et si la pensée micro-problématique ne se lasse jamais d’explorer de nouvelles régions de la Nuit objectivée, c’est que cette curiosité s’appuie fondamentalement sur un désir, lequel, comme tout désir, apparaît insatiable peu importe son degré de saturation.  De l’angoisse à la curiosité : tel est donc l’itinéraire suivi par la pensée micro-problématique.

De son côté, l’interrogation sans réponse naît plutôt d’une défection de la confiance face à la réduction de la Nuit à l’Objet.  Cette réduction ne dissipe pas tout à fait l’angoisse éprouvée originairement.  Aussi, la possibilité d’aller de l’avant à la rencontre de la Nuit objectivée représente-t-elle une nouvelle occasion d’angoisse qui ne saurait être neutralisée qu’à partir du choix du sujet de demeurer là où il est -- non pas de reculer, mais plus simplement de ne pas avancer.  Autrement dit, pour la pensée micro-problématique, la neutralisation de l’angoisse dépend de la seule réduction de la Nuit, tandis que pour l’interrogation sans réponse, cette réduction ne représente tout au plus que la condition nécessaire à l’évacuation de l’angoisse; celle-ci n’est véritablement assurée à ses yeux que si la réduction de la Nuit (condition nécessaire) se double de la décision de ne pas avancer dans sa direction (condition suffisante).

Mais en refusant d’avancer, en sacrifiant non pas le désir de disposer du monopole de l’interrogation, mais bien la volonté de voir ce désir confirmé et conforté par l’expérience, ce que le sujet refuse, ce n’est rien de moins que le divertissement objectif qui caractérise la pensée micro-problématique.  L’angoisse est donc définitivement neutralisée, mais c’est au prix de l’installation d’un ennui profond et généralisé : n’interrogeant plus la Nuit d’aucune manière, la Nuit elle-même ne trouve plus rien à répondre.  Si l’interrogation est «sans réponse», c’est que le sujet éprouve intensément son monopole interrogatif dans le refus, constamment renouvelé, de faire usage de cette interrogation dont la vanité apparaît en ceci que la Nuit se tait pour toujours.  Du danger d’interroger ce qui peut toujours répondre par l’interrogation même, on aboutit à l’inutilité d’interroger ce qui ne répond pas; on passe ainsi de l’angoisse à l’ennui, du doute déstabilisant au scepticisme refroidi.  Tel est l’itinéraire du sujet qui coïncide avec l’interrogation sans réponse, conçue ici comme modalité ou ramification de la pensée problématique.

L’hypothèse d’une racine commune à la pensée micro-problématique et à l’interrogation sans réponse pourrait toutefois prêter le flanc à certaines objections.  Par exemple, comment s’expliquer que la pensée micro-problématique soit en tous points conforme aux caractéristiques les plus fondamentales de ce champ interrogatif qu’est le problème, alors que l’interrogation sans réponse, dans sa version sceptique à tout le moins, manifeste en apparence un écart aussi spectaculaire en regard de semblables caractéristiques?  Se pourrait-il que la différence entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse soit beaucoup plus radicale qu’on ne l’a laissé entendre jusqu’ici?

On pourrait prolonger et concrétiser cette objection en faisant valoir que dans le cas de la pensée micro-problématique, l’Objet interrogé répond à la question posée, tandis que dans le cas de l’interrogation sans réponse, l’Objet, d’abord interrogé dans l’angoisse, puis par la suite absolument ininterrogé dès que l’angoisse cède le pas à l’ennui, ne répond jamais.  Mais on ne doit pas perdre de vue la distinction entre le fait, pour l’Objet, de répondre à telle ou telle question ponctuelle, d’une part, et d’autre part le fait que cet Objet représente, avant toute question ou réponse ponctuelle, la Réponse qui rend éventuellement possible toute réponse ponctuelle dans la mesure où elle rend initialement possible toute question ponctuelle.  En d’autres termes, en vertu de cette détermination de la Nuit comme Objet, la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse ont déjà obtenu la seule et unique Réponse qui leur soit essentielle : cette Réponse (il faut y insister) n’est pas d’emblée réponse à une question quelconque, mais Réponse globale à un désir fondamental, à savoir celui de disposer du monopole de l’interrogation, ou encore -- ce qui revient au même – celui de faire de la Nuit ce qui, en aucun cas, ne peut interroger.  

La Nuit considérée comme Objet constitue donc, dans ces conditions, la Réponse précédant et prédéterminant le processus du questionnement qui se concrétise alors sous la forme de l’interrogatoire à sens unique.  En regard de cette Réponse première, toutes les réponses ou les non-réponses obtenues au terme d’un questionnement positif particulier apparaissent comme secondaires, c’est-à-dire comme l’expression d’une immense formalité théorique, ou encore, comme un jeu auquel le sujet pourra se livrer ou non, tout dépendant de la disposition affective dominante : curiosité s’il s’agit de la pensée micro-problématique, ennui s’il s’agit plutôt de l’interrogation sans réponse.

Il est donc vrai qu’à la différence de la pensée micro-problématique, l’interrogation sans réponse refuse de «faire usage» ou de «profiter» de ce monopole interrogatif.  À ce titre, la détention de ce privilège pourrait ici paraître abstraite, voire purement nominale.  Mais c’est que là où la pensée micro-problématique ne se lasse jamais de chercher et d’obtenir confirmation de l’essentiel (c’est-à-dire confirmation de la Réponse, ou si l’on veut, de la réduction de la Nuit à l’Objet à partir de l’examen d’une multiplicité de problèmes positifs et singuliers), l’interrogation sans réponse, elle, se replie sur la forme pure de la réduction : il lui suffit que la Nuit soit formellement Objet pour savoir qu’elle détient le monopole de l’interrogation, même s’il s’agit là d’un repli dicté par la crainte de l’angoisse que pourrait susciter la révélation de l’irréductible obscurité du contenu de l’Objet.  En fait, s’il y a opposition entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse, c’est que la première carbure à la réalisation de son désir, tandis que la seconde s’attache plutôt aux conditions de réalisation de ce désir.  De fait, ce qui intéresse la pensée micro-problématique, c’est que la Réponse assure le fait qu’elle soit bel et bien la seule à interroger; l’intéresse moins la condition de réalisation de ce désir, à savoir que la Nuit se trouve dans l’impossibilité absolue d’ouvrir quelque question que ce soit.  Dans le cas de l’interrogation sans réponse, c’est exactement l’inverse qui se produit : ce qui est désiré, ce n’est pas tant qu’elle soit la seule à disposer du monopole de l’interrogation, mais bien le fait que la Nuit n’interroge plus, de telle sorte que ce qui apparaît comme moyen dans la perspective de la pensée micro-problématique apparaît au contraire comme fin du point de vue de l’interrogation sans réponse.

Chose certaine, la pensée problématique qu’on a identifiée comme un champ interrogatif où la réponse est immanente à la question, et qui elle-même présuppose l’instauration de l’interrogatoire entendu comme modèle interrogatif dans lequel la réponse précède la question, cette pensée problématique, dis-je, n’est tout de même qu’une formalité ou un jeu inessentiel en regard de la Réponse globale que constitue la réduction de la Nuit à figure de l’objet.  Ce qui compte vraiment (et qui par le fait même suffit à faire du micro-problème et de l’interrogation sans réponse les deux faces d’une même médaille), c’est qu’il soit affirmativement répondu à ce désir qu’exprime le sujet théorique d’être le seul à interroger.

Il n’y a donc qu’une seule opposition ontologique fondamentale, et c’est celle qui dresse la Nuit contre sa propre réduction au rang d’Objet.  Ce qu’on peut également exprimer en disant qu’il n’y a d’opposition ontologique fondamentale qu’entre la question de la Nuit (génitif subjectif) et l’interrogatoire de la Nuit (génitif objectif), de sorte que toutes les autres oppositions qui peuvent être générées dans le prolongement de la logique inhérente à un tel interrogatoire ne sont que factices.  À ce titre, l’opposition du micro-problème et de l’interrogation sans réponse est bel et bien factice.*

(*On peut juger de la facticité de cette opposition à la manière dont le micro-problème et l’interrogation sans réponse échangent leurs signes et passent l’un dans l’autre, leur dérivation commune du champ problématique autorisant une réversibilité parfaite de leur logique interrogative.  Ainsi, il est toujours possible d’apercevoir dans le micro-problème une modalité de l’interrogation sans réponse : s’il y a bien un sens à dire qu’une réponse immanente à la question n’est jamais qu’une réponse nominale, une pseudo-réponse en quelque sorte, alors tout se passe effectivement comme s’il n’y avait jamais eu de réponse au sens propre du terme, le terme de «réponse» ne désignant rien d’autre dans ce contexte que le supplément visible et manifeste d’une absence totale de réponse.  Inversement, il est toujours possible de percevoir l’interrogation sans réponse comme une modalité du micro-problème, si du moins il est vrai que l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de réponse à attendre du côté de la Nuit peut être interprétée comme une réponse précédant – et donc prévenant – toute question ultérieure sur le sens de la Nuit elle-même.)


Au terme de ces développements consacrés à la genèse du champ interrogatif du problème, on peut maintenant remonter la pente du discours et revenir à l’expérience originaire de l’étonnement brut afin de retracer la genèse du champ interrogatif de l’énigme et explorer ce qui advient pour ainsi dire «de l’autre côté» de l’humilis, c’est-à-dire à partir du prolongement de l’être-terrassé (ou près de la terre) dans la disposition ontologique de l’humilité.

Mais avant de faire ça, mononc va quand même s'ouvrir une couple de tites bières.

samedi 19 juillet 2014

Sortir de la philosophie. 3e section. De l'étonnement au cercle interrogatif (début)



Si on ressaisit l’expérience de l’étonnement dans sa neutralité générique, à savoir comme stupeur initiale et radicale en présence de la Nuit, alors on doit tenter de comprendre cette expérience avant sa détermination ou sa coloration particulière, soit comme mauvaise surprise (recul angoissé face à…) soit comme bonne surprise (avancée fascinée en direction de…).

Ressaisir l’étonnement dans sa neutralité d’origine, c’est souligner le fait que cette expérience est d’abord caractérisée par un double impératif contradictoire, soit celui d’avancer et de reculer, d’avancer et de reculer en même temps.  L’étonné ne sait pas, ne sait en aucune manière ce qu’il fera, ou plus exactement, il ne sait pas encore ce que son étonnement fera de lui.

Cette indécision, cette indécidabilité originelle se traduit alors par une espèce de vibration sur place : moins une immobilisation ou une tétanisation, qu’un frisson ontologique, un bougé à peine perceptible dont la durée équivaut à un presque rien de temps, à peine un instant et peut-être pas même un instant.

La question n’est donc pas de savoir ce que l’étonné fera – la liberté n’est pas en jeu à ce stade --  mais plutôt de savoir de quel côté de lui-même l’étonnement le fera verser.  De prime abord, l’étonnement ne fait rien d’autre que de le soumettre à une vibration intime où le mouvement de recul et celui de l’avancée passent, pour ainsi dire, l’un dans l’autre à une vitesse telle que l’étonné paraît objectivement immobile, même si cette immobilité n’est qu’apparente et constitue en fait le lieu de la plus haute tension affective.

L’équilibre instable composé par les pulsions contraires de l’avancée et du recul correspond au concept de l’étonnement pur, c’est-à-dire à l’étonnement saisi dans son concept générique.

Sur le plan de l’expérience, cet équilibre est toutefois appelé à se rompre en faveur de l’une des deux pulsions qui, pour le moment, se tiennent mutuellement en respect.  À un certain point, l’étonnement doit fatalement se laisser colorer et déterminer par la disposition intime de l’étonné.  En d’autres termes, c’est de son propre fond (ce qui ne veut pas dire de lui-même ou librement) que l’étonné va répondre à cette expérience d’étonnement, non pas en déterminant, mais bien en se laissant aller à déterminer la coloration affective concrète que l’étonnement assumera à ses propres yeux.  Ça reculera ou ça avancera: l’étonné n’y est de lui-même, librement, pour rien, bien qu’en un sens ce soit lui et rien que lui qui puisse se laisser déterminer à l’avancée ou au recul.  Et c’est en fonction de cette disposition dominante que l’étonnement se modalisera concrètement soit comme recul angoissé, soit comme avancée admirative et/ou fascinée.

L’angoisse et la fascination, en tant que dispositions affectives, ne qualifient toutefois que de façon secondaire la motivation fondamentale que l’on retrouve à la source du recul et/ou de l’avancée.  La répulsion et l’attraction qui motivent respectivement le recul et l’avancée face à la Nuit ne sont pas originairement ressaisies par la détermination de leur disposition affective correspondante.  Cette détermination ne serait adéquate que dans la stricte mesure où la manifestation de la Nuit était déjà elle-même déterminée comme angoissante ou fascinante.  Mais au sein de l’étonnement pur, la Nuit se manifeste dans l’indétermination et la neutralité : parce qu’elle est, à proprement parler, pure interrogation sans visage, ni immédiatement angoissante, ni immédiatement fascinante, elle ne peut pas à partir d’elle-même et par sa seule force interrogative susciter mécaniquement angoisse ou fascination.

Au sein de l’expérience de l’étonnement pur, rien n’est éprouvé que le choc provoqué par l’initiative imprévisible, indéterminée de la Nuit, c’est-à-dire rien d’autre que la commotion immédiate en présence de cette initiative interrogativement neutre, laquelle peut être éprouvée soit sous le mode de l’humiliation, soit sous le mode de l’humilité.  Les expériences de l’humiliation et de l’humilité doivent être pensées ici indépendamment de leur prolongement ultérieur dans les dispositions affectives de l’angoisse et de la fascination.  Parce que la révélation de la Nuit au sein de l’étonnement n’est de prime abord ni angoissante ni admirable en elle-même, l’étonné ne retient de cette révélation que son choc pour ainsi dire ponctuel, c’est-à-dire la manière dont ce choc (ontologiquement neutre et indécidable) surprend la situation de l’étonné.  Autrement dit, seule compte, à ce stade de l’expérience, l’interprétation immédiate et non réfléchie* que l’étonné impose à sa situation d’être secoué et en état de choc.

(*Immédiate et non réfléchie.  La précision ici est importante : au sein du cercle interrogatif exposé dans la 4e section, la réflexion reprend ses droits mais fonce en psychose car la Nuit ne correspond plus au «pur dehors» = l’être, mais plutôt au «pur dedans», la Nuit est intégrée.  Ici, la situation est différente parce que non encore reprise par la réflexion qui coïncide avec la mise en immanence de la Nuit)

Or, quoi qu’il en soit de cette interprétation immédiate par l’étonné de sa propre situation d’être ébranlé et surpris, celle-ci ne découle en aucune manière d’un libre choix : le fait que l’étonné se saisisse comme humilié ou humble est en lui-même ininterprétable.  Tout ce qu’on peut affirmer à ce sujet, c’est que la détermination du choc comme humiliation ou humilité présuppose l’expérience brute de l’humilis, c’est-à-dire l’expérience d’être «près de la terre».  Cet être-près-de-la-terre désigne en quelque sorte la racine commune et prédéterminée des deux ramifications affectives : il coïncide avec la situation même de l’étonné pour autant que, sous le choc de l’initiative nocturne, il n’avance ni ne recule, mais vibre sur place, littéralement terrassé.  Cette espèce de trépignement qu’il éprouve, cette tension indécidable qui précède l’avancée ou le recul se traduit comme un terrassement qui rapproche de la terre ébranlée.

Le terrassement correspond originairement au fait que la terre sur laquelle se tient l’étonné est tout à coup secouée; du fait de cette secousse, l’étonné n’a pas le choix de se baisser, voire de s’effondrer et de se tenir ainsi humilis, près de la terre.  Or, en tant que cet être-près-de-la-terre que traduit le terrassement de l’étonné est fonction d’une secousse tellurique, l’être-terrassé décrit en quelque sorte le sol originaire (et originairement ébranlé) qui précède et rend possible le développement ultérieur de cet être-terrassé soit sous forme d’humiliation, soit sous forme d’humilité.

Ce qui n’est ici susceptible d’aucune explication, c’est précisément la remontée de ce sol originaire, de cet être-terrassé ou de cet être-près-de-la-terre – l’humilis – vers le carrefour de l’humiliation et de l’humilité.  Autrement dit, ce qui est proprement insondable sur ce plan, c’est la détermination ultérieure de l’hum-ilis, soit comme hum-iliation, soit comme hum-ilité.  Nous savons et comprenons seulement qu’à partir du terrassement une telle remontée doit avoir lieu et déboucher sur l’une ou l’autre des ramifications de l’humilis.

C’est dire qu’entre le moment de l’initiative ontologique (l’étonnement) et la détermination par l’étonné de sa propre situation terrassée, soit comme situation humiliante, soit comme situation «humblifiante», il y a un vide interprétatif.  Le passage de l’humilis à sa compréhension par l’étonné est en elle-même philosophiquement incompréhensible.  L’interprétation ne reprend son cours et ses droits qu’au moment où l’étonné se saisit lui-même comme humilié par… ou humble devant…  Humiliation et humilité représentent moins ici des dispositions affectives que des dispositions ontologiques, c’est-à-dire des dispositions qui correspondent moins à tel ou tel mode d’affection, qu’à la modalité même, et purement formelle, du fait d’être affecté en général.  De ce point de vue, les formes de l’humiliation et de l’humilité représentent les dispositions ontologiques fondamentales précédant et rendant possible les dispositions affectives de l’angoisse (mauvaise surprise) et de la fascination (bonne surprise) qui sont elles-mêmes à la source des attitudes théoriques qui correspondent respectivement aux champs interrogatifs du problème et de l’énigme.*

(*J’entends ici le problème dans un sens large qui inclut aussi bien le problématique au sens restreint --  lorsque la solution demeure voilée au sein de la formulation même du problème – que le terrifiant où la démence s'enfonce dans la réitération sauvage et sans objet de l’interrogatif pur.  Je montrerai plus loin en quoi la scission du problématique et du terrifiant est immanente au champ du problème, et en quoi il est justifié de la poser ainsi dans la perspective du passage de l’étonnement à l’interrogatif et à l’ouverture de ses champs, même si, du point de vue de la saisie de l’interrogatif par lui-même, le problématique et le terrifiant apparaissent plutôt comme deux modalités distinctes, dépourvues de toute racine commune.  La question de savoir si, au total, il existe trois ou quatre champs n’a pas de sens : elle suppose un cadre de référence totalisant, susceptible d’unifier objectivement le cadre ontologique ET le cadre schizo-transcendantal, ce qui n’apparaît pas possible, sauf à évacuer complètement la variable de la finitude et les limites inhérentes à ses possibilités de rencontre de l’interrogatif.  On n’a pas ici à forcer le système.  La distribution des champs interrogatifs ne s’opère tout simplement pas de la même manière selon que l’on se situe dans l’un ou l’autre cadre; dans le cadre schizo-transcendantal, on obtient quatre modalités distinctes de l’interrogatif : le problème, la question, l’énigme et la terreur; dans le cadre ontologique, on en obtient deux : le problème (qui se scinde intérieurement dans les figures du problématique et du terrifiant) et l’énigme; la question elle-même, comme champ interrogatif distinct, disparaît, ou plus exactement, elle se confond avec la charge primitive de l’étonnement, c’est-à-dire avec cette question que la Nuit elle-même nous adresse que nous ne posons pas à proprement parler, mais dont nous accusons réception ou effraction.)

D’un point de vue génétique, les choses se présentent par conséquent de la manière suivante : c’est d’abord à partir de la réponse de l’étonné face à l’initiative de la Nuit (c’est-à-dire en raison de sa réponse au fait d’être affecté en général) que l’étonnement sera éprouvé soit comme bonne, soit comme mauvaise surprise; deuxièmement, c’est à partir de l’épreuve de la Nuit comme mauvaise surprise (angoisse) ou bonne surprise (fascination) que la Nuit sera elle-même déterminée comme foncièrement angoissante ou fascinante; troisièmement, c’est sur le fondement de cette détermination affective de la Nuit que s’opérera soit le recul angoissé devant la Nuit, soit l’avancée admirative et/ou fascinée en direction de la Nuit; enfin, quatrièmement, c’est à partir de ce recul ou de cette avancée que seront générées les attitudes interrogatives radicalement opposées que constituent, d’une part, la pensée problématique, et d’autre part, la pensée énigmatique.

L’opposition absolue du problème et de l’énigme dérive donc de la scission originaire de l’humilis dans les dispositions de l’humiliation et de l’humilité au sein de l’étonnement.  Si on considère d’abord le cas de l’interrogation problématique, où la réponse est immanente à formulation même de la question, on peut établir que la constitution de ce champ interrogatif dépend, à l’origine, d’une humiliation éprouvée devant l’initiative questionnante de la Nuit au sein de l’étonnement.  La neutralité de la Nuit, telle qu’elle se manifeste dans le processus de l’étonnement, ne suffit pas à rendre compte de la genèse d’une telle humiliation : tout se passe ici comme s’il y avait davantage dans «l’effet« (humiliation) que dans la «cause» (la Nuit).  L’humiliation dérive ici du fait que le terrassement de l’étonné au sein de l’humilis est implicitement éprouvé par l’étonné lui-même comme une défaite infligée à son autonomie interrogative; en principe, l’étonné ne devrait-il pas (n’aurait-il pas toujours dû) disposer du monopole de l’interrogation?  Or, voilà qu’au sein de l’étonnement, l’étonné fait l’expérience d’une Interrogation qui ne vient pas de lui, mais de la Nuit : cela qui, à ses yeux, ne pouvait être qu’interrogé, soudain interroge.  Si l’humiliation est éprouvée de façon aussi cinglante, ce n’est pas parce que l’étonné aurait par devers lui déclaré impossible une telle initiative ontologique, mais plus profondément, parce qu’il ne lui serait jamais venu à l’esprit qu’une telle initiative était seulement concevable.

Humilié en regard de ses pré-rogatives les plus fondamentales (mais aussi les plus implicites) – je suis le premier et le seul à interroger --, de telle prérogatives accèdent explicitement à la conscience de l’étonné au moment même où celles-ci sont déboutées.  En ce sens, l’humiliation est double : non seulement je sais maintenant que je ne suis ni le seul ni le premier à interroger, mais je le sais en vertu d’une initiative de cela même qui me conteste cette exclusivité interrogative.  C’est pourquoi cette manifestation surprise de la Nuit au sein de l’étonnement est, tout compte fait, éprouvée comme mauvaise, c’est-à-dire ici comme un événement angoissant.*  De fait, à la disposition ontologique de l’humiliation (à la réponse négative au fait d’être affecté en général) correspond la disposition affective concrète de l’angoisse.  Privé de ses points de repères les plus fondamentaux, contesté sur le plan de ses prérogatives les plus chères, l’étonné ne peut que reculer devant la source angoissante de son étonnement.

(*L’angoisse comme racine commune du problème (au sens restreint) et de la terreur – l’angoisse qui se dissout dans la peur ou qui s’intensifie dans la terreur.  À voir.)

Ce recul n’est cependant pas indéfini. L’étonné reculera jusqu’au point où, constatant la dissipation de son angoisse, il aura acquis la conviction d’avoir échappé du même coup, et de façon définitive, au rayonnement de la Nuit et à la possibilité de toute surprise ontologique susceptible de faire renaître en lui une telle angoisse.  Mais l’angoisse ayant disparu, et la source angoissante étant elle-même définitivement tenue à distance, la disposition ontologique de l’humiliation demeure.  Ce que l’étonnement originaire est venu révéler à l’étonné, et que ce dernier ne faisait jusque alors que pressentir, c’est cette certitude implicite de l’étonné de disposer du monopole de l’interrogation.  L’étonnement est venu lui révéler que cette certitude n’était qu’illusoire : ce que l’étonné prenait implicitement pour un état de fait s’est avéré, en dernière analyse, n’être qu’un état de désir.  C’est du moins ce que l’étonné retient au terme de son expérience de l’initiative questionnante de la Nuit.  «Je suis le premier et le seul à interroger, c’est moi et moi seul qui dispose du privilège de l’interrogation» : ce qui était implicitement tenu pour un état de fait avant l’expérience de l’étonnement est explicitement révélé comme un état de désir, et rien d’autre, après cette expérience, d’où l’humiliation.

Dès lors, c’est l’angoisse qui prend le relais de l’humiliation à titre de disposition affective.  La déstabilisation entraînée par la révélation ontologique commande un recul urgent et immédiat.  Ce recul, on vient de le voir, s’effectue jusqu’au point où l’étonné, libéré de l'angoisse provoquée par l’étonnement originaire, peut désormais considérer à froid la source première de cette angoisse.  La charge étonnante et angoissante de la Nuit étant définitivement neutralisée, ne demeure que la trace de l’humiliation précédant l’apparition de l’angoisse elle-même.  Pourquoi?  Parce que c’est au sein de cette humiliation que l’étonné, pour la première fois, a pris conscience de ce désir de disposer du monopole de l’interrogation.  Il a su, d’un savoir irréversible, non seulement que tel était son désir, mais qu’à ce désir ne pouvait correspondre rien de réel, rien de fondé dans l’expérience (de l’étonnement) et qu’en conséquence cet état de désir n’était rien d’autre, de fait, qu’un état de désir.

L’humiliation éprouvée à l’occasion d’une telle révélation n’aurait jamais pu entraîner un recul aussi décisif devant la Nuit si ce désir n’avait pas été profondément enraciné dans l’existence même de l’étonné.  L’humiliation témoigne en dernier ressort du caractère indéracinable de ce désir.  Sans doute, et tout au long du processus de dérobade, ce désir est-il occulté par la disposition concrète de l’angoisse, mais au terme de ce processus et une fois l’angoisse dissipée, l’étonné – qui ne l’est plus – retrouve son désir intact, tout aussi profondément enraciné en lui qu’il l’était avant même l’expérience de l’étonnement.  La différence désormais, c’est que grâce à cette expérience, «l’étonné» sait désormais ce qu’il veut; à présent, non seulement «l’étonné» sait-il explicitement ce qu’il désirait implicitement, mais il désire explicitement ce qu’il sait.  De son état de désir désormais explicite il souhaite et ordonne l’accomplissement : que je sois le premier et le seul à interroger, que l’interrogation soit mon privilège exclusif.

La transformation de cet état de désir en un état de fait ne peut toutefois être réalisée que moyennant la réduction de la Nuit au statut d’objet.  De ce point de vue, le processus de recul devant la Nuit ne saurait, à lui seul, garantir la neutralisation achevée de sa charge interrogative; ce processus ne constitue en fait que la condition préalable, quoique nécessaire, à la réalisation du projet qui consiste à faire du «sujet pensant» le seul et unique dépositaire de l’interrogation.  Autrement dit, à ce stade, l’étonné se fait sujet pensant autonome; le voici libéré de la Nuit, mais il n’est pas encore assuré d’être le seul à pouvoir interroger en tant que sujet pensant.  L’achèvement de ce projet visant à une autonomie interrogative absolue suppose qu’à la suite du recul, le sujet puisse avancer de lui-même en direction de la Nuit afin de l’interroger selon les exigences de son autonomie. 

Mais cette avancée ne peut pas, sans danger, succéder immédiatement au recul : si tel était le cas, le sujet serait de nouveau exposé à la sphère de rayonnement de la Nuit et livré sans défense à sa charge questionnante, et c’est précisément ce que le sujet sait devoir éviter à tout prix.  Il ne peut pas reculer indéfiniment devant la Nuit (la dissipation de l’angoisse constitue le signe tangible à quoi le sujet reconnaît qu’il peut cesser de reculer), mais une fois le recul accompli, il ne peut pas davantage, et sans transition, décider de marcher en direction de la Nuit à moins de compromettre ce que ce recul lui a justement permis de conquérir, à savoir : la certitude d’être à l’abri de la charge étonnante de la Nuit.*  Et pourtant, il est clair qu’à moins d’avancer, jamais le sujet ne pourra mener à terme le projet qui consiste à s’arroger l’exclusivité de l’interrogation.

(*La question peut évidemment se poser de savoir si ce qui a étonné une fois peut étonner à nouveau.  Mais le sujet dont je décris ici la formation ne veut courir aucun risque : son intention est bel et bien de se prémunir contre toute possibilité de surprise au contact de la Nuit.  C’est que toute surprise, si minime soit-elle, serait l’indice que le sujet n’est pas encore assuré de détenir le monopole de l’interrogation.)

Par conséquent, le sujet sait qu’il doit marcher en direction de la Nuit, et il sait au même moment qu’il ne le peut pas, ou à tout le moins, qu’il ne le peut pas sans risquer de se perdre en tant que sujet pensant autonome.  C’est dire qu’entre l’interruption du recul et le commencement de l’avancée, le sujet devra d’abord s’assurer que son approche de la Nuit soit sans risque, c’est-à-dire à l’abri de toute possibilité d’ébranlement et d’étonnement.  Or il n’est aucune avancée vers la Nuit qui ne soit sans risque.  L’approche non risquée de la Nuit n’est possible, paradoxalement, qu’à condition que la Nuit ne soit plus la Nuit, ou si l’on veut, qu’à condition que la Nuit coïncide de force avec quelque chose qui n’est absolument pas elle et qu’en raison de cette coïncidence même la charge interrogative de la Nuit soit immédiatement, intégralement et irréversiblement réduite à zéro.


C’est pourquoi, avant de marcher dans sa direction, le sujet doit d’abord réduire la Nuit à la figure de l’objet.  Si la Nuit se voit réduite à cette figure particulière, c’est non seulement parce que l’objet correspond à ce qui, par excellence, n’interroge pas, mais plus encore parce qu’il entre dans la définition même de l’objet de n’être qu’interrogé.  De ce point de vue, l’objet n’est rien d’autre que le pôle de l’interrogation librement mis en place par le sujet pensant.  L’objet, en lui-même ininterrogeant, n’existe qu’interrogé, ne se présente que «soumis à la question».  La réduction de la Nuit à la figure de l’objet équivaut donc à une réduction de la Nuit à son contraire, le contraire de la Nuit n’étant pas à proprement parler le Jour, mais une de ses modalités dégénérées, la clarté, à savoir l’objet lui-même, tant et pour autant que l’objet se définit comme ce qui ne peut d’aucune manière nous interroger.  De fait, si la Nuit est par excellence ce qui nous interroge (comme cela se manifeste au sein de l’expérience de l’étonnement), la clarté coïncide avec la figure de l’objet.  Rien de moins interrogeant que l’objet, donc rien de plus interrogeable que lui, et donc pas de réduction plus sûre et plus rassurante pour le projet de la subjectivité qu’une telle réduction.  Grâce à celle-ci, le projet de la subjectivité est déjà, pour l’essentiel, achevé : une fois la Nuit réduite à l’objet, le sujet peut désormais rapatrier pour son propre compte et porter à son actif tous les privilèges liés au processus de l’interrogation.

Mais la violence de cette réduction ne va pas sans entraîner des conséquences majeures pour ce qui regarde le statut de l’interrogation elle-même.  De fait, la réduction de la Nuit à l’objet s’accompagne d’une réduction parallèle de l’interrogation au modèle de l’interrogatoire.  J’entends par là que l’itinéraire de la subjectivité évolue désormais selon un schéma interrogatif où, paradoxalement, la réponse précède la question.  Ce qui veut dire que l’avancée questionnante en direction de la Nuit est elle-même précédée par la réponse à la question demandant ce qu’est la Nuit essentiellement.  Toute question positive adressée à la Nuit dans la charge interrogative de l’avancée présuppose la réponse globale que constitue la réduction préalable de la Nuit à l’Objet.  En réduisant la Nuit à la figure de l’objet, le sujet a d’ores et déjà répondu à la question ultime : qu’est-ce que la Nuit?  La Nuit est Objet.  Aussi, quoi qu’il en soit de la profondeur et de la radicalité des questions que le sujet pourra par la suite adresser à la Nuit, cette profondeur et cette radicalité n’outrepasseront jamais ce qui peut être accueilli et toléré dans le champ que circonscrit le modèle général de l’objectivité.