mardi 19 juin 2018

Descente (nécronouvelle)


C'était la deuxième fois qu'il sautait à pieds joints sur le plancher de bois franc.  Le volume de la musique n'avait pas diminué d'un iota.  L'angoisse lui revenait par vagues lentes et poisseuses, et il se sentait ignoble, piégé dans un environnement dont les métaux étaient contaminés au plus près par les vibrations de la basse.  Il se percha sur le lavabo puis sauta à nouveau.

À l'étage au-dessous, le salaud était seul.  Il savait que le salaud était seul.  Un mois plus tôt, quand il avait aménagé au deuxième, ils avaient échangé quelques mots dans le cagibi, il avait appris que le gars étudiait en cinéma à Concordia et, dans l'ensemble, il lui avait fait bonne impression.  Mais moins d'une semaine après son installation, c'était le Chaos.  Un soir sur deux, autour de 22 ou 23 heures, invariablement la musique reprenait, s'élevait des fondations, de la baignoire et des caves, ébranlait la tuyauterie et se prolongeait en picotements qui couraient jusque dans les nerfs de ses gencives.

Il savait que l'autre ne l'entendrait pas, même s'il habitait juste au-dessous, mais il sauta néanmoins encore une fois.  Sauter était bon, sauter lui faisait du bien.  Le pire, c'était encore la basse.  Peu importe s'il passait du Nirvana, du Nicki Minaj ou les Artic Monkeys, c'est la basse qui rendait fou: c'était la seule chose dont il ne pouvait faire abstraction, même quand il se faisait couler un bain et qu'il plongeait sa tête sous l'eau grasse et tiède.

Il allait descendre, frapper à la porte.  C'est ce qu'il se disait toujours.  Un soir, alors qu'il s'extasiait sur les cernes crasseux du lavabo de la cuisine, il avait appelé la police.  La venue des agents n'avait pas donné grand chose: il s'agissait de deux recrues filiformes qui avaient à peu près le même âge que l'étudiant.  Ils lui avaient servi un avertissement de courtoisie, rien de plus.   La musique avait cessé ce soir-là, et puis elle avait repris le soir suivant.
   
Il allait descendre parce que personne ne pouvait le faire à sa place.  Il ne pouvait pas compter sur le propriétaire qui n'en avait rien à foutre et qui, de toute façon, passait la moitié de l'année en Floride.  Il ne pouvait pas davantage compter sur les vieilles locataires de son palier.  Une fois, une seule fois, sa voisine de gauche, une octogénaire dodelinante et vaguement fêlée, était allée frapper à la porte.  L'étudiant lui avait gueulé dessus.  Elle était remontée sans rien dire, avait réintégré son logement et s'était mise à sangloter.  Les cloisons étaient si minces qu'il l'avait entendue gémir jusqu'aux petites heures du matin. 

(L'après-midi aussi, il l'entendait parfois.  Lorsqu'elle était d'humeur radieuse, elle faisait des vocalises qui couvraient à peine les pépiements de sa perruche.  Sinon, il ne l'entendait presque jamais, quoiqu'une odeur de rat crevé s'insinuât en permanence à travers le mur mitoyen.  Il n'avait eu affaire à elle qu'une seule fois, l'an dernier, au creux de l'été, alors que des ouvriers de la ville balançaient des briques dans un container et que l'immeuble était infesté de punaises de lit.  Accompagné de l'exterminateur, il avait essayé de lui faire comprendre que, contrairement à ce que sa nièce lui avait dit, elle ne pouvait pas se débarrasser de cette vermine avec de l'huile végétale, qu'il fallait appliquer des produits chimiques.  Elle s'était contentée de sourire dans le vague.  Il avait alors compris que c'était peine perdue et qu'il ne parviendrait pas à chasser le souvenir de ses incisives, sortes de stalactites pourries qui ne tenaient qu'à un fil.)

La musique s'était interrompue, ça ne durerait pas.  Il savait qu'elle pouvait reprendre à n'importe quel moment, qu'il ne lui servait à rien d'espérer que ce soit fini, qu'il ne devait jamais se fier à cette oasis de silence au centre de laquelle les objets de son logement s'immobilisaient comme des limaces, retenant leurs bavures comme il retenait son souffle.  La musique reprendrait, elle reprenait toujours -- elle reprenait justement, cette fois avec Rockstar de Post Malone.  Alors il grimpa sur la commode et sauta à nouveau.

Quelques minutes plus tard, les nerfs à pic et l'estomac retourné, il perçut le grincement de la porte du logement voisin.  La vieille sortait, vraisemblablement pour déposer ses ordures à la rue (quoi d'autre?).  Il en profiterait pour lui parler, il avait plus que jamais ce besoin de connivence vide avec le seul être connu de lui qui eut affaire au salaud. 

Quand il franchit le seuil de son logement, il sut qu'il était déjà trop tard.  Armée d'une carabine de calibre 303, la vieille s'engageait dans l'escalier du cagibi.  Elle descendait lentement, une marche à la fois.  Il aurait voulu la toucher, la retenir peut-être (il n'en avait pas peur, bien que l'angoisse lui tordit les tripes), mais il banda très dur et sa bandaison fit qu'il s'effondra sur la première marche au moment où la vieille empruntait le couloir qui menait au logement de l'étudiant. 

Il l'entendit abattre la crosse de son fusil à trois ou quatre reprises contre la porte.  Puis la musique cessa, la porte s'ouvrit et il y eut un éclair de magnésium mêlé à un nuage de poudre suffocante.  Quand il vit la vieille émerger du couloir à reculons, le canon fumant de la carabine coincé dans ses jupes, il descendit deux ou trois marches sur les fesses, tendit le bras pour la rattraper, mais la vieille piqua dans les escaliers qu'elle déboula mollement, déboula et déboula jusqu'à ce que son crâne percute la porte d'entrée de l'immeuble.  Au milieu du couloir, l'étudiant vagissait en trébuchant dans ses intestins.

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Il referma la porte de son logement, prit position au pied du lit et abaissa son pantalon.  Il était toujours très bandé.  À l'étage au-dessous, le mort à venir meuglait sa douleur jurassique, morvait de démence dans ses glouglous.  Une trappe à souris claqua derrière le poêle.  L'écume au cul, il éjacula avec fureur, remonta son pantalon, puis se brancha sur YouTube afin de revoir un documentaire consacré au complexe d'Oedipe chez les fourmis rouges africaines.



  

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