mercredi 1 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 2)

39 avril

Blodeur m'a convoqué à son bureau ce matin.  Je devais avoir le massacre fiché en toutes lettres dans le front car j'avais mal dormi la veille et j'avais dû me traîner longtemps, à quatre pattes et de pièce en pièce, avant de pouvoir me tenir debout.

Comme d'habitude, Blodeur gisait étalé sur son pupitre, la langue sortie et la face écrasée dans un amoncellement de paperasses.  De l'index, il pointait une note de service que je reconnus tout de suite; je l'avais rédigée hier soir, puis expédiée à la secrétaire de Blodeur avant de sortir.

-- Wiosd nnvjklvksjvfijmkluyeueyee?

--  Oui, monsieur, cette note est bien signée de ma main.

--  Ynbsadripp?

--  Je les relis toujours avant de les expédier.  Pourquoi?  

-- Fe^riq9urt.

Blodeur maintenait obstinément son index pointé en direction de la note, Sa face se déplaçait comme une limace au milieu des fichiers, et je compris sa contrariété.  Quelque chose le contrariait, il avait repéré une anomalie dans la note que j'avais rédigée, sa langue écumait sur le bois du pupitre.  Il me semblait qu'il aurait dû la trancher d'un coup de dents.  (Mais elle aurait encore pu remuer, je le concevais.)

Je me penchai sur le bureau et je relus la note,  C'était une ébauche du plan d'assurance-mort que la compagnie devait produire à la demande du gouvernement.  En résumé, j'y indiquais comment nous devions procéder afin de limoger, de la façon la plus expéditive possible, le maximum d'employés à notre service, tout cela afin de permettre aux agents gouvernementaux de mater les dérèglements de l'économie locale.

--  EIHRGVLKER !!

À la demande de Blodeur, dont la langue mouillait sur une gomme à effacer, je relus attentivement le troisième paragraphe.  Au centre, je fus arrêté par une phrase qui contrastait avec le style sec, glauque et administratif des phrases ambiantes: elle était légèrement décalée; comme la face de Blodeur, elle dérivait sur la gauche.  Elle se lisait comme suit: je voudrais te sucer les orteils.

Je pâlis.  

Blodeur me demanda si, par hasard, je n'avais pas immiscé cette phrase grivoise dans le texte à l'intention de sa secrétaire, madame Villatorta, dont la réputation avait été mise à mal récemment au sein de l'entreprise. La rumeur courait que, moyennant quelques mots crus à l'oreille, elle pissait dans ses mains et vous lubrifiait la queue avec son urine avant de se l'introduire dans le cul.

Blodeur s'énervait, sa patience était à bout et sa tête butait contre la surface du pupitre.  Il exigeait des explications. écumant toujours dans l'amoncellement des feuilles, des stylos et des portables.

Je me confondis en excuses, sur le point de vomir, et je trébuchai en sortant de son bureau. 

Dans l'après-midi, je relus à plusieurs reprises la phrase incriminante, d'abord persuadé qu'on m'avait joué un tour idiot.  Puis au crépuscule, je me rendis au boisé de St-Sulpice avec une bouteille de rouge que je débouchai sur un banc.  Une fois la bouteille vidée, je m'affalai au tournant du sentier, je roulai sur le dos et relus la lettre sur le fond du ciel étoilé. Dans la pénombre, la phrase brillait.  Je compris que la phrase était de moi, mais qu'elle ne m'appartenait pas à proprement parler.  Je compris aussi qu'elle ne s'adressait pas à la secrétaire de Blodeur, mais à moi.  Elle était de moi, elle m'avait quittée provisoirement, puis me revenait enfin, elle me sautait à la face comme à son seul et unique destinataire.

La phrase «je voudrais te sucer les orteils» voulait (d'elle-même) me sucer les orteils.

(...)




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