lundi 13 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 4)

0 mai

Hier soir, après le travail, je me suis rendu chez Léa.  Je n'avais pas besoin de lui parler, je n'étais pas, comme on dit, en veine de confidences, mais la perspective de me retrouver seul chez moi me terrifiait (le matin même, mes membres étaient partis à la dérive, chacun de leur côté, avant de s'immobiliser à la limite de leur extensibilité: pendant plus de dix minutes, j'avais adopté la position du X, écartelé à vide au milieu du salon, ligoté à une roue invisible, et il avait encore fallu que je crie pour rompre le sortilège et résoudre la crampe qui m'avait terrassé).

Léa avait cessé de boire depuis les derniers jours, mais je l'avais tout de même retrouvée sans le souffle, affalée sur la cuisinière comme si elle rentrait d'un marathon ou qu'elle était sur le point de restituer.  Elle portait toujours sa vieille veste de laine synthétique (je détestais cette veste, elle ne s'usait pas; même si Léa ne la portait jamais qu'à l'intérieur, elle conservait cette raideur de chose neuve que le temps n'atteint pas), mais ses jambes étaient nues et je voyais la raie de son cul à travers la toile de la petite culotte couleur crème.

--  Je veux te rentrer dedans.  Tout de suite.
--  Tu tombes mal, dit-elle.  J'ai raté mon rôti et j'ai le goût de boire.
--  Alors ouvre une bière et déshabille-toi.
--  Tu es dégoûtant.

Nous avions officiellement rompu il y a un mois, mais je disposais toujours de la clef de l'appartement; j'y venais parfois, même en son absence.  Elle me tolérait encore d'un point de vue physique, mais le mot «dégoûtant» lui venait de plus en plus souvent à la bouche lorsque je surgissais à l'improviste et que je la surprenais en train de vaquer à des tâches incompréhensibles.

--  J'ai vu Joe Dassin hier, dis-je.
--  Je te préviens, je ne suis pas d'humeur...
--  Commandons quelque chose puisque tu as raté ton poulet.
--  Pas mon poulet.  Mon rôti.  Tu me fatigues vraiment...

Sur sa table de travail, il y avait un livre de Derrida ouvert à la page 156.  Je lus: «la guerre même garde la trace testimoniale d'un accueil pacifique du visage».  Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait à traduire les oeuvres de Derrida en grec ancien.  Cet  acharnement m'assommait dans la mesure où il ne répondait à aucune exigence, aucune commande précise de l'extérieur, et plus elle y consacrait de temps, plus cette entreprise m'apparaissait forcenée: sa gratuité prométhéenne en devenait écoeurante (elle n'était d'ailleurs pas étrangère à notre rupture), et je me demandais si, à sa façon, Léa ne souffrait pas d'une déroute neurologique au moins égale à la mienne.

--  Ton travail avance, dis-je.
--  Que me veux-tu?
--  Je ne vais pas bien.  C'est pourtant clair.  Je ne vais pas bien, et je voudrais que tu m'apaises.
--  Bon,  Je veux bien coucher avec toi, mais tu dois mettre le condom d'abord, et je veux que tu fasses vite, je suis très occupée...

Léa avait ouvert la porte du poêle: elle était accroupie, observant l'intérieur du four, et une fumée âcre se répandait dans l'appartement.  Je vis le pli de ses cuisses et l'éventail que formaient ses orteils soutenant le poids de son corps plié en deux.  J'eus l'impression qu'elle allait peut-être chier sur le plancher de la cuisine (sa position le suggérait), mais elle n'en fit rien.  J'étais déjà très dur.  Elle se releva, le visage ruiné, puis se mit à rouler un joint.

--  Je croyais...
--  Je ne bois plus, dit-elle, mais je fume.  Pour la traduction.
--  Tu es belle.
--  Je sais.  Mets ça.

Elle me jeta une enveloppe de condom.  J'avais déjà abaissé mes pantalons, mon érection était violente et je ne savais plus si j'allais la lui mettre dans le con ou dans le cul, dans la bouche ou dans les mains.  Je m'avançai vers elle et m'emparai de deux mèches de ses longs cheveux que je nouai autour de ma queue, tirant de chaque côté pour comprimer le désir à la racine.

--  Aye, je ne veux pas, pas comme ça...  Mets le condom, j'ai dit.

Je défis le noeud de sa chevelure comme elle me le demandait.  Mes doigts tremblaient tandis que je tentais de déchirer l'enveloppe du condom.  Elle défit son horrible veste, et la pointe de ses seins s'irrita au contact de ma barbe naissante.  Le condom gisait comme une anémone gluante au creux de ma paume, mais je tremblais tellement que je ne parvenais pas à le dérouler sur ma queue.  (J'aurais voulu qu'elle me jette dans le four, qu'elle ferme la porte et qu'on en finisse.)

Ma maladresse l'exaspérait, je le comprenais à la manière dont elle soufflait dans le vide (son visage demeurait fermé).  Elle s'empara du condom, mais lorsque vint le moment de l'enfiler le long de ma queue, ce moment était déjà passé: elle recula.  Je ne comprenais pas.  Je vis la motte noire et torsadée de ses aisselles lorsqu'elle acheva le mouvement de rejeter ses cheveux vers l'arrière (je compris qu'elle avait cessé de se raser depuis qu'elle avait coupé l'alcool), mais elle recula encore avec le condom dans les mains.

--  Quoi?
--  Ta queue, dit-elle...
--  Quoi, ma queue?

Ma queue bandée s'était mise à tourner sur son axe, lentement d'abord, puis de plus en plus vite.  À la fin, elle tournoyait à vitesse maximale (comme une hélice avant le décollage), et je compris que le X m'avait repris.  Léa criait, je criais aussi, et ma queue tournait toujours.  Je la saisis à deux mains, mais la nausée me prit, je perdis aussitôt l'équilibre et m'affalai à proximité de la bibliothèque.  Je dus abandonner ma queue à son mouvement de rotation.  Je rampai en direction du four, m'emparai du filet de porc brûlant, mais je ne pus me résoudre à rien.  Je le balançai contre le mur où il laissa une marque de jus de citron

Léa hurlait derrière la porte de sa chambre.  Elle hurlait encore, une heure plus tard, quand tout fut fini et que j'allai m'enfermer à la salle de bains, laissant l'eau froide couler sur ma queue morte et ma main endolorie.



















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