dimanche 10 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 14


1.  Soit une situation interrogative totale, un état de stupeur absolue tel que ce qui interroge et ce qui est interrogé se dissolvent dans un processus de renvoi infini de <?> à <?>

2.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, ce serait encore trop dire (et mal dire) que le renvoi infini s'effectue de <?> à <?> car cela supposerait un léger décollement des pôles de l'interrogation l'un en regard de l'autre.  Mais si la situation interrogative est totale, ce décollement n'est plus possible.  Il n'y a plus rien qu'une brûlure spéculative qui s'aggrave en pure perte, et la philosophie ne peut pas prophétiser dans ce désert, elle ne peut pas faire entendre la voix de ses concepts (du moins, pas encore) à l'instant où la Question ne pénètre que la Question, s'invagine à vitesse accélérée et coule en flammes au fond de sa nuit.

3.  Si, par hypothèse, une telle expérience se déployait, elle congédierait d'un seul coup à peu près tous les concepts philosophiques susceptibles d'en endiguer la charge ou d'en biaiser le processus: monde, phénomène, être, donation, en soi, pour soi, etc., tout cela sonnerait faux.  L'appareillage conceptuel de la philosophie serait -- momentanément du moins -- sans emploi.

4.  Je prends, à titre d'exemple, le concept de donation.  Même en élargissant au maximum le sens et la portée d'un tel concept, même en dilatant son extension aux limites d'un «ça donne» purement impersonnel, la dissolution de l'instance donatrice tout comme de l'instance réceptrice au sein de l'interrogation totale ne permettrait pas de dire que c'est bien un don (littéralement et/ou dans tous les sens) qui se phénoménalise plus que n'importe quoi d'autre.  Ce serait déjà un coup de force conceptuel que de parler de don dans de telles conditions, car à proprement parler, ça ne donne pas -- et ça ne reçoit pas non plus: ça passe et passe et repasse.

5.  Si ce qui passe et passe -- repasse à l'infini sans possibilité d'interruption interne du processus, alors le Frein est la figure primitive du phénomène.  La donation ne donne qu'autant qu'elle freine de l'extérieur, qu'elle impose à la relance infinie de l'interrogation un indice de décélération -- tel est le phénomène originaire, je veux dire: tel est le phénomène quand nous le saisissons à l'état naissant, au moment où il s'arrache à ce climat de hantise totale qui est son terreau d'origine.  (Car cela qui passe et passe ne se phénoménalise pas de lui-même; cela qui passe et passe (et ne fait que passer) se fantomatise bien plutôt, donc: hante, obsède, affole, étonne, stupéfie.  La philosophie est un exorcisme rationnel qui consiste à modérer la hantise originaire, à imposer au pur passage une vitesse de croisière conceptuelle qui nous permette d'en gérer intellectuellement le flux, de le phénoménaliser ou encore de le mettre à portée de concept à partir de divers champs interrogatifs dont l'indice de décélération varie du plus au moins -- ainsi, par puissance interrogative décroissante: mystère (ou démence), énigme, question, problème.)

6.  J'entends par littérature ce dispositif de désobstruction esthétique par lequel ce qui est freiné sur le plan du phénomène est remis en circulation libre par plongées successives dans (ou reconduction brutale à) l'élément du <?> pur.  Les égocepts qui portent les noms de Rimbaud, Lautréamont ou Sade (à titre de figures exemplaires) sont des accélérateurs de hantise et de revenance, autrement dit: des nuances sur le Spectre esthétique qu'il s'agit de considérer comme telles en essayant de voir de quelle manière elles disposent de la hantise pour éclairer le phénomène à rebours, donc comprendre «ce qui apparaît» (le phénomène) comme un encodage plus ou moins risqué de «ce qui disparaît» (le nyctomène).







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