dimanche 24 juin 2018

24 juin (nécronouvelle)


Je me souviens de la lune qui virait à l'orange entre deux grappes de nuages déclinants.  C'était en 82 ou en 83.  Peut-être en 84, c'est vague.  Il y avait Gilles, Jean-Claude, moi, et nos copines dont j'oublie le nom.  Je sais que c'est con, mais j'ai oublié jusqu'au nom de la fille qui m'accompagnait ce soir-là.  Il faut dire qu'on ne sortait pas ensemble depuis très longtemps, et après les événements de ce fameux souper où on s'était tous retrouvés dans l'appartement de la mère de Jean-Claude, la rupture était inévitable.

L'idée, en gros, c'était de célébrer la Saint-Jean en même temps que la fin de nos études collégiales.  Je précise qu'on ne parlait pas encore de «fête nationale» à cette époque-là, ou si peu, et si on le faisait, cette expression était d'ordinaire la chasse gardée des politiques et des péteux.  Non, on disait «la Saint-Jean», et le soir du 24 juin, une tradition un peu crade voulait qu'à peu près tout le monde se rende au parc Maisonneuve avec son drapeau, sa shit et sa caisse de 24 pour ensuite s'évacher dans les gazons et se trasher le québécois pendant que Plume Latraverse nous envoyait collectivement chier.  Personne ne fouillait les sacs à l'entrée.  Il n'y avait pas de Johanne Blouin ou de Luck Mervil pour animer le show et veiller à la préservation du sens mièvrement familial de la fête.  Il n'y avait pas non plus d'Isabelle Boulay, de Roch Voisine ou quelque autre gentille potiche pour neutraliser a priori la charge potentiellement dionysiaque de l'événement.  Tout le monde était gelé, tout le monde était saoul, et le lendemain de veille, Dieu merci, le parc Maisonneuve ressemblait à un dépotoir à ciel ouvert.

Et puis c'était une époque où on n'avait pas encore hystérisé la question de l'inclusion.  En un sens, l'inclusion se faisait toute seule -- comment?  de quelle façon?  le problème, c'est qu'on était trop pafs pour s'en rappeler, mais qu'à cela ne tienne, on pouvait toujours compter sur une tête de turc radicalement francophobe pour veiller au grain et favoriser la réminiscence.  Chose certaine, l'inclusion ne prenait pas encore la forme qu'on lui connaît aujourd'hui, soit l'alignement de poissons morts plantés sur le bord du trottoir, et qui regardent passer la limousine de la Chambre de Commerce en agitant des petits drapeaux en plastique achetés en vrac au Dollorama.

Enfin, tout ça est si loin, et à vrai dire, ça n'a plus vraiment d'importance.  Mais si je prends la peine de rappeler le contexte, c'est surtout pour souligner le fait que, plus ou moins consciemment, on associait toujours la venue de la Saint-Jean à quelque chose qui devait «exploser» d'une manière ou d'une autre.  En tout cas, pour nous qui avions une vingtaine d'années à l'époque, une fête de la Saint-Jean où tout un chacun aurait sagement veillé à la conservation de sa dignité humaine et de ses facultés intellectuelles était inconcevable.  Fallait que ça pète, et pas seulement dans le cadre des feux d'artifice. 

C'est peut-être la raison pour laquelle j'avais si hâte à ce souper auquel Jean-Claude nous avait conviés le soir du 24.  Plutôt que se rendre au parc Ahuntsic ou au parc Jarry comme on l'avait fait les années précédentes, on allait donc passer la soirée entière dans l'appartement de sa mère qui avait quitté la veille pour les Cantons-de-l'Est, et dont le retour n'était prévu que pour le surlendemain.  Il s'attachait à cette désertion parentale une atmosphère de licence d'autant plus électrisante que nous en étions, Jean-Claude, Gilles et moi, à nos premières expériences «sérieuses» avec des filles qui n'avaient quand même pas le profil de marie-couche-toi-là, mais qui n'étaient pas pour autant fermées à l'exploration ardente, quoique responsable et progressive, des stations les plus insolites de la sexualité à la condition qu'elle s'accompagnât de la promesse d'une relation durable, fondée sur la transparence et la communication.

En d'autres termes, nous étions trois couples, pas vraiment ouverts, mais pas vraiment fermés non plus, disons trois couples infusés par l'angoisse de savoir si quelque chose comme une orgie légère était possible entre nous, et le cas échéant, de quelles déchirures à venir il nous faudrait ou pas en payer le prix.

Peut-être parce que c'est lui qui nous recevait, Jean-Claude me semblait particulièrement fébrile.  Je le voyais déjà pâle et le teint cireux quand nous passâmes à table.  Il faut dire qu'il faisait très chaud.  Les filles étaient belles, plus maquillées que de coutume, la lèvre lourde, déjà imbibée par le punch.  Lorsque ma copine leva les bras pour atteindre le lustre du plafond, je vis son nombril luire sous une pellicule de sueur et ma queue cogna lourdement au fond de mon caleçon.  Près du lavabo, Gilles émiettait le hasch au-dessus de la marmite de sauce spaghetti: il me semblait que sa motion frénétique était parfaite, qu'il n'aurait jamais dû faire autre chose que cela.  Je revins plus tard de la salle de bain avec une bouteille vide de Harfang des Neiges, et tandis que la voix de Serge Fiori nous parvenait de la fenêtre ouverte sur la ruelle, je m'enivrais de cette sensation contradictoire que rien n'allait se passer et qu'en même temps tout pouvait arriver.

Nous n'en étions qu'au début du repas et déjà Jean-Claude sombrait dans des manies bizarres, insistait pour qu'on lève notre verre à «la tête arrachée de Jean Baptiste».  Il me semblait la proie d'une allégresse toxique dont il ne maîtrisait ni le sens ni les signaux.  Il ouvrit un vin hongrois qui avait la consistance du sirop, puis distribua à la ronde des cigares qui ressemblaient à des crottes de chien.  Tout le monde fuma, sauf moi.  En dépit du ventilateur installé à proximité, et dont les pales tournaient à vitesse maximale, la chaleur demeurait écrasante.  Je sortis quelques instants sur le balcon qui donnait sur la cour, question de voir où en était le ciel avec sa lune de sang et ses étoiles de plomb, puis je revins en titubant entre des murs que je ne reconnaissais déjà plus.  Je vis que les filles avait entamé une seconde bouteille de blanc: elles feulaient en déboutonnant leurs chemises et en buvant directement au goulot.  La copine de Jean-Claude portait un haut de bikini trempé de sueur et l'aréole de ses seins, contractée par le courant d'air du ventilateur, noircissait sous le tissu.

Et puis quelqu'un murmura «quoi? quoi?». Le temps de tourner la tête, je vis la copine de Gilles se ruer sur le lavabo de la cuisine.  Sciée par le vertige, l'avant-bras glissant sur la céramique du comptoir, elle vomit avec brutalité, pleurant entre les reflux qui lui déchiraient l'estomac.  La main sur la bouche, les deux autres filles roulaient des yeux de folles pendant que Gilles massait le dos de sa copine toujours prostrée au-dessus du lavabo dans l'attente nauséeuse de la vague à venir.  Elle avait le cul bien roulé, je voyais le globe de ses fesses rayonner de chaque côté de la fourche, et bien qu'il y eut quelque chose de troublant à considérer la possibilité de finir la queue dans la bouche d'une fille dont le mascara avait coulé à force de dégueulis, je dus admettre que je n'en étais plus là.  Personne n'en était plus là.  La soirée était à peine commencée et toutes nos perspectives de glissements orgiaques étaient déjà réduites à néant.

Je me suis longtemps demandé, par la suite, si c'était un effet combiné du vin hongrois et des cigares.  Chose certaine, à la différence de mes amis, je n'avais touché ni à l'un ni aux autres, et je crois bien avoir été le seul à ne pas être infiniment malade ce soir-là.  Gilles venait de traîner de force sa copine à la salle de bain, et nous n'avions encore rien dit, rien décidé.  Jean-Claude, d'une pâleur spectrale, tanguait au-dessus du lavabo dont le drain avait été bloqué par les éclats de charpie, mais dans son refus de voir la fête gâchée par cet incident, même si les effluves de renvoyou faisaient déjà tourner les têtes, il sourit un peu niaisement et dit: «ce n'est rien, je vais arranger ça», et c'est alors qu'il retroussa la manche de sa chemise et plongea la main entière dans l'étang de jutron afin de dégager le drain des filaments de bile qui en obstruaient l'orifice.

Je ne sais pas si Jean-Claude était à demi-fou, s'il voulait nous épater ou s'il avait fait cela uniquement parce qu'il estimait que c'était la chose à faire dans les circonstances, mais c'était manifestement «de trop» et il dut s'en apercevoir lui-même au moment où ses doigts ramenèrent à la surface un fragment de fromage feta plombé d'acide gastrique.  Jean-Claude hoqueta, retint une grimace, hoqueta de nouveau puis, à son tour, dégobilla monstrueusement.  Quelques secondes plus tard, les yeux pourris et le bras droit dégoulinant de son propre vomi, il s'effondra sur le plancher de la cuisine, et personne à cet instant n'aurait pu dire s'il riait, pleurait ou passait la limite de toute effusion signifiante.

Sa copine se leva, étrangement indifférente au chaos ambiant, et nous annonça qu'elle allait s'étendre un peu dans la pièce d'à côté.  Désormais, ma blonde et moi étions seuls à la table, suants, bouffis par l'ivresse et la nausée.  Je me levai à mon tour, vacillant sur mes jambes, l'invitai à me suivre au balcon, mais elle préférait se rendre au salon, voir si elle pouvait quelque chose pour les deux autres filles.  Je la sentais sur le bord de flancher.  Je lui conseillai d'attendre un peu avant de se lever, j'allais voir moi-même ce que je pouvais faire, même si je louchais comme une écrevisse et que j'étais aussi noir que le fond d'un taxi.

Quoique ce ne fusse pas matériellement possible, je m'égarai néanmoins en cherchant le chemin du salon.  De couloirs versants en escaliers rompus, je me retrouvai dans une cave de terre jonchée de mannequins désarticulés et d'instruments de jardinage.  À travers la fenêtre qui donnait sur la ruelle, j'aperçus de nouveau la lune immense, lumineuse à crever, et dans les profondeurs de l'immeuble, je distinguai un chant dont la fêlure me rappelait la voix de ma copine lorsque je la prenais par derrière et que mes couilles butaient à répétition contre son clitoris.  Errant dans la cave, je riais sans raison, puis je heurtai les premières marches d'un escalier dont je ne sus que faire, et que je me résolus enfin à gravir à quatre pattes comme s'il s'agissait d'une montagne peuplée de créatures silencieuses et inhospitalières.

Je débouchai dans une chambre dont je reconnus confusément les contours, et où l'odeur de régurgi atteignait un degré de concentration étourdissant.  La copine de Jean-Claude était étendue sur une espèce de matelas de sol.  Quelqu'un lui avait retiré son jean et l'avait abandonnée là, dans les transes d'un demi-sommeil.  Ses mèches d'un blond cendreux lui collaient aux lèvres et les poils de sa toison pubienne, prodigieusement fournie, essaimaient sur les cuisses des deux côtés de son slip.  En m'approchant, je vis qu'elle avait vomi sur le matelas mais que cela n'avait pas suffi à la tirer tout à fait de son inconscience: sa tête roulait par intermittence dans les déjections encore fraîches, et elle appelait à voix basse: Jean-Claude...  Jean-Claude...

Je retournai à la salle à dîner où je ne trouvai personne.  En provenance du balcon, il me semblait avoir perçu les bribes d'une conversation animée, jusqu'à ce que je me rende compte que c'était Jean-Claude qui monologuait dans l'obscurité, les mains agrippées à la rambarde, perdu dans les méandres d'une réflexion où il faisait les questions et les réponses, et qui tournait à vide autour du thème de la souveraineté et des orteils de Jeannette Bertrand.  J'aurais voulu lui demander s'il savait où ma copine était passée, mais je n'y parvenais pas: j'assistais, impuissant, à la dissolution systématique de toute idée dont la formulation dépassait le cap des trois mots.

Mille ans plus tard, je dévalai un autre escalier et je tombai sur Gilles qui se tenait immobile sur le trottoir de la rue Chateaubriand, les épaules basses et le regard fixé droit devant.  Je savais qu'il avait abusé du hasch avant, pendant / dedans et après le spaghetti.  Il avait perdu de vue sa copine au tournant de quelque poème de Michèle Lalonde ou de Paul Chamberland.  Et même si je ne la distinguais pas moi-même dans toute cette obscurité, je l'entendais pourtant qui criait: «salaud...  je veux plus que tu me touches... je veux plus te revoir...  plus jamais...»  Bizarrement, ses cris me semblaient provenir d'un endroit très proche et en même temps très éloigné de celui où nous étions.  Je demandai à Gilles ce qui n'allait pas, il répondit «rien», mais il avait l'air étrange: avec ses yeux exorbités et ses petites dents d'écureuil bêtement rabattues sur la lèvre inférieure, il me dévisageait comme s'il ne parvenait pas à décider si je représentais pour lui une menace ou une planche de salut.  La voix de sa copine nous revenait toujours plus déchirante, fondue à la nuit et aux échos insondables de son origine.  

C'est seulement lorsque je baissai la tête que je m'aperçus que le pantalon de Gilles gisait en tas autour de ses chevilles et qu'il pissait infiniment dans le caniveau.

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Ces événements sont survenus il y a une trentaine d'années.  Sans que nous le sachions, c'était déjà la fin d'une époque.  Je n'ai plus jamais revu les gens que j'ai évoqués de près ou de loin dans ce récit.  Je ne sais pas ce qu'ils ont pu devenir depuis et je n'ai pas non plus cherché à les retracer.

J'ajouterai seulement que cette nuit-là, après mon départ, j'ai marché longtemps dans les rues de la ville.  J'étais je ne sais qui, j'allais je ne sais où.  Je revenais de nulle part à travers l'équation boréale des feux qui enrubannaient les maisons incendiées dans le quartier de Westmount.







mardi 19 juin 2018

Descente (nécronouvelle)


C'était la deuxième fois qu'il sautait à pieds joints sur le plancher de bois franc.  Le volume de la musique n'avait pas diminué d'un iota.  L'angoisse lui revenait par vagues lentes et poisseuses, et il se sentait ignoble, piégé dans un environnement dont les métaux étaient contaminés au plus près par les vibrations de la basse.  Il se percha sur le lavabo puis sauta à nouveau.

À l'étage au-dessous, le salaud était seul.  Il savait que le salaud était seul.  Un mois plus tôt, quand il avait aménagé au deuxième, ils avaient échangé quelques mots dans le cagibi, il avait appris que le gars étudiait en cinéma à Concordia et, dans l'ensemble, il lui avait fait bonne impression.  Mais moins d'une semaine après son installation, c'était le Chaos.  Un soir sur deux, autour de 22 ou 23 heures, invariablement la musique reprenait, s'élevait des fondations, de la baignoire et des caves, ébranlait la tuyauterie et se prolongeait en picotements qui couraient jusque dans les nerfs de ses gencives.

Il savait que l'autre ne l'entendrait pas, même s'il habitait juste au-dessous, mais il sauta néanmoins encore une fois.  Sauter était bon, sauter lui faisait du bien.  Le pire, c'était encore la basse.  Peu importe s'il passait du Nirvana, du Nicki Minaj ou les Artic Monkeys, c'est la basse qui rendait fou: c'était la seule chose dont il ne pouvait faire abstraction, même quand il se faisait couler un bain et qu'il plongeait sa tête sous l'eau grasse et tiède.

Il allait descendre, frapper à la porte.  C'est ce qu'il se disait toujours.  Un soir, alors qu'il s'extasiait sur les cernes crasseux du lavabo de la cuisine, il avait appelé la police.  La venue des agents n'avait pas donné grand chose: il s'agissait de deux recrues filiformes qui avaient à peu près le même âge que l'étudiant.  Ils lui avaient servi un avertissement de courtoisie, rien de plus.   La musique avait cessé ce soir-là, et puis elle avait repris le soir suivant.
   
Il allait descendre parce que personne ne pouvait le faire à sa place.  Il ne pouvait pas compter sur le propriétaire qui n'en avait rien à foutre et qui, de toute façon, passait la moitié de l'année en Floride.  Il ne pouvait pas davantage compter sur les vieilles locataires de son palier.  Une fois, une seule fois, sa voisine de gauche, une octogénaire dodelinante et vaguement fêlée, était allée frapper à la porte.  L'étudiant lui avait gueulé dessus.  Elle était remontée sans rien dire, avait réintégré son logement et s'était mise à sangloter.  Les cloisons étaient si minces qu'il l'avait entendue gémir jusqu'aux petites heures du matin. 

(L'après-midi aussi, il l'entendait parfois.  Lorsqu'elle était d'humeur radieuse, elle faisait des vocalises qui couvraient à peine les pépiements de sa perruche.  Sinon, il ne l'entendait presque jamais, quoiqu'une odeur de rat crevé s'insinuât en permanence à travers le mur mitoyen.  Il n'avait eu affaire à elle qu'une seule fois, l'an dernier, au creux de l'été, alors que des ouvriers de la ville balançaient des briques dans un container et que l'immeuble était infesté de punaises de lit.  Accompagné de l'exterminateur, il avait essayé de lui faire comprendre que, contrairement à ce que sa nièce lui avait dit, elle ne pouvait pas se débarrasser de cette vermine avec de l'huile végétale, qu'il fallait appliquer des produits chimiques.  Elle s'était contentée de sourire dans le vague.  Il avait alors compris que c'était peine perdue et qu'il ne parviendrait pas à chasser le souvenir de ses incisives, sortes de stalactites pourries qui ne tenaient qu'à un fil.)

La musique s'était interrompue, ça ne durerait pas.  Il savait qu'elle pouvait reprendre à n'importe quel moment, qu'il ne lui servait à rien d'espérer que ce soit fini, qu'il ne devait jamais se fier à cette oasis de silence au centre de laquelle les objets de son logement s'immobilisaient comme des limaces, retenant leurs bavures comme il retenait son souffle.  La musique reprendrait, elle reprenait toujours -- elle reprenait justement, cette fois avec Rockstar de Post Malone.  Alors il grimpa sur la commode et sauta à nouveau.

Quelques minutes plus tard, les nerfs à pic et l'estomac retourné, il perçut le grincement de la porte du logement voisin.  La vieille sortait, vraisemblablement pour déposer ses ordures à la rue (quoi d'autre?).  Il en profiterait pour lui parler, il avait plus que jamais ce besoin de connivence vide avec le seul être connu de lui qui eut affaire au salaud. 

Quand il franchit le seuil de son logement, il sut qu'il était déjà trop tard.  Armée d'une carabine de calibre 303, la vieille s'engageait dans l'escalier du cagibi.  Elle descendait lentement, une marche à la fois.  Il aurait voulu la toucher, la retenir peut-être (il n'en avait pas peur, bien que l'angoisse lui tordit les tripes), mais il banda très dur et sa bandaison fit qu'il s'effondra sur la première marche au moment où la vieille empruntait le couloir qui menait au logement de l'étudiant. 

Il l'entendit abattre la crosse de son fusil à trois ou quatre reprises contre la porte.  Puis la musique cessa, la porte s'ouvrit et il y eut un éclair de magnésium mêlé à un nuage de poudre suffocante.  Quand il vit la vieille émerger du couloir à reculons, le canon fumant de la carabine coincé dans ses jupes, il descendit deux ou trois marches sur les fesses, tendit le bras pour la rattraper, mais la vieille piqua dans les escaliers qu'elle déboula mollement, déboula et déboula jusqu'à ce que son crâne percute la porte d'entrée de l'immeuble.  Au milieu du couloir, l'étudiant vagissait en trébuchant dans ses intestins.

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Il referma la porte de son logement, prit position au pied du lit et abaissa son pantalon.  Il était toujours très bandé.  À l'étage au-dessous, le mort à venir meuglait sa douleur jurassique, morvait de démence dans ses glouglous.  Une trappe à souris claqua derrière le poêle.  L'écume au cul, il éjacula avec fureur, remonta son pantalon, puis se brancha sur YouTube afin de revoir un documentaire consacré au complexe d'Oedipe chez les fourmis rouges africaines.



  

jeudi 14 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 15. Phénomène et nyctomène


Si le phénomène se définit comme «ce qui apparaît», sa fonction de revenance est déjà donnée dans l'expérience du phénomène comme «apparition»: le phénomène est une modalité particulière du retour et de ce qui hante précisément en tant qu'il revient.

Mais si le phénomène est organiquement lié à l'expérience de l'apparition, ce qui apparaît ne se donne pas pour autant d'un seul coup.  L'apparition, même la plus éclatante, suppose une gradation dans l'apparaître, un déploiement progressif qui va d'un «moins de lumière» à un «plus de lumière».  

En d'autres termes, apparaître, c'est croître à vitesse variable dans la lumière.  C'est ce que j'appelle la condition florale du phénomène, le fait que ce qui apparaît déploie ses feuillets de lumière un peu comme une fleur déploie ses pétales.  Qu'elle l'entende en termes de corrélation noético-noématique (Husserl) ou qu'elle le conçoive à partir de l'horizon du dévoilement (Heidegger), la phénoménologie présuppose un déploiement floral du phénomène, soit le fait que ce qui apparaît émerge de l'obscurité et tend vers la lumière.  Abstraction faite de la vitesse ou de l'intensité éruptive de cette émergence, le Plan phénoménologique primitif est donc essentiellement photosensible.

Mais pour autant qu'on puisse en juger, la phénoménologie ne prend en compte que le versant émergeant du phénomène: elle ne se tient jamais sur son flanc déclinant, elle ne se prononce pas sur la défloraison phénoménale -- lorsque ce qui est donné replie ses pétales, quitte le plan de la lumière et se contracte pour retourner à son obscurité primitive.  Bref, la phénoménologie demeure étrangement silencieuse lorsqu'il s'agit de dire «ce qui se passe» quand «ce qui apparaît» disparaît, quand ce qui a été donné est repris de proche en proche par la nuit, se détourne de nous pour se donner ailleurs, pour se donner sans nous et de façon autrement plus nocturne.

Quoi de la défloraison du phénomène?

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Si par hypothèse quelque chose était donné de telle sorte qu'il ne croisse pas, mais au contraire décroisse d'emblée dans son apparaître, que ce soit non pas l'ouverture, mais la fermeture et le croupissement qui règlent le jeu de la donation, alors ce qui apparaît serait d'emblée donné comme «ce qui disparaît», ce ne serait plus un phénomène au sens classique du terme, mais un nyctomène, un anti-phénomène, ou si on veut, un phénomène qui se défait, des étoiles noématiques qui se morcellent asymptotiquement aux extrémités de la conscience, bref une sous-donation qui ordonne ses manifestations à rebours et en vue de son déclin.

Avons-nous seulement quelque expérience de cela?  Oui, c'est la sensation, c'est l'aeisthesis.  Du moins, c'en est le noyau crépusculaire.

La poésie est l'expérience de la dimension tragique (cinéraire) de toute sensation: ce qui est éprouvé comme apparaissant l'est dans l'exacte mesure et au même instant où il est éprouvé comme disparaissant, ce qui est donné apparaît déjà comme refusé, comme s'il disparaissait par illuminations (Rimbaud), comme si l'apparition était le déclin déjà annoncé à partir de l'émission lumineuse du noème. 

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À certains égards (mais à certains égards seulement, je ne m'emballe pas), la succession fragmentée des Illuminations rimbaldiennes n'est pas étrangère à l'investigation de la condition florale de la donation et aux «terribles soirs d'études» qu'elle commande.  Il est en tout cas assez remarquable que ce soit bien souvent à partir du motif de la floraison, précisément, que Rimbaud fasse l'expérience de la liaison organique du phénomène (ce qui apparaît, s'ouvre) au nyctomène (ce qui disparaît, se ferme).  

De façon plutôt spectaculaire, ce motif apparaît dès l'ouverture des Illuminations, dans le texte intitulé Après le déluge -- il y apparaît deux fois comme d'une donation qui s'affole entre ses extrémités, mais de telle sorte que le nyctomène devance le phénomène sur le plan de la sensation, comme pour marquer à double trait la condition cinéraire de l'apparition dès son surgissement.

«Oh! les pierres précieuses qui se cachaient, -- les fleurs qui regardaient déjà. (...)  oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes!»

Il est étonnant de voir comment le motif des fleurs et de la phénoménalité florale, tout au long des Illuminations, sont le plus souvent donnés à proximité de leur chute nyctoménale, en sont même indémêlables dans certains cas:

« À la lisière de la forêt -- les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent...» (Enfance I)

«... les fleurs rouies...» (Phrases)

«... que le monde était plein de fleurs cet été!  Les airs et les formes mourant...» (Vingt ans, III)

Tout se passe comme si Rimbaud avait vu (à tout le moins pressenti) la condition florale de la donation primitive. et que son étude poétique consistait en une écriture dont le déploiement (les accents, les bris, les boutures, les incisions, les entrechats) rappelait à chaque fois un système réglé de pétales qui s'ouvrent dans la mesure même où elles se fanent et se referment --  ce qui, sur le plan de la réception, donne au texte l'allure d'une énigme que l'on force en vain à chaque tour de clé, comme si les mots eux-mêmes, leur enchaînement halluciné, n'étaient pas d'une autre nature que les sensations qui les ont appelés -- mais des pétales de choses, de chair et de sens qui s'ouvrent et se ferment en épousant au plus près les battements de rose de l'origine.

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Les Illuminations sont peut-être un bouquet de fleurs dont la fragrance singulière rappelle qu'il n'y a pas de réel autre que celui donné dans l'aisthesis.

Les Illuminations sont peut-être une phénoménologie non pas avant, mais (littéralement et dans tous les sens) à la lettre.  Pour ma part, j'y vois un indice dans ce passage renversant du morceau intitulé Fairy.  II.  Guerre

«Enfant, certains ciels ont affiné mon optique: tous les caractères nuancèrent ma physionomie.  Les Phénomènes s'émurent.»  (Je souligne).

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Comment un fantôme se répète-t-il?  Comment le revenant revient-il?  Par insertion miraculée dans un couloir de sensation que le temps, au sens linéaire, ne contient pas entièrement: le présent de l'apparition se donne comme déjà absorbé par sa fin, ce qui n'est possible qu'à condition que la fin soit déjà performée, qu'elle ait déjà eu lieu, que la disparition précède l'apparition et rende ainsi possible le retour esthétique de ce qui «a passé» comme «ce qui se passe» ici et maintenant et encore et à jamais.

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...  j'ai peur du temps, ma première fleur, mon dernier amour, celui qui va trop vite, celui qui va trop loin, je continue la liste des morts, je ne peux plus m'arrêter, je dis fleur, je veux dire peur, le grand bouquet au mur, je fais la grande liste, le grand écart...  (Michaël Trahan, La raison des fleurs, p. 101)





dimanche 10 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 14


1.  Soit une situation interrogative totale, un état de stupeur absolue tel que ce qui interroge et ce qui est interrogé se dissolvent dans un processus de renvoi infini de <?> à <?>

2.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, ce serait encore trop dire (et mal dire) que le renvoi infini s'effectue de <?> à <?> car cela supposerait un léger décollement des pôles de l'interrogation l'un en regard de l'autre.  Mais si la situation interrogative est totale, ce décollement n'est plus possible.  Il n'y a plus rien qu'une brûlure spéculative qui s'aggrave en pure perte, et la philosophie ne peut pas prophétiser dans ce désert, elle ne peut pas faire entendre la voix de ses concepts (du moins, pas encore) à l'instant où la Question ne pénètre que la Question, s'invagine à vitesse accélérée et coule en flammes au fond de sa nuit.

3.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, elle congédierait d'un seul coup à peu près tous les concepts philosophiques susceptibles d'en endiguer la charge ou d'en biaiser le processus: monde, phénomène, être, donation, en soi, pour soi, etc., tout cela sonnerait faux.  L'appareillage conceptuel de la philosophie serait -- momentanément du moins -- sans emploi.

4.  Je prends, à titre d'exemple, le concept de donation.  Même en élargissant au maximum le sens et la portée d'un tel concept, même en dilatant son extension aux limites d'un «ça donne» purement impersonnel, la dissolution de l'instance donatrice tout comme de l'instance réceptrice au sein de l'interrogation totale ne permettrait pas de dire que c'est bien un don (littéralement et/ou dans tous les sens) qui se phénoménalise plus que n'importe quoi d'autre.  Ce serait déjà un coup de force conceptuel que de parler de don dans de telles conditions, car à proprement parler, ça ne donne pas -- et ça ne reçoit pas non plus: ça passe et passe et repasse.

5.  Si ce qui passe et passe -- repasse à l'infini sans possibilité d'interruption interne du processus, alors le Frein est la figure primitive du phénomène.  La donation ne donne qu'autant qu'elle freine de l'extérieur, qu'elle impose à la relance infinie de l'interrogation un indice de décélération -- tel est le phénomène originaire, je veux dire: tel est le phénomène quand nous le saisissons à l'état naissant, au moment où il s'arrache à ce climat de hantise totale qui est son terreau d'origine.  (Car cela qui passe et passe ne se phénoménalise pas de lui-même; cela qui passe et passe (et ne fait que passer) se fantomatise bien plutôt, donc: hante, obsède, affole, étonne, stupéfie.  La philosophie est un exorcisme rationnel qui consiste à modérer la hantise originaire, à imposer au pur passage une vitesse de croisière conceptuelle qui nous permette d'en gérer intellectuellement le flux, de le phénoménaliser ou encore de le mettre à portée de concept à partir de divers champs interrogatifs dont l'indice de décélération varie du plus au moins -- ainsi, par puissance interrogative décroissante: mystère (ou démence), énigme, question, problème.)

6.  J'entends par littérature ce dispositif de désobstruction esthétique par lequel ce qui est freiné sur le plan du phénomène est remis en circulation libre par plongées successives dans (ou reconduction brutale à) l'élément du <?> pur.  Les égocepts qui portent les noms de Rimbaud, Lautréamont ou Sade (à titre de figures exemplaires) sont des accélérateurs de hantise et de revenance, autrement dit: des nuances sur le Spectre esthétique qu'il s'agit de considérer comme telles en essayant de voir de quelle manière elles disposent de la hantise pour éclairer le phénomène à rebours, donc comprendre «ce qui apparaît» (le phénomène) comme un encodage plus ou moins risqué de «ce qui disparaît» (le nyctomène).







mercredi 6 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 13



Soit une question impossible: y a-t-il place pour le néant en pensée?  On voit autant de raisons de répondre par l'affirmative que par la négative à la question.

Non d'abord: sauf à confondre ne rien penser et penser le rien, le néant ne peut pas «prendre place» en pensée puisque par définition (mais laquelle au juste?), le néant n'occupe aucune place, il ne se laisse pas spatialiser, pas plus conceptuellement que matériellement.  De sorte qu'en présence de ce mirage intellectuel qu'est le rien, on ne penserait pas: on ne ferait que penser que l'on pense sans jamais rien penser vraiment.

Oui pourtant: le paragraphe précédent, dans son mouvement de retrait face à la virtualité d'une pensée du rien, occupée voire hantée par le rien, signale quelque chose / quelque rien.  Conceptuellement et de prime abord, le néant n'est pas différent de ce recul de la pensée, de ce «non» primitif de la pensée face à la possibilité de penser le rien.  Le néant n'est peut-être pas donné, mais il est indiqué, sa «place» est d'ores et déjà signalée en négatif par ce postulat -- disons: ce despotat de la raison pure dont l'autorité performative s'épuise à tourner dans le cercle composé par cet énoncé: il n'y a rien à dire / du néant il n'y a rien / à dire du néant il n'y a rien, etc.

S'il y a place pour le néant en pensée, c'est d'abord du fait de ce recul, de cette «place» que la pensée (bien malgré elle) fait au rien en reculant devant sa possibilité d'être pensé de quelque façon.  Mais à y regarder d'un peu plus près, ce recul, ce n'est pas tellement la place que la pensée fait au néant, le passage qu'elle lui cède, que la place que la pensée se fait à elle-même pour se laisse infecter / posséder / hanter par quelque chose qui va bientôt se mettre à penser à place de la pensée elle-même.

Car quelque chose peut penser à la place de la pensée elle-même, telle est l'expérience de l'angoisse: qu'on l'appréhende comme la dérobade de l'étant en totalité comme le fait Heidegger (le Néant lui-même, en personne, était là) ou comme le fait le narrateur de Bataille au début de Madame Edwarda (au coin d'une rue, l'angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa), dérobade et/ou décomposition sont les signes affectifs / infectifs les plus sûrs que quelque chose pense à la place de la pensée, d'un «ça pense» qui ne se distingue plus d'un «ça passe», ou si on veut, d'un «ça pense» dont la forme la plus intellectualisée, la plus cérébralisée, serait celle d'un renvoi infini de l'interrogation à elle-même dans lequel la pensée ne trouve plus rien à quoi se raccrocher si ce n'est à ce mouvement de spirale auto-interrogeante qui la tire vers le fond, la cristallise en un bloc de nuit énigmatique qui s'effondre sur lui-même.

(C'est ici que se vérifie / doit se vérifier l'affirmation selon laquelle la phénoménologie n'est qu'un cas particulier de la pensée de l'éternel retour (de ce qui hante absolument dans la mesure où il revient éternellement).  La phénoménologie est une spectrologie qui n'a pas encore tiré toutes les conséquences de ce bouleversement majeur du schéma de l'intentionnalité tel qu'éprouvé dans l'angoisse -- quand «ce qui est pensé» se retourne en direction de ce qui le pense, quand il y a plus «à être pensé par le dedans» qu'il n'y a «à penser droit devant».  Oublions toute idée préconçue, faisons (pour le fun) table rase des despotats de la raison pure, esthétique ou académique.  Faisons comme si Lautréamont, Nietzsche, Rimbaud, Sade ou Bataille n'étaient pas des «littéraires», des «philosophes» ou des «poètes», mais des barbares lumineux dont le travail consiste à revenir, des effets de foudre sur le spectre de l'Aisthesis, des circuits de sensation filant à très haute vitesse, bref, des égocepts vivants et revenants qui marquent le territoire encore inexploré de la spectrologie conçue comme science vertigineuse.)