mercredi 8 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 3)

55 octobre

Je n'ai pas rêvé de Joe Dassin cette nuit, mais je crois bien l'avoir aperçu au coin de Legendre et Christophe-Colomb tôt ce matin, alors que le ciel se déchirait à l'ouest.  Je l'entendais siffloter l'air de «Qu'est-ce que tu fais de moi?» tout en crachant méticuleusement à la tête des cyclistes qui passaient près de lui, mais les cyclistes ne semblaient pas le voir, ils filaient droit devant, et cette indifférence me semblait encore plus horrible que s'ils s'étaient arrêtés pour insulter ou battre Joe.

Quelque chose s'était mis en branle, je n'aurais su dire quoi au juste (les feux de circulation pantelaient dans l'aube noire) mais je sentais que cela n'était pas conçu pour faire marche arrière.

Ce matin encore, certains gestes ont recommencé à se détacher de moi et de ma volonté, à un point tel que le seul mot de «volonté» me donne à présent la nausée.

(Ce matin, en préparant la cafetière, mon index s'est de lui-même fourré dans mon oreille avec une telle violence et une telle force -- une force qui excédait de très loin celle que j'aurais pu lui imprimer si j'avais moi-même commandé ce geste --. que je crus qu'il allait perforer mon tympan; il n'y avait que le cri pour me délivrer de l'emprise de ce X, mais je ne le savais pas, ou plutôt, je le sus en criant et jusqu'à ce que la voix me manque et que je chie le sang par les narines.  Mon index était alors tombé, il avait chuté de mon oreille avec le reste de mes membres qui appuyaient mollement sur la courbe des choses comme les baguettes d'un pantin désarticulé.)

Ce journal ne me sauvera pas.  Pas plus que les oeuvres complètes de Jacques Derrida.

Je l'ai cru d'abord, mais je sais à présent qu'aussi loin que j'aille dans ces notations, elles ne rendront pas plus clair le motif de ma dépossession -- car je me dépossède, Joe Dassin le sait, et moi-même je n'en doute plus depuis l'épisode de la phrase entrée par effraction dans la lettre que j'ai remise l'autre soir à la Villatorta.


Désormais, tous les mots, toutes les phrases, tous les fragments par lesquels je tente d'illuminer mon effondrement me renvoient le même défi alphabétique que la phrase «je voudrais te sucer les orteils».  Car derrière le discours que je couche, le X poursuit son oeuvre de sape; tout ce que j'écris en surface se double en profondeur d'un discours, ou plus exactement, d'une fuite discursive, frondeuse et insolente par lesquels les mots se retournent et me tirent la langue: nous nous passons de toi pour exister, nous allons sans le sens, joue avec nous ou alors tais-toi.

Ce journal ne me sauvera pas pour la raison fort simple que ce n'est pas un journal, mais le récit de l'ailleurs avec lequel je dois composer si je dois entrer dans la joie de ne plus me revenir. 


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