dimanche 24 juin 2018

24 juin (nécronouvelle)


Je me souviens de la lune qui virait à l'orange entre deux grappes de nuages déclinants.  C'était en 82 ou en 83.  Peut-être en 84, c'est vague.  Il y avait Gilles, Jean-Claude, moi, et nos copines dont j'oublie le nom.  Je sais que c'est con, mais j'ai oublié jusqu'au nom de la fille qui m'accompagnait ce soir-là.  Il faut dire qu'on ne sortait pas ensemble depuis très longtemps, et après les événements de ce fameux souper où on s'était tous retrouvés dans l'appartement de la mère de Jean-Claude, la rupture était inévitable.

L'idée, en gros, c'était de célébrer la Saint-Jean en même temps que la fin de nos études collégiales.  Je précise qu'on ne parlait pas encore de «fête nationale» à cette époque-là, ou si peu, et si on le faisait, cette expression était d'ordinaire la chasse gardée des politiques et des péteux.  Non, on disait «la Saint-Jean», et le soir du 24 juin, une tradition un peu crade voulait qu'à peu près tout le monde se rende au parc Maisonneuve avec son drapeau, sa shit et sa caisse de 24 pour ensuite s'évacher dans les gazons et se trasher le québécois pendant que Plume Latraverse nous envoyait collectivement chier.  Personne ne fouillait les sacs à l'entrée.  Il n'y avait pas de Johanne Blouin ou de Luck Mervil pour animer le show et veiller à la préservation du sens mièvrement familial de la fête.  Il n'y avait pas non plus d'Isabelle Boulay, de Roch Voisine ou quelque autre gentille potiche pour neutraliser a priori la charge potentiellement dionysiaque de l'événement.  Tout le monde était gelé, tout le monde était saoul, et le lendemain de veille, Dieu merci, le parc Maisonneuve ressemblait à un dépotoir à ciel ouvert.

Et puis c'était une époque où on n'avait pas encore hystérisé la question de l'inclusion.  En un sens, l'inclusion se faisait toute seule -- comment?  de quelle façon?  le problème, c'est qu'on était trop pafs pour s'en rappeler, mais qu'à cela ne tienne, on pouvait toujours compter sur une tête de turc radicalement francophobe pour veiller au grain et favoriser la réminiscence.  Chose certaine, l'inclusion ne prenait pas encore la forme qu'on lui connaît aujourd'hui, soit l'alignement de poissons morts plantés sur le bord du trottoir, et qui regardent passer la limousine de la Chambre de Commerce en agitant des petits drapeaux en plastique achetés en vrac au Dollorama.

Enfin, tout ça est si loin, et à vrai dire, ça n'a plus vraiment d'importance.  Mais si je prends la peine de rappeler le contexte, c'est surtout pour souligner le fait que, plus ou moins consciemment, on associait toujours la venue de la Saint-Jean à quelque chose qui devait «exploser» d'une manière ou d'une autre.  En tout cas, pour nous qui avions une vingtaine d'années à l'époque, une fête de la Saint-Jean où tout un chacun aurait sagement veillé à la conservation de sa dignité humaine et de ses facultés intellectuelles était inconcevable.  Fallait que ça pète, et pas seulement dans le cadre des feux d'artifice. 

C'est peut-être la raison pour laquelle j'avais si hâte à ce souper auquel Jean-Claude nous avait conviés le soir du 24.  Plutôt que se rendre au parc Ahuntsic ou au parc Jarry comme on l'avait fait les années précédentes, on allait donc passer la soirée entière dans l'appartement de sa mère qui avait quitté la veille pour les Cantons-de-l'Est, et dont le retour n'était prévu que pour le surlendemain.  Il s'attachait à cette désertion parentale une atmosphère de licence d'autant plus électrisante que nous en étions, Jean-Claude, Gilles et moi, à nos premières expériences «sérieuses» avec des filles qui n'avaient quand même pas le profil de marie-couche-toi-là, mais qui n'étaient pas pour autant fermées à l'exploration ardente, quoique responsable et progressive, des stations les plus insolites de la sexualité à la condition qu'elle s'accompagnât de la promesse d'une relation durable, fondée sur la transparence et la communication.

En d'autres termes, nous étions trois couples, pas vraiment ouverts, mais pas vraiment fermés non plus, disons trois couples infusés par l'angoisse de savoir si quelque chose comme une orgie légère était possible entre nous, et le cas échéant, de quelles déchirures à venir il nous faudrait ou pas en payer le prix.

Peut-être parce que c'est lui qui nous recevait, Jean-Claude me semblait particulièrement fébrile.  Je le voyais déjà pâle et le teint cireux quand nous passâmes à table.  Il faut dire qu'il faisait très chaud.  Les filles étaient belles, plus maquillées que de coutume, la lèvre lourde, déjà imbibée par le punch.  Lorsque ma copine leva les bras pour atteindre le lustre du plafond, je vis son nombril luire sous une pellicule de sueur et ma queue cogna lourdement au fond de mon caleçon.  Près du lavabo, Gilles émiettait le hasch au-dessus de la marmite de sauce spaghetti: il me semblait que sa motion frénétique était parfaite, qu'il n'aurait jamais dû faire autre chose que cela.  Je revins plus tard de la salle de bain avec une bouteille vide de Harfang des Neiges, et tandis que la voix de Serge Fiori nous parvenait de la fenêtre ouverte sur la ruelle, je m'enivrais de cette sensation contradictoire que rien n'allait se passer et qu'en même temps tout pouvait arriver.

Nous n'en étions qu'au début du repas et déjà Jean-Claude sombrait dans des manies bizarres, insistait pour qu'on lève notre verre à «la tête arrachée de Jean Baptiste».  Il me semblait la proie d'une allégresse toxique dont il ne maîtrisait ni le sens ni les signaux.  Il ouvrit un vin hongrois qui avait la consistance du sirop, puis distribua à la ronde des cigares qui ressemblaient à des crottes de chien.  Tout le monde fuma, sauf moi.  En dépit du ventilateur installé à proximité, et dont les pales tournaient à vitesse maximale, la chaleur demeurait écrasante.  Je sortis quelques instants sur le balcon qui donnait sur la cour, question de voir où en était le ciel avec sa lune de sang et ses étoiles de plomb, puis je revins en titubant entre des murs que je ne reconnaissais déjà plus.  Je vis que les filles avait entamé une seconde bouteille de blanc: elles feulaient en déboutonnant leurs chemises et en buvant directement au goulot.  La copine de Jean-Claude portait un haut de bikini trempé de sueur et l'aréole de ses seins, contractée par le courant d'air du ventilateur, noircissait sous le tissu.

Et puis quelqu'un murmura «quoi? quoi?». Le temps de tourner la tête, je vis la copine de Gilles se ruer sur le lavabo de la cuisine.  Sciée par le vertige, l'avant-bras glissant sur la céramique du comptoir, elle vomit avec brutalité, pleurant entre les reflux qui lui déchiraient l'estomac.  La main sur la bouche, les deux autres filles roulaient des yeux de folles pendant que Gilles massait le dos de sa copine toujours prostrée au-dessus du lavabo dans l'attente nauséeuse de la vague à venir.  Elle avait le cul bien roulé, je voyais le globe de ses fesses rayonner de chaque côté de la fourche, et bien qu'il y eut quelque chose de troublant à considérer la possibilité de finir la queue dans la bouche d'une fille dont le mascara avait coulé à force de dégueulis, je dus admettre que je n'en étais plus là.  Personne n'en était plus là.  La soirée était à peine commencée et toutes nos perspectives de glissements orgiaques étaient déjà réduites à néant.

Je me suis longtemps demandé, par la suite, si c'était un effet combiné du vin hongrois et des cigares.  Chose certaine, à la différence de mes amis, je n'avais touché ni à l'un ni aux autres, et je crois bien avoir été le seul à ne pas être infiniment malade ce soir-là.  Gilles venait de traîner de force sa copine à la salle de bain, et nous n'avions encore rien dit, rien décidé.  Jean-Claude, d'une pâleur spectrale, tanguait au-dessus du lavabo dont le drain avait été bloqué par les éclats de charpie, mais dans son refus de voir la fête gâchée par cet incident, même si les effluves de renvoyou faisaient déjà tourner les têtes, il sourit un peu niaisement et dit: «ce n'est rien, je vais arranger ça», et c'est alors qu'il retroussa la manche de sa chemise et plongea la main entière dans l'étang de jutron afin de dégager le drain des filaments de bile qui en obstruaient l'orifice.

Je ne sais pas si Jean-Claude était à demi-fou, s'il voulait nous épater ou s'il avait fait cela uniquement parce qu'il estimait que c'était la chose à faire dans les circonstances, mais c'était manifestement «de trop» et il dut s'en apercevoir lui-même au moment où ses doigts ramenèrent à la surface un fragment de fromage feta plombé d'acide gastrique.  Jean-Claude hoqueta, retint une grimace, hoqueta de nouveau puis, à son tour, dégobilla monstrueusement.  Quelques secondes plus tard, les yeux pourris et le bras droit dégoulinant de son propre vomi, il s'effondra sur le plancher de la cuisine, et personne à cet instant n'aurait pu dire s'il riait, pleurait ou passait la limite de toute effusion signifiante.

Sa copine se leva, étrangement indifférente au chaos ambiant, et nous annonça qu'elle allait s'étendre un peu dans la pièce d'à côté.  Désormais, ma blonde et moi étions seuls à la table, suants, bouffis par l'ivresse et la nausée.  Je me levai à mon tour, vacillant sur mes jambes, l'invitai à me suivre au balcon, mais elle préférait se rendre au salon, voir si elle pouvait quelque chose pour les deux autres filles.  Je la sentais sur le bord de flancher.  Je lui conseillai d'attendre un peu avant de se lever, j'allais voir moi-même ce que je pouvais faire, même si je louchais comme une écrevisse et que j'étais aussi noir que le fond d'un taxi.

Quoique ce ne fusse pas matériellement possible, je m'égarai néanmoins en cherchant le chemin du salon.  De couloirs versants en escaliers rompus, je me retrouvai dans une cave de terre jonchée de mannequins désarticulés et d'instruments de jardinage.  À travers la fenêtre qui donnait sur la ruelle, j'aperçus de nouveau la lune immense, lumineuse à crever, et dans les profondeurs de l'immeuble, je distinguai un chant dont la fêlure me rappelait la voix de ma copine lorsque je la prenais par derrière et que mes couilles butaient à répétition contre son clitoris.  Errant dans la cave, je riais sans raison, puis je heurtai les premières marches d'un escalier dont je ne sus que faire, et que je me résolus enfin à gravir à quatre pattes comme s'il s'agissait d'une montagne peuplée de créatures silencieuses et inhospitalières.

Je débouchai dans une chambre dont je reconnus confusément les contours, et où l'odeur de régurgi atteignait un degré de concentration étourdissant.  La copine de Jean-Claude était étendue sur une espèce de matelas de sol.  Quelqu'un lui avait retiré son jean et l'avait abandonnée là, dans les transes d'un demi-sommeil.  Ses mèches d'un blond cendreux lui collaient aux lèvres et les poils de sa toison pubienne, prodigieusement fournie, essaimaient sur les cuisses des deux côtés de son slip.  En m'approchant, je vis qu'elle avait vomi sur le matelas mais que cela n'avait pas suffi à la tirer tout à fait de son inconscience: sa tête roulait par intermittence dans les déjections encore fraîches, et elle appelait à voix basse: Jean-Claude...  Jean-Claude...

Je retournai à la salle à dîner où je ne trouvai personne.  En provenance du balcon, il me semblait avoir perçu les bribes d'une conversation animée, jusqu'à ce que je me rende compte que c'était Jean-Claude qui monologuait dans l'obscurité, les mains agrippées à la rambarde, perdu dans les méandres d'une réflexion où il faisait les questions et les réponses, et qui tournait à vide autour du thème de la souveraineté et des orteils de Jeannette Bertrand.  J'aurais voulu lui demander s'il savait où ma copine était passée, mais je n'y parvenais pas: j'assistais, impuissant, à la dissolution systématique de toute idée dont la formulation dépassait le cap des trois mots.

Mille ans plus tard, je dévalai un autre escalier et je tombai sur Gilles qui se tenait immobile sur le trottoir de la rue Chateaubriand, les épaules basses et le regard fixé droit devant.  Je savais qu'il avait abusé du hasch avant, pendant / dedans et après le spaghetti.  Il avait perdu de vue sa copine au tournant de quelque poème de Michèle Lalonde ou de Paul Chamberland.  Et même si je ne la distinguais pas moi-même dans toute cette obscurité, je l'entendais pourtant qui criait: «salaud...  je veux plus que tu me touches... je veux plus te revoir...  plus jamais...»  Bizarrement, ses cris me semblaient provenir d'un endroit très proche et en même temps très éloigné de celui où nous étions.  Je demandai à Gilles ce qui n'allait pas, il répondit «rien», mais il avait l'air étrange: avec ses yeux exorbités et ses petites dents d'écureuil bêtement rabattues sur la lèvre inférieure, il me dévisageait comme s'il ne parvenait pas à décider si je représentais pour lui une menace ou une planche de salut.  La voix de sa copine nous revenait toujours plus déchirante, fondue à la nuit et aux échos insondables de son origine.  

C'est seulement lorsque je baissai la tête que je m'aperçus que le pantalon de Gilles gisait en tas autour de ses chevilles et qu'il pissait infiniment dans le caniveau.

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Ces événements sont survenus il y a une trentaine d'années.  Sans que nous le sachions, c'était déjà la fin d'une époque.  Je n'ai plus jamais revu les gens que j'ai évoqués de près ou de loin dans ce récit.  Je ne sais pas ce qu'ils ont pu devenir depuis et je n'ai pas non plus cherché à les retracer.

J'ajouterai seulement que cette nuit-là, après mon départ, j'ai marché longtemps dans les rues de la ville.  J'étais je ne sais qui, j'allais je ne sais où.  Je revenais de nulle part à travers l'équation boréale des feux qui enrubannaient les maisons incendiées dans le quartier de Westmount.







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