dimanche 21 décembre 2014

Tableau de bord (parafiction 6.2)

(...)

L'éditeur s'éloigne, il gagne peu à peu le fond de la librairie en compagnie de Bidon-Bidon, tous deux évoluant au milieu d'une orgie de flashs et de selfies.  La Villa-Torta se pend désespérément à la jambe de l'über-écrivain; liquéfiée des aisselles et du cul, elle s'offre au piétinement intégral des auteurs qui se massent autour de Bidon-Bidon, et qui lui tendent de partout une infinité de plaquettes dont la plupart filent entre les rayonnages comme des frisbees, rebondissent sur les tables puis finissent au sol, tordues, torchonnées, emportées par la masse fumante de Villa-Torta, adhérant à ses chairs, s'amoncelant entre ses cuisses, ficelant tous ses organes comme des banderoles de papier-mouche.

--  Il faut y aller, dit Torus,
--  Maintenant?
--  Oui, maintenant, mais il va falloir passer par derrière...

L'entrée de la librairie est complètement congestionnée: depuis l'arrivée de Bidon-Bidon, une foule d'auteurs nouveaux se précipitent à sa suite et nous n'avons d'autre choix que d'épouser le courant et de nous laisser déporter par la vague, de progresser vers le fond, toujours davantage vers le fond...

Torus m'empoigne solidement par le coude.  Tout autour de nous, les têtes s'entrechoquent, les tables s'amoncellent contre les murs sous la poussée croissante de la foule, les dédicaces se multiplient à telle vitesse que certains auteurs signent leur propre plaquette sans même s'en rendre compte, et plus nous avançons vers le fond fuyant de la librairie, plus il me semble que le nombre d'auteurs augmente, que dans le temps de le taire les 272 se muent en 458 le temps nécessaire aux 649 de virer à 865.

--  Ne t'étonne de rien, crie Torus,  tout ceci était parfaitement prévisible: il n'y a plus de lecteurs à proprement parler, rien que des skribes se multipliant à proximité d'autres skribes  Regarde autour de toi: ils écrivent, tracent, raturent, frayent et forent en fonction de la parution à venir, du micro-truc à terminer, de la mico-patente à peaufiner...  Tout cela se passe de lecteur, vois-tu, tout cela s'en passe essentiellement, et l'écriture qui se passe de lecture culmine paradoxalement dans une pratique de skribouillure généralisée où tout s'écrit par tout, avec tout et en tout, à toi Jeu le Joe tout puissant...

--  AU FOND, TOUT LE MONDE AU FOND!!

C'était l'éditeur au loin, si loin, qui nous enjoignait de le suivre, de croître et de multiplier en fonction d'un événement qui se préparait au fond, toujours plus au fond, et qu'il ne fallait manquer pour rien au monde.

--  Nous ne pourrons peut-être pas demeurer ensemble jusqu'au bout, grogne Torus...  Alors, écoute-moi bien...  Voici ta mission: tu dois infiltrer les 1373, entrer toi aussi dans la guilde forcenée des skribes et leur soumettre, au plus tard d'ici la fin du millénaire, une plaquette contenant ce que tu voudras, un opuscule traitant de ce qui te plaira, mais qui devra impérativement s'intituler cHaRoGnE 64.  Tu répondras désormais au nom d'auteur de Billy Bob Briton, et si tu dois nous contacter, moi, le Joe ou quelque autre membre de l'organisation, tu devras le faire sous le nom de code de Poussin Skribe.  Tu t'en souviendras?  Tiens, prends ceci...

Il me tend une fiole contenant une substance d'un vert marécageux.

-- Dès que tu apercevras une porte, un escalier, un passage latéral, que sais-je, emprunte-le.  Ensuite, trouve un lavabo, et verses-y le contenu du flacon.  Quand ce sera fait, sors d'ici, d'une façon ou d'autre autre, par un trou ou par un autre, mais sors le plus vite possible... ah oui, une dernière chose...

Mais jamais Torus ne put compléter la phrase.  Emporté par la débâcle des signataires affolés, je le vis dériver à gauche, puis disparaître non loin d'un groupe de barbus à lunettes qui se massaient autour de la tête arrachée de Villa-Torta et l'enfilaient de concert par la bouche et les oreilles en hurlant comme des chimpanzés.

Entre deux rayonnages, une ténébreuse maigrichonne au maquillage de raton-laveur et un petit bossu, chauve et boutonneux, se passent une bouteille de Mouton Crapet:
--  Sur les meubles vacants, dit la ténébreuse, le Rêve a agonisé en cette fiole de verre, pureté, qui renferme la substance du Néant. *
--  Et une âme spirituelle à foutre en moins, ajoute le bossu.**
Une vieille concierge portugaise s'interpose, s'empare de la bouteille et gifle la grande ténébreuse à toute volée:
--  Le fond s'appelle obscurité, obscurcir cette obscurité, c'est l'entrée ***

Le mouvement de la foule devient de plus en plus irrépressible au fur et à mesure que nous sommes entraînés vers le fond; à un certain point, les murs se rapprochent tant et tant que le passage ne devient praticable que pour une personne à la fois; des corps enfoncent des corps, des têtes chevauchent d'autres têtes, des genoux se prennent entre les cuisses, des milliers de pieds écrasent des millions d'orteils, les 3498 n'en ont cure: ils passeront, ils doivent passer, peu importe le prix.

--  AU FOND, AU FOND, TOUT LE MONDE AU FOND!!

Je passe enfin le goulot d'étranglement, non sans écrabouiller ce faisant trois paires de lunettes à montures cornées et un essai intitulé bLaNcHoT bY nIgHt 33.  J'aperçois au loin la tête capotée de l'éditeur.  Il vient de monter sur une immense tribune éclairée des quatre coins par des projecteurs d'une puissance telle que les murs s'égalent à d'immenses coulures de semi-lustré fondant.  La chemise loqueteuse et la face pigmentée de chiures de sang, l'éditeur s'empare du microphone et se met à arpenter la scène en tapotant sa bedaine.

--  BON, NOUS Y VOICI...  IL Y A ENCORE DE LA PLACE À GAUCHE, C'EST ÇA...  TOUT LE MONDE EST LÀ?  TOUT LE MONDE IL EST BEAU, TOUT LE MONDE IL EST GENTIL?  OK ALORS ÉCOUTEZ-MOI BIEN, BANDE DE POUSSE-MINE, NOTRE AMI BIDON-BIDON ICI PRÉSENT VA NOUS LIRE UN EXTRAIT DE SON ROMAN EN PRÉPARATION...  VOUS VOULEZ SAVOIR CE QUE C'EST QUE DE LA LITTÉRATURE?  ALORS OUVREZ GRAND VOS OREILLES, VOTRE PROCHAIN CONTRAT D'ÉDITION EN DÉPEND...  BIDON-BIDON, MON AMI, MON FRÈRE, MON JET DE TOUTES LES CARTOUCHES, NOUS T'ÉCOUTONS!

Bidon sourit, puis reprend le microphone des mains de l'éditeur.  Les flashs fusent de partout, jusques et y compris d'entre les fentes des radiateurs au repos.  Le grand écrivain petit gros prend place sur le tabouret de bar qui trône au milieu de la scène, croise les jambes et déplie post-modernement quelques feuillets fléchés tous azimuts.

--  Avant toute chose, j'ai une excellente nouvelle à vous annoncer...  La chanteuse pop, Gwen Stefani, a intégré mon nom, oui, mon nom, au refrain de son tout nouveau tube, qui va comme suit: BBidon-BBidon-BBdon't lie...  Cet honneur que je reçois avec modestie (bien qu'à l'évidence il commençait à être calissement temps qu'on me l'accorde) n'aurait jamais été rendu possible sans le travail acharné du plusse meilleur éditeur du monde, lequel a négocié les modalités d'inscription de ce message subliminal d'une main de maître et d'un pied de Pinochet, et j'ai nommé mon ami, mon frère, mon complice de tous les instants, mon compagnon de toutes les beuveries, mon partenaire de toutes les orgies, mon tabarnak de tous les osties, le seul et unique Boudin-Boudin...  On l'applaudit bien fort et tout infiniment.

Et les 4564 d'applaudir et de siffler pendant que l'éditeur saute à pieds joints sur le cadavre de son éclairagiste.

Une très jeune fille aux cheveux verts vient tout juste de passer le goulot d'étranglement de la salle; elle se poste à mes côtés en époussetant sa jupe à carreaux, puis me glisse à l'oreille:
--  J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles.****

Là-bas, sur scène, Bidon-Bidon s'éclaircit la gorge et amorce sa lecture.

--  C'est bon, vous êtes prêts?  Attention...  Ahem...  UN!

Un frisson parcourt l'assemblée.  La fille aux cheveux verts soulève aussitôt sa jupe et expose à rien ni personne une culotte mauve, une ventre crémeux et un nombril profond.

--  ...  DEUX!...

C'est l'extase dans la foule, quelque chose comme le mirage d'une Maison Usher vibrant à la surface d'un dépotoir de crânes pensifs.  Partout, on ne distingue rien que le froissement induit par une infinité de chemises déboutonnées, de pantalons abaissés et de soutien-gorge dégrafés.

--  ...  QUATRE!  Je vous remercie.

Bidon-Bidon descend de scène sous un tonnerre d'applaudissements.  Les flashes sont si intenses et si ardents qu'on a dû éteindre le pauvre Blodeur dont la chevelure rare commençait à fumer à proximité des hauts-parleurs où il s'était de nouveau affaissé.  Et alors que les applaudissements commençaient tout juste à diminuer d'intensité, voilà qu'ils reprennent au moment où Joe le Dasein monte sur scène, vêtu de ce même peignoir de bain qu'il portait dans mon rêve avant de piquer une tête dans la piscine.  Son poitrail velu scintille sous le V de son peignoir ouvert, il traverse la scène en dodelinant de la tête et en saisissant le microphone du bout des doigts.  Musique.

--  No me moleste Pepito...

On ne se contente bientôt plus de frapper des mains et de battre la mesure: comme par enchantement, les 3895 se mettent en position et amorcent le plus immense continental de l'histoire de l'édition.

--  No me moleste Pepito (bis, ter)...  À Saint-Tropez, à Honolulu, tout le monde il est gros, tout le monde il est nu...

Peu avant de sombrer, je vis trois pénis parfaitement identiques émerger tour à tour du peignoir du Joe.  Le premier disait: nous n'oublions pas.  Le deuxième: nous ne pardonnons pas.  Le troisième: expectez-nous.

Le X m'avait repris, il me crucifiait à nouveau aux confins de l'inconnaissance alors que ma main écrasait une fiole contenant une substance d'un vert marécageux.


* en Mallarmé dans le texte
** en Artaud dans le texte
*** en Sollers dans le texte
**** en Lautréamont dans le texte











vendredi 5 décembre 2014

Tableau de bord (parafiction 6.1)


(...)

--  VOUS ENTENDEZ, BLODEUR...  CE N'EST PAS MOI QUI LE DIS... AU FAIT, VOUS ALLEZ DEMEURER POUR LE SPECTACLE?  NOUS ATTENDONS TOUJOURS BIDON-BIDON QUI VA NOUS LIRE UN EXTRAIT DE SON ROMAN À PARAÎTRE EN AVRIL 2033, ÇA S'INTITULE pAtAtE 47, UNE VÉRITABLE BOMBE, BLODEUR, TOUT LE MONDE EN PARLE, TOUT LE MONDE L'A LUE, TOUT LE QUÉBEC LITTÉRAIRE SE L'EST PRIS EN PLEINE GUEULE AVANT MÊME QUE SON AUTEUR NE L'AIT CONÇUE.

Blodeur morve légèrement sur la table jonchée de bouteilles de Red Bull, si bien qu'on doit immobiliser sa tête à la dérive entre deux dictionnaires illustrés.

Un barbu à lunettes surgit soudain de sous la table voisine et rampe jusqu'à l'éditeur dont il se met à baiser les orteils.
--  QUOI ENCORE?
--  Majesté, dit le barbu, je...  on m'a délégué...
--  NE VOIS-TU PAS QUE JE SUIS OCCUPÉ?
--  Je le vois bien, votre Incandescence, et je ne veux pas vous importuner, je ne le voudrais pour rien au monde, mais l'affaire est... délicate, oui, délicate, et de la plus haute importance...

De bisou en bisou, les fils de sa barbe s'entortillent toujours davantage autour des orteils ensanglantées de l'éditeur.
--  TU ME CHATOUILLES.
--  Ne m'en veuillez pas, votre Quérulence, mais je dois vous aviser d'une affaire, oh, un détail, rien de plus, mais qui vaut de vous être signalé sans délai du seul fait d'avoir, semble-t-il, échappé à votre panoptisme... un détail, sans doute, mais qui pourrait entraîner les plus fâcheuses conséquences...

L'éditeur lève la jambe et fait un pas en retrait afin de se soustraire à l'adoration du barbu.

--  RIEN NE M'ÉCHAPPE, DUDE, ALORS SURVEILLE TA LANGUE SI TU NE VEUX PAS FINIR COMME LE RELATIONNISTE.
--  Oh, je la surveille, je la surveille, croyez-le bien, surtout quand je la fourre entre vos petons boudinés couleur lie de vin...  Personne ne surveille sa langue mieux que moi, et mes paroles tout aussi bien, je mesure chacune d'entre elles et je vous assure qu'elles ne font jamais plus de quelques millimètres...
--  VAS-TU ME DIRE ENFIN CE QUE TU VEUX?

Tous les auteurs se tenaient accroupis derrière les tables, redoutant une déflagration, et seules quelques rares têtes se risquaient encore entre les rayonnages.

--  Votre Effervescence, les auteurs ici présents m'ont délégué auprès de vous afin... remarquez, ce n'est peut-être rien, mais...  eh bien, tous ont remarqué que depuis vos huit dernières répliques, vous... vous vous exprimez en majuscules...
--  QUOI?  JE PARLE TROP FORT, C'EST ÇA?
--  Non, non, votre Ventripotence, et c'est bien là le problème: même quand vous chuchotez, même quand vous vous penchez sur Monsieur Blodeur ou Madame Villa-Torta pour leur confier quelque secret à l'oreille, vous le faites en majuscules... le volume de votre voix n'y est pour rien...  vous... vous comprenez?

Cette fois, c'en est trop: l'éditeur saisit le barbu au collet et le coince contre le mur; là-bas, dans le fond sans fond de la librairie, quelques auteurs se sont mis à sangloter, et les échanges de dédicaces s'accélèrent dangereusement.

--  CRISSE ES-TU EN TRAIN DE ME DIRE QUE JE SUIS UN FUCKING PERSONNAGE DE FICTION?
--  Votre Autrement qu'Être ou au-delà de l'Essence, je...  voyez vous-même... essayez seulement de vous exprimer en caractères standards....

Sonné, l'éditeur abandonne le barbu.  Il va et vient erratiquement entre les tables, se tâte la mâchoire, introduit deux doigts dans sa bouche comme s'il se contraignait à vomir.  Villa-Torta a fait passer sa robe par-dessus sa tête et tire la langue en testant l'élasticité de ses poils pubiens.

--  OSTIE TU AS RAISON... BBBBB...  OOOOOO...  PPPPP...  UN PETIT MALIN M'A MIS SUR «CAPS LOCK», CE QUI EST CONTRAIRE AUX POLITIQUES DE LA MAISON...  AUCUN DE NOS LIVRES NE COMPORTE DE RÉPLIQUE IMPRIMÉE EN CARACTÈRES MAJUSCULES...   DU CALME, TOUT LE MONDE, CE N'EST QU'UN ATTENTAT ESTHÉTIQUE, RIEN DE PLUS... LE CRÉTIN QUI M'A FAIT CE COUP SE TROUVE SANS DOUTE TRÈS DRÔLE...  KKKK...  GGGG...  TANT PIS, CRISSE, IGNORONS-LE, IL FINIRA BIEN PAR SE LASSER DE LUI-MÊME QUAND IL VERRA QUE SES PITRERIES SONT SANS EFFET.  LES ÉDITIONS DES TROIS TITES ÉTOILES NE RÉPONDRONT PAS À UNE PROVOCATION AUSSI GROSSIÈRE.

Je me tourne vers Torus qui baille en feuilletant une plaquette intitulée CrApOuÈtE 56:
--  C'est parti?
--  Meuh non, qu'est-ce tu crois?  La révolution ne sera pas télévisée...
--  C'est-à-dire?
--  Elle ne prendra pas le train de Josélito Michaud, alors calmons-nous...
--  Mais avoue que...
--  Simple facétie du Joe.  Quand tu auras appris à mieux le connaître, tu verras que le Joe est très facétieux.  Facétie par ci, facétie par là, ecce homo...  Mais je te concède que c'est bon signe, les choses se mettent en branle...

Oui, les choses se mettaient en branle. Je le voyais à la raideur qui s'emparait progressivement de l'extrémité de mes doigts de pied.  Autour de nous, les 272 échangeaient leurs plaquettes à plein régime, se dédicaçaient mutuellement leur écart dernier cri dans le plus grand désordre.  La Villa-Torta se ravageait de plus en plus: les mains enfoncées jusqu'aux jointures dans une vulve noire et sinistrée, son extase me semblait obéir aux lois d'une démangeaison croissante, virtuellement généralisable.

--  AH  BIDON-BIDON!  ENFIN!

Un petit gros vient de pénétrer avec fracas à l'intérieur de la librairie: il est accompagné d'une horde de journalistes qui lui pendent aux basques, le satellisent de toutes parts et font crépiter des éclairs de flash dans toutes les directions.

--  Boudin-Boudin, vieux forban, désolé de mon retard...  si tant est qu'on puisse être en retard à un lancement, nsspaa?  Mais ces messieurs ne me lâchent plus...  Et puis, j'avais un statut Facebook sur le feu...  Une autre de mes trouvailles, devine?
--  NE ME FAIS PAS LANGUIR.
--  Hé bien (il baisse la voix),  tu verras dès que tu te logueras, mais j'ai statué ceci : Reebok-Desjardins-Nike-McDonalds-Reebok-Desjardins-Nike-McDonalds-Reebok...  Que suis-je?  Réponse: une pratique des joueurs du Canadien.
--  SACRÉ BIDON!  TU ES IMPAYABLE.  MAIS OÙ VAS-TU CHERCHER TOUT ÇA?  N'EST-CE PAS QU'IL EST IMPAYABLE, BANDE DE TAPE-CLAVIER?  POURQUOI N'ÊTES-VOUS PAS TOUS AUSSI GÉNIAUX QUE BIDON-BIDON, HEIN?

Complètement nue, Villa-Torta se jette en hurlant aux pieds du petit gros et lui enlace la jambe.  La dénudation ne lui suffit plus.
--  Bidon-Bidon, grogne-t-elle, fourre-moi ou je te jure que je m'arrache la tête.

(...)

  





  

mercredi 26 novembre 2014

Tableau de bord (parafiction 6)


62 septembre

En relisant le carton d'invitation que j'ai reçu pour l'événement des éditions du ***, j'ai noté qu'on y lancera ce soir 237 nouveaux titres. 

Je me tiens à présent en face de la vitrine illuminée de la librairie.  Nulle trace du Joe ou de Léa dans les environs.  Ils sont peut-être déjà à l'intérieur, mais je ne me sens pas de taille à franchir en solo le seuil de la librairie pour vérifier, d'autant que chaque fois que je tente de jeter un oeil derrière l'écran de la vitrine, la lumière des projecteurs est si éblouissante que j'en ai la nausée, je cligne des yeux, je tousse et m'éloigne en pleurant sur le trottoir de la rue St-Paul.

C'est ainsi qu'un peu plus tôt j'ai croisé Blodeur qui s'amenait (voûté extrêmement comme s'il allait vomir) en compagnie de Villa-Torta.  Je les ai vus hésiter un moment en face d'une boutique d'antiquités avant de tourner le coin.

--  Le Joe t'a contacté?

À peine ai-je eu le temps de pivoter en direction de la voix qu'une main velue m'empoigne solidement par le coude et me contraint à marcher.  C'est Torus.  Sérieux, tendu, massif, ses yeux se perdent sous l'enchevêtrement des arcades broussailleuses.

--  Il t'a dit pour ce soir?
--  Dit quoi?
--  Viens.

Plus question de reculer. Avec Torus, on marche, mais on ne recule jamais. On fonce ou on meurt, mais on ne revient jamais en arrière.  Avec la force et l'autorité qui le caractérisent, il donne un coup d'épaule dans la porte de la librairie et m'entraîne aussitôt en direction d'une table située à proximité du présentoir des nouveautés.  La lumière est un peu moins vive à l'intérieur, mais c'est qu'elle se fragmente dans un espace que sa blancheur accentue à l'infini dans toutes les directions.  Blodeur est écrasé à une table voisine, la tête coincée entre deux pintes de bière; la Villa-Torta se tient derrière lui, appuyée contre le mur, et défait fébrilement la braguette d'un jeune auteur qui en est déjà à sa neuvième publication, et qui se prête aux caresses de la secrétaire avec une magnanimité teintée d'agacement.

Je ne distingue dans la foule disséminée que des têtes d'auteurs.  Pour ma gouverne, Torus en identifie quelques-uns au passage: B, F, W père, I, O, K fils, F, Q...   Et plus loin, sous les applaudissements modérés de la foule, l'éditeur qui saute à pieds joints sur le cadavre de son relationniste .

--  Si le Joe ne se pointe pas d'ici une demi-heure, dit Torus, je m'en vais.  Quelle idée de nous réunir dans cet endroit!
--  J'ai soif.
--  Alors je te conseille de t'en tenir à l'eau ou au café.  Tu auras bientôt besoin de toute ta tête, et la soirée ne fait que commencer...

Torus est d'assez mauvaise humeur et sa patience est à bout.  Les nouvelles au sujet de la Révolution ne sont sans doute pas très bonnes: aucune ne l'est en général ces derniers temps, mais dans ce cas-ci, elles doivent être plus exécrables que de coutume.  Le communiqué que la cellule de Torus a fait parvenir aux agents du gouvernement -- tract rédigé dans un derridien plutôt mauvais, du moins, selon l'avis de Léa -- n'a probablement pas eu l'effet escompté.  Qui plus est, la présence de Blodeur à la table voisine, si déliquescente soit-elle, n'a rien pour rassurer.  La nervosité de Torus est palpable.

--  Qu'est-ce que ton patron fout ici?
--  Calme-toi, il n'est au courant de rien.
--  Sans blague...  Et comment peux-tu en être sûr?
--  Tu sais bien qu'il est le principal bailleur de fonds des éditions du *** comme il l'est d'a peu près toutes les petites boites de la région.  Sa présence ici n'a rien d'anormal.
--  Je l'espère pour toi.  Les camarades te font confiance, mais jusqu'à un certain point: tu es nouveau dans l'organisation, et je ne te cacherai pas qu'ils redoutent un faux pas de ta part,  Ton accès privilégié à Blodeur nous est précieux, mais il ne te vaudra aucune immunité en cas de bavure...

L'espace est immense, on n'en voit tout simplement pas le fond, et aussi loin que porte le regard, on ne distingue rien que de petites grappes d'auteurs amarrés à une infinité de présentoirs qui s'échelonnent et disparaissent dans le lointain.

La Villa-Torta s'échauffe: déjà, elle a abaissé la bretelle de son soutien-gorge et brandit à la face de l'auteur prodige un petit sein flasque et laiteux.

L'éditeur en a fini avec le relationniste.  Voilà qu'il accourt en direction de Blodeur, cellulaire à la main, la chemise ouverte et maculée de sang.

--  Blodeur, mon cher, quel plaisir...  Madame Villa-Torta, je présume...  Excusez ma tenue...  Enchanté, enchanté, je vois que vous venez de faire connaissance avec A, dont nous publions ce soir l'essai intitulé nOnOsSe 14 ...  La critique est dithyrambique, n'est-ce pas, A.? Pardonnez de vous recevoir si mal, cher Blodeur, mais j'avais à régler une affaire de dernière minute... un collaborateur récalcitrant, mais passons...  Vous avez tout ce qu'il vous faut?  Chips?  Pinottes?  Molson?  Piquette?  Comment! vous n'avez pas encore tâté de notre affreux petit vin de table?  Impardonnable, mais nous allons arranger ça tout de suite...  A., le fait que votre  plaquette de nouvelles ait trouvé grâce aux yeux de la critique ne vous confère quand même pas le droit de rester planté là comme un con à peloter les chairs déchaussées de la maîtresse de Monsieur Blodeur, alors rendez-vous utile, et ramenez-nous deux ou trois bouteilles de cette dégueulasserie de rouge...  Nos auteurs n'y ont presque pas touché, les ingrats...  On se décarcasse pour eux, on se démène sans compter pour leur offrir le plus beau produit fini qu'il est possible (tenez, touchez ce livre, mon cher Blodeur, admirez le blanc ordinaire de la couverture, et dites-moi si ce n'est pas une merveille!), voilà, et il faudrait encore se ruiner pour leur offrir du caviar, de la Veuve Clicquot et que sais-je encoret...  Des ingrats, vous dis-je.  Et des incompétents par-dessus le marché.  Tenez, à titre d'exemple, le nouveau roman de P.  mAnGeOiRe 22...   Un petit bijou de virtuosité black-moderne, tout le monde est d'accord, y compris l'auteur...  Eh bien, mon ami, vous n'imaginez pas l'état dans lequel le manuscrit se trouvait au moment de sa réception...  Quelques rares éclats d'écriture noyés dans un océan de turpitudes: il m'a fallu deux ans de dégraissage intensif, deux ans, rien de moins, pendant lesquels je n'ai eu de cesse de pousser l'auteur à la limite, et encore a-t-il fallu que je l'abandonne à l'asile, à deux semaines de l'impression, afin de réécrire moi-même la moitié des chapitres!  Ce n'est pas pour me vanter, Blodeur, mais où en seraient les éditions du ***, je vous le demande, sans mes bons soins, mon indéfectible présence, mon ubiquité de tous les coins et recoins?  C'est bien simple, je n'ai plus de vie: levé à 4 heures du matin, je lis, je cours, j'imprime, je coupe, je déprime, je corrige, je déballe, je chie, je remballe, je jouis, je gueule, je relis, je dégueule, je vois rouge, je vois bleu, je pense, je suis, je me branche, j'enrage, je ris, j'encourage, je me débranche, vous n'imaginez pas, je me couche à 3 et me lève à 4 pour le compte de gens qui se couchent à 5 et se lèvent à 2, je ne m'appartiens plus, je suis ailleurs, je suis à eux, en tout temps et en tout lieu, deux pages en aval, deux pages en amont, je vous en passe un papier, trois papiers, mille paperasses, je lis tout, je vois tout, je passe partout, en un mot, Blodeur, oui, en un mot, je suis ce qu'on appelle un é-di-teur...

Rouge et à bout de verbe, l'éditeur se tourne alors vers les 272 auteurs qui, tout le temps qu'avait duré sa tirade, s'étaient immobilisés et se pénétraient silencieusement de son discours.  Puis, il se met à hurler:

--  QUE FAIT UN ÉDITEUR?

Et les 272 de répondre d'une seule voix:

--  UN ÉDITEUR ÉDITE!

--  ET SI VOUS ÊTES LÀ CE SOIR, BANDE DE BONS À RIEN, C'EST GRÂCE À QUI, HEIN, C'EST GRÂCE À QUI?

--  C'EST GRÂCE AU PLUSSE MEILLEUR ÉDITEUR DU MONDE!

L'éditeur souriait de toutes ses dents en s'épongeant le front avec sa chemise souillée.

--  Vous entendez, Blodeur?  Ce n'est pas moi qui le dis...

(...)







lundi 3 novembre 2014

Notes pour une théologie esthétique 3

Il y a classique et classique.  Comment justifier la ligne de faille?  Autrement demandé, en vertu de quelle dislocation esthétique serait-il possible de dire que Sade, Bataille, Aquin, Nietzsche ou Rimbaud ne se rangent pas du même côté que tant d'autres classiques?  Ou encore: comment justifier de façon non triviale la mise à l'écart d'un certain nombre de forces dont l'indice de communication excède le médium (humain et matériel) à travers lequel ce qui peut être communiqué ne le sera fatalement qu'au-delà ou en deçà de ce qui peut être encaissé?  J'épingle quelques motifs.

*

D'abord, le sens de la chair.

À la différence des herbivores, qui ruminent, les carnivores, eux, déchirent: l'impossibilité de l'unité, du «livre», de la totalité ou comme on voudra dire, me semble ici fondée dans l'acte même de la morsure, de la mâchoire qui se referme en claquant comme un piège -- et qui emporte le morceau.

L'écriture fragmentaire est nécessitée de prime abord par une esthétique de l'arrachement.

Nietzsche, Bataille, Artaud: ce qui reste de la parole quand on a en nettoyé les instruments jusqu'à l'éclat, jusqu'au fil contondant -- et parfois même jusqu'au point où l'instrument se retourne sur lui-même et s'aiguise, en soi et pour soi, non par complaisance spéculative, mais bien en vertu d'une pulsion grammophage qui ne sait plus se contenir, qui se replie sur sa force tranchante au risque de s'anéantir.

La littérature forte (comme on dirait d'un alcool qu'il est fort) est un ossuaire qui ne tend pas au système.  Il est essentiel à son ravage que les choses soient laissées en l'état de cimetière, mais de cimetière à ciel ouvert, et ce n'est sans doute pas un hasard si, dans les oeuvres que j'ai à l'esprit, on croise si souvent la figure du fossoyeur (négativité sans emploi).

Que faire des ossements?  Question fantomatique,

*

Ensuite (l'ensuite ici n'est qu'un d'abord qui vient essentiellement en second), le sens du passage.

Le classique est un passeur, et rien ne (se) passe sans, du même coup, emporter le passeur lui-même.  Ce qui explique peut-être pourquoi le classique carnivore nous donne si souvent l'impression d'un messager qui s'affole de la teneur, de l'origine et de la facture de son message (il va, vient, tourne, revient, sans qu'il sache jamais quelle affaire se joue, se cherche ou se déjoue au juste dans le transit réglé de son affolement).  

Écartelé, il n'a pas sitôt retraité vers ce qui est venu de si loin qu'il en est déjà à courir après ce qui le projette encore plus loin.  Le passage est donc forcé par la désarticulation intime du temps: l'instant devient une énigme ardente, et le passeur n'y risque pas moins la parole que la raison, car on ne traduit pas sans danger la langue du passé (passée, par définition) dans celle de l'avenir (passante, par infinition).

D'où cette sensation de vertige, de tournis, d'intense circularité qui caractérise les classiques carnivores (le passage ne peut pas s'arrêter de passer, et le passeur perd jusqu'au sens de l'immobilité).  Instrumentalisé par la mise en avenir de ce qu'il y a de plus ancien, il en perd le présent en même temps que son latin, la tête en même temps que le nord, l'âme en même temps que le tout

«Les soirs, les matins, les nuits, les jours...  Suis-je las!»

La fantomatisation du passeur est forcée: Rimbaud n'est pas plus «là-bas» au XIXe siècle, qu'il n'est «ici», au XXIe (pas plus que je ne suis «ici», dans ma tête, quand je suis conscient de ce qui se passe «là-bas» au coin de la rue...).

Le passeur ne fait que passer: il ne fait rien d'autre, il n'arrête pas de ne pas s'arrêter (de passer).

(Par contraste, le classique herbivore ne bouge pas.  Il rumine.  Tout part de lui, tout s'arrête à lui.  Je n'insinue pas que le passage soit moins intense pour autant, mais il se localise: tout se passe à l'intérieur, le passage prend son temps, le sien et nul autre, il le fait couler au ralenti dans les profondeurs de l'intimité.  Mais c'est une autre histoire.)

*

«Caisses de revenance».  J'aime cette expression de Michel Trépanier.  Ce serait le modèle même de la subjectivité, de sa dernière chance peut-être, en régime de hantise, non pas post, mais paramoderne.

*

(...) la mort / au bout du coeur / relève cordialement / la pointe de son chapeau / craque une allumette / et s'éloigne en riant» (Michaël Trahan, Noeud coulant, p. 69)

En riant.  Mais de quoi?

Mais (surtout) de qui?




mercredi 22 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 5)

33 mars

J'ai reçu une invitation pour le lancement d'automne des éditions du ***

C'est demain soir.   Léa y sera, mais tout peut encore arriver d'ici demain; en fait, tout peut arriver d'ici les cinq prochaines minutes.  

Ma tâche est de me contenir, mais je fuis, je me déborde de plus en plus à chaque crise, et je ne sais plus par quel moyen improviser la règle de mes étourdissements.  

En traversant ce matin le boisé de St-Sulpice, Joe m'attendait.  Il avait une sale gueule.  Il gisait sur un  banc avec son peignoir ouvert et mâchait en silence un tas de feuilles mortes.

-- Es-tu Joe Dassin?

Il ne me voyait pas, mais quelque chose me disait qu'il avait bien entendu.  Au bout d'un moment, il recracha une une substance pâteuse, un cylindre mollasson moucheté de caractères cyrilliques.

-- Je suis Joe le Dasein.  Je suis le Joe dont il y va en son Joe de son Joe le plus propre. Je suis le son que rend l'éternité lorsqu'on la dépose sur la surface d'un esprit confus, pour ensuite l'oublier comme on oublie un rôti dans le four, et je voudrais te sucer les orteils, mais comme tu persistes à y voir un inconvénient, je n'ai pas à décliner davantage mon identité devant toi.  La suite te détruirait.  Nous nous reverrons au lancement demain soir.  Dis-toi seulement que la révolution est inévitable et que la lumière n'en est encore qu'à ses premiers pas.  


lundi 13 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 4)

0 mai

Hier soir, après le travail, je me suis rendu chez Léa.  Je n'avais pas besoin de lui parler, je n'étais pas, comme on dit, en veine de confidences, mais la perspective de me retrouver seul chez moi me terrifiait (le matin même, mes membres étaient partis à la dérive, chacun de leur côté, avant de s'immobiliser à la limite de leur extensibilité: pendant plus de dix minutes, j'avais adopté la position du X, écartelé à vide au milieu du salon, ligoté à une roue invisible, et il avait encore fallu que je crie pour rompre le sortilège et résoudre la crampe qui m'avait terrassé).

Léa avait cessé de boire depuis les derniers jours, mais je l'avais tout de même retrouvée sans le souffle, affalée sur la cuisinière comme si elle rentrait d'un marathon ou qu'elle était sur le point de restituer.  Elle portait toujours sa vieille veste de laine synthétique (je détestais cette veste, elle ne s'usait pas; même si Léa ne la portait jamais qu'à l'intérieur, elle conservait cette raideur de chose neuve que le temps n'atteint pas), mais ses jambes étaient nues et je voyais la raie de son cul à travers la toile de la petite culotte couleur crème.

--  Je veux te rentrer dedans.  Tout de suite.
--  Tu tombes mal, dit-elle.  J'ai raté mon rôti et j'ai le goût de boire.
--  Alors ouvre une bière et déshabille-toi.
--  Tu es dégoûtant.

Nous avions officiellement rompu il y a un mois, mais je disposais toujours de la clef de l'appartement; j'y venais parfois, même en son absence.  Elle me tolérait encore d'un point de vue physique, mais le mot «dégoûtant» lui venait de plus en plus souvent à la bouche lorsque je surgissais à l'improviste et que je la surprenais en train de vaquer à des tâches incompréhensibles.

--  J'ai vu Joe Dassin hier, dis-je.
--  Je te préviens, je ne suis pas d'humeur...
--  Commandons quelque chose puisque tu as raté ton poulet.
--  Pas mon poulet.  Mon rôti.  Tu me fatigues vraiment...

Sur sa table de travail, il y avait un livre de Derrida ouvert à la page 156.  Je lus: «la guerre même garde la trace testimoniale d'un accueil pacifique du visage».  Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait à traduire les oeuvres de Derrida en grec ancien.  Cet  acharnement m'assommait dans la mesure où il ne répondait à aucune exigence, aucune commande précise de l'extérieur, et plus elle y consacrait de temps, plus cette entreprise m'apparaissait forcenée: sa gratuité prométhéenne en devenait écoeurante (elle n'était d'ailleurs pas étrangère à notre rupture), et je me demandais si, à sa façon, Léa ne souffrait pas d'une déroute neurologique au moins égale à la mienne.

--  Ton travail avance, dis-je.
--  Que me veux-tu?
--  Je ne vais pas bien.  C'est pourtant clair.  Je ne vais pas bien, et je voudrais que tu m'apaises.
--  Bon,  Je veux bien coucher avec toi, mais tu dois mettre le condom d'abord, et je veux que tu fasses vite, je suis très occupée...

Léa avait ouvert la porte du poêle: elle était accroupie, observant l'intérieur du four, et une fumée âcre se répandait dans l'appartement.  Je vis le pli de ses cuisses et l'éventail que formaient ses orteils soutenant le poids de son corps plié en deux.  J'eus l'impression qu'elle allait peut-être chier sur le plancher de la cuisine (sa position le suggérait), mais elle n'en fit rien.  J'étais déjà très dur.  Elle se releva, le visage ruiné, puis se mit à rouler un joint.

--  Je croyais...
--  Je ne bois plus, dit-elle, mais je fume.  Pour la traduction.
--  Tu es belle.
--  Je sais.  Mets ça.

Elle me jeta une enveloppe de condom.  J'avais déjà abaissé mes pantalons, mon érection était violente et je ne savais plus si j'allais la lui mettre dans le con ou dans le cul, dans la bouche ou dans les mains.  Je m'avançai vers elle et m'emparai de deux mèches de ses longs cheveux que je nouai autour de ma queue, tirant de chaque côté pour comprimer le désir à la racine.

--  Aye, je ne veux pas, pas comme ça...  Mets le condom, j'ai dit.

Je défis le noeud de sa chevelure comme elle me le demandait.  Mes doigts tremblaient tandis que je tentais de déchirer l'enveloppe du condom.  Elle défit son horrible veste, et la pointe de ses seins s'irrita au contact de ma barbe naissante.  Le condom gisait comme une anémone gluante au creux de ma paume, mais je tremblais tellement que je ne parvenais pas à le dérouler sur ma queue.  (J'aurais voulu qu'elle me jette dans le four, qu'elle ferme la porte et qu'on en finisse.)

Ma maladresse l'exaspérait, je le comprenais à la manière dont elle soufflait dans le vide (son visage demeurait fermé).  Elle s'empara du condom, mais lorsque vint le moment de l'enfiler le long de ma queue, ce moment était déjà passé: elle recula.  Je ne comprenais pas.  Je vis la motte noire et torsadée de ses aisselles lorsqu'elle acheva le mouvement de rejeter ses cheveux vers l'arrière (je compris qu'elle avait cessé de se raser depuis qu'elle avait coupé l'alcool), mais elle recula encore avec le condom dans les mains.

--  Quoi?
--  Ta queue, dit-elle...
--  Quoi, ma queue?

Ma queue bandée s'était mise à tourner sur son axe, lentement d'abord, puis de plus en plus vite.  À la fin, elle tournoyait à vitesse maximale (comme une hélice avant le décollage), et je compris que le X m'avait repris.  Léa criait, je criais aussi, et ma queue tournait toujours.  Je la saisis à deux mains, mais la nausée me prit, je perdis aussitôt l'équilibre et m'affalai à proximité de la bibliothèque.  Je dus abandonner ma queue à son mouvement de rotation.  Je rampai en direction du four, m'emparai du filet de porc brûlant, mais je ne pus me résoudre à rien.  Je le balançai contre le mur où il laissa une marque de jus de citron

Léa hurlait derrière la porte de sa chambre.  Elle hurlait encore, une heure plus tard, quand tout fut fini et que j'allai m'enfermer à la salle de bains, laissant l'eau froide couler sur ma queue morte et ma main endolorie.



















mercredi 8 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 3)

55 octobre

Je n'ai pas rêvé de Joe Dassin cette nuit, mais je crois bien l'avoir aperçu au coin de Legendre et Christophe-Colomb tôt ce matin, alors que le ciel se déchirait à l'ouest.  Je l'entendais siffloter l'air de «Qu'est-ce que tu fais de moi?» tout en crachant méticuleusement à la tête des cyclistes qui passaient près de lui, mais les cyclistes ne semblaient pas le voir, ils filaient droit devant, et cette indifférence me semblait encore plus horrible que s'ils s'étaient arrêtés pour insulter ou battre Joe.

Quelque chose s'était mis en branle, je n'aurais su dire quoi au juste (les feux de circulation pantelaient dans l'aube noire) mais je sentais que cela n'était pas conçu pour faire marche arrière.

Ce matin encore, certains gestes ont recommencé à se détacher de moi et de ma volonté, à un point tel que le seul mot de «volonté» me donne à présent la nausée.

(Ce matin, en préparant la cafetière, mon index s'est de lui-même fourré dans mon oreille avec une telle violence et une telle force -- une force qui excédait de très loin celle que j'aurais pu lui imprimer si j'avais moi-même commandé ce geste --. que je crus qu'il allait perforer mon tympan; il n'y avait que le cri pour me délivrer de l'emprise de ce X, mais je ne le savais pas, ou plutôt, je le sus en criant et jusqu'à ce que la voix me manque et que je chie le sang par les narines.  Mon index était alors tombé, il avait chuté de mon oreille avec le reste de mes membres qui appuyaient mollement sur la courbe des choses comme les baguettes d'un pantin désarticulé.)

Ce journal ne me sauvera pas.  Pas plus que les oeuvres complètes de Jacques Derrida.

Je l'ai cru d'abord, mais je sais à présent qu'aussi loin que j'aille dans ces notations, elles ne rendront pas plus clair le motif de ma dépossession -- car je me dépossède, Joe Dassin le sait, et moi-même je n'en doute plus depuis l'épisode de la phrase entrée par effraction dans la lettre que j'ai remise l'autre soir à la Villatorta.


Désormais, tous les mots, toutes les phrases, tous les fragments par lesquels je tente d'illuminer mon effondrement me renvoient le même défi alphabétique que la phrase «je voudrais te sucer les orteils».  Car derrière le discours que je couche, le X poursuit son oeuvre de sape; tout ce que j'écris en surface se double en profondeur d'un discours, ou plus exactement, d'une fuite discursive, frondeuse et insolente par lesquels les mots se retournent et me tirent la langue: nous nous passons de toi pour exister, nous allons sans le sens, joue avec nous ou alors tais-toi.

Ce journal ne me sauvera pas pour la raison fort simple que ce n'est pas un journal, mais le récit de l'ailleurs avec lequel je dois composer si je dois entrer dans la joie de ne plus me revenir. 


mercredi 1 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 2)

39 avril

Blodeur m'a convoqué à son bureau ce matin.  Je devais avoir le massacre fiché en toutes lettres dans le front car j'avais mal dormi la veille et j'avais dû me traîner longtemps, à quatre pattes et de pièce en pièce, avant de pouvoir me tenir debout.

Comme d'habitude, Blodeur gisait étalé sur son pupitre, la langue sortie et la face écrasée dans un amoncellement de paperasses.  De l'index, il pointait une note de service que je reconnus tout de suite; je l'avais rédigée hier soir, puis expédiée à la secrétaire de Blodeur avant de sortir.

-- Wiosd nnvjklvksjvfijmkluyeueyee?

--  Oui, monsieur, cette note est bien signée de ma main.

--  Ynbsadripp?

--  Je les relis toujours avant de les expédier.  Pourquoi?  

-- Fe^riq9urt.

Blodeur maintenait obstinément son index pointé en direction de la note, Sa face se déplaçait comme une limace au milieu des fichiers, et je compris sa contrariété.  Quelque chose le contrariait, il avait repéré une anomalie dans la note que j'avais rédigée, sa langue écumait sur le bois du pupitre.  Il me semblait qu'il aurait dû la trancher d'un coup de dents.  (Mais elle aurait encore pu remuer, je le concevais.)

Je me penchai sur le bureau et je relus la note,  C'était une ébauche du plan d'assurance-mort que la compagnie devait produire à la demande du gouvernement.  En résumé, j'y indiquais comment nous devions procéder afin de limoger, de la façon la plus expéditive possible, le maximum d'employés à notre service, tout cela afin de permettre aux agents gouvernementaux de mater les dérèglements de l'économie locale.

--  EIHRGVLKER !!

À la demande de Blodeur, dont la langue mouillait sur une gomme à effacer, je relus attentivement le troisième paragraphe.  Au centre, je fus arrêté par une phrase qui contrastait avec le style sec, glauque et administratif des phrases ambiantes: elle était légèrement décalée; comme la face de Blodeur, elle dérivait sur la gauche.  Elle se lisait comme suit: je voudrais te sucer les orteils.

Je pâlis.  

Blodeur me demanda si, par hasard, je n'avais pas immiscé cette phrase grivoise dans le texte à l'intention de sa secrétaire, madame Villatorta, dont la réputation avait été mise à mal récemment au sein de l'entreprise. La rumeur courait que, moyennant quelques mots crus à l'oreille, elle pissait dans ses mains et vous lubrifiait la queue avec son urine avant de se l'introduire dans le cul.

Blodeur s'énervait, sa patience était à bout et sa tête butait contre la surface du pupitre.  Il exigeait des explications. écumant toujours dans l'amoncellement des feuilles, des stylos et des portables.

Je me confondis en excuses, sur le point de vomir, et je trébuchai en sortant de son bureau. 

Dans l'après-midi, je relus à plusieurs reprises la phrase incriminante, d'abord persuadé qu'on m'avait joué un tour idiot.  Puis au crépuscule, je me rendis au boisé de St-Sulpice avec une bouteille de rouge que je débouchai sur un banc.  Une fois la bouteille vidée, je m'affalai au tournant du sentier, je roulai sur le dos et relus la lettre sur le fond du ciel étoilé. Dans la pénombre, la phrase brillait.  Je compris que la phrase était de moi, mais qu'elle ne m'appartenait pas à proprement parler.  Je compris aussi qu'elle ne s'adressait pas à la secrétaire de Blodeur, mais à moi.  Elle était de moi, elle m'avait quittée provisoirement, puis me revenait enfin, elle me sautait à la face comme à son seul et unique destinataire.

La phrase «je voudrais te sucer les orteils» voulait (d'elle-même) me sucer les orteils.

(...)




vendredi 26 septembre 2014

Tableau de bord (parafiction 1)

26 septembre

Je suis certain que tout a commencé par ce rêve idiot.  (C'était il y a deux jours.)

Je vois Joe Dassin s'avancer en peignoir au bord de la piscine.  Dans les cieux, dans les bois, tout autour, ce n'est pas tant que je la distingue, mais il y a la chanson de L'été indien.  Joe a une étrange tête de suicidé, il abandonne son peignoir d'un geste nonchalant, et je le vois anormalement musclé, poilu, avec le logo de la banque TD tatoué dans le dos.  La suite n'est pas claire: il devrait plonger dans la piscine, mais quelque chose le retient.

Et c'est alors que je me suis réveillé avec ce goût de sang dans la bouche.  Il était quatre heures du matin.  J'étais indécis, en arrêt dans le couloir; je fixais la cafetière, j'étais vraiment indécis.  Je me rappelle être entré dans la salle de bains et avoir pissé sans conviction: entre mes doigts, ma queue avait la consistance d'un Brie triple crème.

Et puis ça a commencé.  Tandis que j'étais assis à la cuisine, indécis et fumant, ma jambe droite s'est dépliée et s'est mise à pilonner le sol.  Quatre coups.  Quatre coups de massue avant de revenir à sa position d'origine.  L'événement avait quelque chose d'ahurissant.  Je ne l'avais pas commandé, je ne l'avais pas anticipé.  J'avais assisté, ahuri et impuissant, au spectacle de ma jambe martelant le sol à quatre reprises.

Je -- moi -- n'avais pas fait ça.  Cela s'était fait tout seul.

J'ai pensé: ça y est, je suis possédé par l'esprit de Joe Dassin. Puis j'ai pensé: ce sont les nerfs, une déflagration nerveuse, atypique, sans doute, mais rien de plus.

C'est comme ça que ça a commencé.

(...)


mardi 2 septembre 2014

Notes pour une théologie esthétique 2

Creuser l’affinité esthétique (sinon ontologique) entre le concept de revenant, le cercle interrogatif et la pensée nietzschéenne de l’éternel retour du même. 

Si on ne «fait pas sens» de l’éternel retour, je ne suis pas certain qu’on lui rende justice pour autant lorsqu’on précipite la pensée du retour du côté du gouffre, du puits d’éternité et qu’on s’empresse de l’annexer à la nomenklatura des concepts abyssaux.  J’entends qu’il n’y ait peut-être pas de sens à tenter de discerner ce que «veut dire» l’éternel retour : cette pensée sera toujours plus riche de ce qu’elle tait que de ce qu’elle annonce, plus dense de ce qu’elle ne dit pas, ne veut pas dire, que des significations qu’on lui impose à partir des rengaines bien connues.  Cela dit, il y a deux plans de négation qu’on doit distinguer dès le départ : d’une part, ce que cette pensée «ne veut pas dire» du point de vue du malentendu simple et plat, et d’autre part ce qu’elle trahit de soi-même dans sa rétraction – non pas son sens, mais sa lumière, cette puissance de séduction qui se confond avec sa pudeur conceptuelle, l’éclat qu’elle libère dans son effondrement comme le font toutes les étoiles victimes de leur propre gravité.

*

On n’aborde pas la question du revenant, on y revient.  On est soi-même de retour au revenant: nul ne va, nul ne vient, tout revient, se croise à mi-chemin, s’effleure à mi-temps, se télescope à mi-distance, tout renvoie, se quitte à minuit, s’exile à midi -- et revient encore et renvoie à nouveau. 

Prophétisme sans dieu, mais saturé de fantômes.

*

Revenant, passant…  Lorsque ces mots filent hors contexte, entendons-nous d’abord le substantif ou le participe présent?  L’ambiguïté n’est pas toujours possible.  Je dis : buvant, poussant, retardant…  j’entends aussitôt le verbe conjugué, même lorsque ces signifiants sont désamarrés de toute chaîne linguistique.

Mais que peut-on tirer, que peut-on penser de l’indécidabilité originaire de certains signifiants tombés du ciel?  Revenant, passant : des substantifs en instance d’évaporation? des courants d’airs qui tendent vers la pétrification? des verbes qui ralentissent en passant à proximité de leur nom ou des noms qui accélèrent en se projetant dans la spirale de l’action?

Entre le substantif et le participe, le «revenant» ne dit rien de ce à quoi il va, de ce dont il retourne, le «passant» ne révèle rien des lieux où il passe, des murs entres lesquels il dissimule sa dissimulation même…  Comment apprivoiser cette vacance grammaticale?

(Les chaînes linguistiques ne plombent pas le fantôme, ne l’annoncent pas, ne font pas résonner sa descente dans les escaliers de la parole.)

Passant, revenant : rien que le courant d’air glacé de ce qui file entre ça et ça et ça et ça et ça et ça.

*

Le revenant, le passant…  Un peu comme on dirait : l’être – si tant est qu’on l’entende dans sa verbalité, même et en dépit de l’article défini.  L’être, le fait, l’événement écoeurant et pur d’être --  le neutre blanchotien ou l’il y a lévinassien plus encore que l’être heideggerien, ce sapin de Noël qui n’avoue jamais ses guirlandes…

De même : le revenant, le passant doivent s’entendre au participe même lorsque l’article défini les voue à un simulacre de substance.  Il y a le ce qui revient, il y a le ce qui passe...

Éternel retour du revenant ou infini passage du passant : la participation ne se fait présente – plus exactement elle ne se fait présence, ne se manifeste comme effet de présence --  que dans le retour du même dans l’entre-deux altéré du nom et du verbe.

*

Selon Deleuze, l’éternel retour favoriserait le retour des forces actives au détriment des expressions maladives de la volonté de puissance.

Mais l’action, l’actif qualifie-t-il vraiment l’état de ce qui revient?  Ne qualifie-t-il pas d’abord le fait de revenir, le fait de revenant, abstraction faite de l’identité, puissante ou exténuée, de ce qui revient?

*

(…)  Je suis un fantôme, je suis / deux fantômes, pas trois, pas quatre / mais j’ai de la clarté pour toute une vie. / Un drap qui bouge, quoi je hante.  (Michaël Trahan, Plates-bandes)

On ne sort pas du double.  Pas de salut par le trois ou le quatre, pas de chance forcée par le chiffre que la dialectique tient en réserve pour assurer l’évacuation intelligible de la hantise.


Exposé d’origine au refoulement du fissible --  quoi je hante.

jeudi 14 août 2014

L'homme qui se respecte quitte la vie quand il veut; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu'on les mette à la porte.

Ladislav Klima, TRAITÉS ET DIKTATS, La Différence, p. 175.







mercredi 6 août 2014

Pour Blanchot, dans la nuit et dans le jour habite l'autre nuit, qui n'est ni leur intermédiaire, ni leur synthèse.
(F. Collin, Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Gallimard, p. 205)

Mais alors pourquoi cette neutralité reçoit-elle la qualification d'autre nuit?  Pourquoi ne pas la qualifier d'autre jour?  Ou d'autre.....  ?

Le neutre ici demeure sous-déterminé par le concept de nuit.  Reste à comprendre si cette sous-détermination est nécessaire, inévitable, et si c'est le cas, en quoi cela compromet la neutralité du neutre.

(Il est une noirceur qui tire le neutre davantage en direction de la nuit que du jour.)

lundi 4 août 2014

Revenants. Notes pour une théologie esthétique

Je ne connais pas de «classiques».  Catégorie suspecte, enfoncée dans le collectif et plutôt désincarnée.  En revanche, je connais des spectres (rien de plus incarné qu’un revenant car c’est à son passage que la chair soudain se révèle à elle-même en frissonnant).

*

Qu’est-ce qu’un classique?  En supposant que la question ait un sens, elle ne me semble pas pouvoir se poser sur un plan qui évacue la violence de la singularisation.  Classique est un circuit de sensations usinées jusqu'au murmure, déclinées sans retour, généalogiquement épuisées jusqu’au point où la lumière procède du spectre plutôt que de le précéder.  Et qui ouvre d’étranges possibilités d’accompagnement.

(Que signifie la rencontre, l’introduction immédiate et non préméditée dans un circuit de sensations rimbaldien, sadien ou célinien?)

*

Le revenant est sans cesse de retour.  Plus précisément, il est effraction compulsive de l’autre dans le même, l'altérité qui suinte par tous les pores de l'insularité.

*

Revenant – mais d’où d’abord et à quel lieu ensuite?  Survenant, le revenant surprend, affole, inquiète ou tétanise.  Mais la surprise n’est peut-être pas intégrale car le revenant est aussi le revenu.  Revenu de quoi?  De tout et de ce qui excède la carcasse écrasée de la lumière sur la voie d'accotement du tout.

*

Le revenant n’est pas, il passe, il file dans l’entre-temps.  Passant considérable, il ne hante pas à proprement parler, ou alors sa hantise est du même ordre que celle d’une question qui passe et repasse par elle-même, inlassablement, et se singularise en sensation à la sortie du métro ou en prenant le vent du soir, ici ou là, allez savoir.

*

La sensation est la prémisse d’une exposition extrême au passif, au passage, donc.  Elle est l’aggravation d’une vulnérabilité à l’autre, j’entends : à cet autre, plus altéré que tout un, et qui installe sa hantise dans le même.

(L’autre : l’altéré qui ne désaltère pas.  À peu près au sens où on dirait de quelqu’un qu’il ne décolère pas.)

*

Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Rimbaud ne dit pas : il me sera permis ou il me sera possible.

Loisible seulement.  Loisible radicalement.

Aveu de spectralité post-infernale.

*

Exemples de revenants chez lesquels on enregistre un indice de spectralité très élevé : Aquin, Nietzsche, Artaud, Bataille.  Oui, des classiques – mais de quelle classe au juste?  Je dirais : de la classe communicative.  Avec eux, le message passe parce qu'il passe en même temps que le messager.

Le messager est le message.

(Le médium n’indique que le mode de cuisson du steak que je vais engouffrer ce soir.)

*

Le message est le passager.  

Le passage est le messager.

On ne convoque pas les revenants – le revenant n’est pas un «esprit» -- on les attend.  Mais comment les attendre si cette attente ne doit pas se muer en une convocation oblique, une normalisation forcée du passage?

*

On n’est pas ici dans l’élément du surnaturel, mais du sursensuel.

*

J’ai sans doute parlé un peu vite de théologie esthétique.  Les revenants ne sont pas des dieux.  Mais je ne veux pas non plus commencer à mobiliser des termes tels que «fantomatologie», «spectrologie», «nostologie» ou que sais-je encore.  L’important est d’insister sur le fait qu’on n’a pas affaire ici à des esprits, mais à des présences, plus exactement à des effets de présence qui se mesurent moins à leur spiritualité qu’à leur intensité passagère, leur puissance itinérante.

(On a beaucoup parlé de père, de mère en littérature.  De grand-père et de grand-mère aussi.  Et si on s’occupait un peu des oncles maintenant?  Après le tremblement du sacré, le frisson du fou rire.)

*

La rencontre du revenant est singulière : la généralité du concept lui sied mal.  L’expérience appelle une conceptualité étrécie jusqu’à l’egocept (le concept qui accueille l’une-fois-mille-fois de la rencontre dans le feu de l’instant).

Retournement du concept en incept : il n’est plus question de saisie, mais de hantise.  La conscience n’est plus conscience de…  mais sensation de présence en…

*

La spectralité est un effet de présence qui se noue au sein d’un circuit de sensations éprouvées comme en passant, dans l’entre-deux, entre chien et loup.  Là où la singularité ne se démêle plus de la solitude et de l’éclairage qu’elle reçoit en fonction du type de revenance insufflée.

Classiques, oui.  Mais justement, classons d’abord couleurs et couloirs empruntés par la solitude.

La solitude rouge d’Aquin -- rencontrée dans un hôtel.

La solitude orange de Rimbaud -- éprouvée dans une gare.

La noire solitude de Poe -- sur un chemin de terre.

La solitude mauve de Lautréamont -- endurée en terrain vague.

Et que tout soit dit, mais en passant.

jeudi 24 juillet 2014

Sortir de la philosophie. Fin de la 3e section

De même qu’il est apparu impossible d’expliquer la remontée de l’humilis en direction de la disposition ontologique de l’humiliation, de même apparait-il tout aussi impossible de rendre compte de la transition de l’humilis à la disposition ontologique de l’humilité.  De l’humiliation tout comme de l’humilité, on doit se limiter à dire qu’elles constituent les deux ramifications possibles de l’humilis : la question de savoir pourquoi l’étonné «saisit» son être-terrassé sous l’un ou l’autre mode échappe aux ressources d’une analyse proprement philosophique.  On se bornera donc ici à initier l’exploration à partir du fait de cette seconde modalité.

Comprise en tant que disposition ontologique, l’humilité ne correspond ici ni à une disposition affective ni à une «qualité» découlant d’un choix moral (la liberté n’est toujours pas en jeu à ce stade de l’expérience) : elle se définit plutôt, au même titre que l’humiliation,  comme une réponse à l’initiative questionnante de la Nuit, c’est-à-dire comme une réponse au fait d’être affecté en général, et cela avant toute modalisation de cet être-affecté en telle ou telle disposition affective concrète.

Négativement compris, le surgissement de l’humilité coïncide avec la reconnaissance du fait primitif que l’initiative du questionnement revient à la Nuit.  Or si la considération de ce fait ne s’accompagne ici d’aucune réticence de la part de l’étonné, c’est qu’aucun préjugé, aucune prétention (même implicite) concernant l’initiative questionnante de la Nuit n’a précédé l’expérience qu’a faite l’étonné de son propre terrassement sous le coup de la Question nocturne.  Plus précisément, si l’étonné ne semble éprouver ici aucune difficulté particulière à accueillir et/ou à encaisser cet état de choses, c’est qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait ou devait détenir le monopole de l’interrogatif.  La surprise qu’il éprouve n’est donc pas relative à une attente que viendrait décevoir la manifestation questionnante de la Nuit, mais elle est plutôt la traduction d’un événement surprenant en lui-même, c’est-à-dire absolument surprenant.  Surprenant par essence, et non relativement à une attente quelconque du sujet, la manifestation de la Nuit n’est donc mesurée qu’à partir d’elle-même, et non à partir de quelque prétention à laquelle cette manifestation viendrait faire échec.

Positivement comprise, l’humilité est l’expérience de la gravité de la Nuit telle qu’elle se manifeste au sein de l’étonnement.  Accueillie telle qu’en elle-même, l’initiative questionnante de la Nuit est comprise par l’étonné comme le fait que la Nuit pèse, qu’il y a comme un poids, une pesanteur et, pour ainsi dire, une poésie ontologique qui font de la Nuit tout sauf un objet soumis aux visées du sujet théorique.  En tant que l’expérience de ce poids et de cette poésie ébranle le sol sur lequel se tient l’étonné, cette expérience peut donc être comprise comme celle de la gravité ontologique, et elle se situe dans le prolongement de l’interprétation par l’étonné de son propre terrassement, à savoir de sa chute au plus près de la terre ébranlée.

L’humilité se définit dès lors comme une disposition ontologique accordée à l’interprétation du terrassement entendu comme révélation de la gravité de la Nuit.  Et c’est ici qu’on peut saisir la différence des «sujets» humble et humilié : sous le coup du terrassement, le sujet humilié ne retient de la secousse terrestre que son aspect ébranlant et déstabilisant pour lui; à ses yeux, l’ébranlement de la terre est moins ébranlement de la terre qu’ébranlement de soi à l’occasion de cette secousse terrestre.  Terrassé, il ne voit pas la terre vers laquelle il est soudainement projeté, mais seulement sa chute et la charge angoissante de son abaissement forcé.

À la différence du sujet humilié, le sujet humble transcende en quelque sorte le phénomène de l’ébranlement pour viser, à travers lui, le sujet premier de cet ébranlement, soit la terre elle-même : en ce sens, il fait moins l’expérience de l’ébranlement que celle de la terre secouée en tant que telle.  Contraint de se tenir humilis, près de la terre, c’est à elle que l’étonné se rapporte de prime abord, et non à la motion de son abaissement vers elle.  Il se rend donc attentif à la terre comme ce à quoi il est retenu, non pas tellement en dépit, mais bien plutôt grâce à l’événement de la secousse terrestre.
 
En dernière analyse, son humilité signifie qu’il est sensible à la gravité de la Nuit qu’il faut entendre ici en deux sens. La gravité renvoie d’abord au «sérieux» de la Nuit, à ce qu’on pourrait appeler sa pesanteur primordiale ou sa poésie, laquelle se manifeste dans le sillage de l’initiative questionnante et terrassante de la Nuit telle qu’éprouvée au sein de l’étonnement.  Mais la gravité nocturne désigne aussi la «force de gravité» grâce à laquelle l’étonné demeure tout de même rattaché et rivé au sol qui s’ébranle sous ses pieds.

La révélation de cette gravité ontologique s’accompagne, bien entendu, d’une surprise.  Pour le sujet humilié, la surprise est nécessairement mauvaise puisqu’il éprouve d’abord cette gravité comme ce qui vient débouter sa prétention à détenir le privilège d’interroger; pour lui, la surprise ne peut qu’être mauvaise dans la mesure où elle est relative à une attente que l’événement surprenant déçoit violemment.  En contrepartie, pour le sujet humble qui se tient sans prétention préalable sous la charge questionnante de la Nuit, la surprise que constitue la révélation de la gravité ontologique s’avère une bonne surprise : parce que l’événement nocturne ne surprend pas le sujet relativement à l’une quelconque de ses prétentions, cet événement est absolument surprenant, et c’est pourquoi il est plutôt éprouvé comme une bonne surprise.

On pourrait objecter qu’il ne suffit pas de ne rien attendre ou même d’être dépourvu de toute «prétention» pour que ce qui arrive soit éprouvé tout aussitôt comme une bonne surprise.  On citera en exemple ces catastrophes humaines ou naturelles qui surprennent sans préavis et n’en constituent pas moins de très mauvaises surprises.  Mais si l’objection apparaît tout à fait fondée pour ce qui regarde les catastrophes ontiques, peut-on en dire autant de la catastrophe ontologique que représente la manifestation inopinée de la Nuit elle-même?  Autrement demandé, qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui arrive et que cette arrivée ne confirme ni ne déçoit aucune attente?  Qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui surprend et non pas un «objet» ou un «étant»?

Si aucune attente ou prétention ne précède une telle révélation, non seulement la surprise est-elle totale, mais elle est nécessairement bonne : abstraction faite des modalités concrètes de cette révélation, on a au moins la certitude que ce qui (nous) arrive ici et maintenant est réel, que c’est même le Réel par excellence.  Pour cette raison, la manifestation de ce Réel ne peut pas ne pas s’accompagner d’une certaine ivresse : les modalités peut-être déplaisantes (voire catastrophiques) à l’intérieur desquelles se révèle ce qui se révèle ne parviennent pas à submerger la joie de savoir que ce qui est ainsi révélé est non seulement réel, mais le Réel, la Nuit elle-même.  Ce que j’expérimente de la sorte, de même que les circonstances concrètes colorant cette expérience, ne concurrencent pas l’allégresse suscitée par le fait que je l’expérimente.*  Sans doute, le Réel ne fait-il jamais aussi mal que lorsqu’on attend autre chose que lui : dans cette optique, il y a bien un sens à dire que la mauvaise surprise constitue l’horizon ultime de toute révélation ontologique.  Mais lorsqu’on n’attend rien (entendons rien d’étant), on n’attend rien que le Réel, ce qui n’est plus tout à fait attendre, mais plutôt manifester une disponibilité illimitée à l’endroit de ce qui peut ou doit arriver.  Ne rien attendre ou attendre le Réel, c’est la même chose dans la mesure où cela équivaut à se rendre disponible pour l’arrivée de ce qui arrivera, comme et quand il arrivera, et rien d’autre.
  
(*Je me rapproche ici à dessein des analyses que Clément Rosset consacre à l’expérience de la joie et à son caractère paradoxal : «Ce paradoxe peut s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit.»  La force majeure, Minuit, 22.)

Parce que le sujet humilié a toujours attendu quelque chose d’autre que le Réel, son humiliation vient de ce que, sous la charge questionnante de la Nuit, ce sujet se voit infliger une leçon; mais parce que le sujet humble, au contraire, n’a jamais rien attendu (que le Réel), ce dernier n’accueille pas la révélation de la Nuit comme une leçon qu’on lui inflige ou administre (et dont la charge correctionnelle justifierait l’impression de mauvaise surprise), mais il l’accueille plutôt comme un enseignement magistral tout aussi fécond qu’enivrant, un appel qui voue à l’ouverture fascinée face à ce qui vient.

De fait, l’étonné qui «répond» tout d’abord au terrassement de la Nuit par la disposition ontologique de l’humilité reçoit ici l’équivalent d’un appel qui rend possible le prolongement de cette disposition ontologique dans la disposition proprement affective de la fascination.  La motion fascinée en direction de la Nuit constitue en ce sens la première réponse de l’étonné à ce que lui-même éprouve comme un appel interrogatif en provenance de la Nuit.

Cet enseignement magistral est sans maître, cet appel est sans parole.  Il n’énonce rien.  Interrogation pure, son élément est celui du silence.  Dès lors, à quoi l’appel appelle-t-il au juste?  En un sens, il n’appelle à rien d’autre qu’à cette avancée en direction de la source de l’appel.  Plus précisément, il appelle l’étonné à quelque chose qui serait de l’ordre de l’étreinte, concept en fonction duquel se dessine une variante pour ainsi dire charnelle de la vérité.*

(*Adéquation sauvage, correspondance éparse ou errante dans la mesure où la «vérité» ne saurait adopter ici la forme linéaire et frontale qui caractérise la définition traditionnelle de l’adequatio, et cela parce que ce qui appelle à l’étreinte de la source même de l’appel est l’Inégal par excellence, l’Exilé qui jamais ne se tient dans cette tranquille égalité à soi-même que l’adequatio traditionnelle requiert et sans laquelle elle ne saurait se réaliser.)

Parce que la Nuit se manifeste à l’origine sous le mode du terrassement, de l’ébranlement (voire de l’éclatement), parce qu’elle se dévoile d’abord et avant tout comme Question, l’étreinte à laquelle son appel convie doit nécessairement être conçue de manière à intégrer l’errance constitutive d’une caresse, l’inadéquation de tout ce qui est désiré au-delà de toute mesure.

Dans le sillage de sa marche fascinée en direction de la Nuit, l’étonné éprouve donc, à même l’interrogation que soulève en lui l’appel nocturne, la forme primitive et la plus ancienne de cette étreinte accordée à l’errance questionnante de la Nuit.  À la Question, l’étonné répond en retour par son interrogation même, si bien que l’étonné n’est plus seulement interrogé, mais interrogé interrogeant; en cela, il répond à ce que l’appel exige foncièrement, à savoir la résonance charnelle entre l’interrogation de la Nuit et l’interrogation par la Nuit, et c’est sur le fond d’une telle résonance que ce qu’on appelle «philosophie» peut s’éployer.

La philosophie se définit en effet comme la tentative d’expliciter le sens de cette étreinte ou de cette résonance charnelle.  Sa tâche consiste à infuser dans le langage ce que demande au juste cette question que nous posons à la Nuit, et qui ne surgit elle-même qu’en réponse à la question que la Nuit nous adresse en tout premier lieu au sein de l’étonnement.  En ce sens, la philosophie prolonge et explicite cette résonance originaire à la Nuit qui caractérise la situation de l’étonné en tant qu’il interroge en retour la source de son étonnement.

Dès lors, tout se passe comme si le philosophe était en présence d’un seul et unique point d’interrogation, et qu’il s’agissait pour lui de combler l’espace vide qui précède à l’aide des mots qui «conviennent».  Autrement dit, il doit tirer du silence propre à ce point interrogatif une question susceptible de passer sur le plan des questions formulées et d’être traduite esthétiquement selon les règles du langage explicite.  Pour ce faire, le philosophe doit nécessairement procéder à un acte de création : les questions formulées ne pourront réaliser le vœu de résonance à la Nuit que si elles parviennent à rendre le caractère inédit (apparaissant comme pour la première fois) de cette question précise que la Nuit nous adresse du fond de l’étonnement.  À l’inédition originaire de la Nuit doit «correspondre», dans le langage explicite, l’édition de questions qui entrent dans un rapport de résonance charnelle avec ce silence ontologique.  Cette attitude philosophique coïncide avec l’apparition d’un champ interrogatif original, absolument opposé au champ problématique, et auquel on donne le nom d’énigme.

Le champ interrogatif de l’énigme se distingue de l’interrogation problématique à plusieurs égards, mais la radicalité de leur opposition apparaît surtout sur le plan de l’articulation des moments de la question et de la réponse au sein de l’un et l’autre de ces champs.  Dans la mesure où le champ problématique découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire, la réponse ne peut que précéder la question : la réduction de la Nuit à l’Objet (qui équivaut tout aussi bien à une réduction sans appel au silence sans appel) constitue l’équivalent d’une réponse globale précédant et prévenant toute question ponctuelle que le sujet pourra éventuellement adresser à la Nuit.  Or le champ interrogatif de l’énigme manifeste un renversement complet des présupposés à l’origine de ce modèle : son opposition radicale au champ du problème apparaît précisément en ceci que le sujet humble, à la différence du sujet humilié, ne réplique pas à la Question étonnante de la Nuit de façon à mettre la Nuit hors d’état d’interroger davantage.  Il n’a d’ailleurs aucune raison de le faire.  L’initiative questionnante de la Nuit, accueillie au sein de l’humilité, est par le fait même reçue comme un événement réel et non comme un déni infligé à ce soi-disant monopole interrogatif dont disposerait le sujet, déni auquel il faudrait par conséquent «répondre» comme on répond à une objection ou à une offense.

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Resterait à voir en quoi art et philosophie ont partie liée, sonder le lien organique qui les rattache au champ de l’énigme, puis montrer que l’art et la philosophie sont l’équivalent de réponses créées, des espèces de dénouements créatifs qui supposent nécessairement la rencontre d’une énigme et non d’un problème.  En art comme en philosophie, la réponse ne peut pas être immanente à la question : elle doit au contraire être construite à partir et en vue d’un appel inouï à l’inédit.
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Mais de l’étonnement au cercle interrogatif, quel est le pont?  Le lien?  Le passage secret?  Ni le problème ni l’énigme ne peuvent faire sens de la mise en immanence de la Nuit au point de faire rouler l’interrogatif sur lui-même et d’électriser sa spirale jusqu’à la déflation de tout concept.  Approche ontologique et approche schizo-transcendantale : sensation pénible que l’une est de trop, et en même temps, que les deux sont nécessaires, indéclinables, intraduisibles dans un langage autre que le leur.
 
Tentation de faire de cette dualité le fondement d’une apologie de l’épars.


Mais non.  Comme dirait l’autre décadent, tsé des fois, un échec c’est juste un échec.