lundi 16 juillet 2018

Ritaphysique des terrains vagues


Zoom in sur le boisé qui frémit aux limites du parking du salon de quilles.  Des herbes hautes, jaunes et croustillantes à force d'être mangées par le soleil.  

Zoom in sur les herbes qui bruissent à l'horizon.

Rien qu'un cul qui monte et qui descend.

Tiens, tiens, tiens.

*

Terrain à proximité d'une agglomération et qui n'est ni cultivé ni construit.  Telle est la définition du terrain vague.

J'essaie de rendre intelligible le circuit de sensations très particulier, presque invariable, qui se met en branle lorsque je me retrouve en situation de terrain vague.  

Je pourrais formuler la question de la manière suivante: pourquoi ce qu'il y a de moins poétique au monde (du moins selon une certaine entente du poétique) correspond-il pour moi au poétique absolu?

(Si on entend par poésie le champ de la sensation pure, non dégénérée, indémêlable de la ligne sautée ou de la crampe linguistique qui l'ont rendue possible, alors le terrain vague apparaît comme l'expression par excellence de la poésie non recueillie, de la poésie extraterritoriale -- c'est d'emblée et de toute urgence le champ situé de l'autre côté de la clôture écrite ou parlée.)

*

Zoom in sur le cul qui monte et qui descend.

Le garçon est couché sur le dos avec sa queue dressée, enduite de terre et de glaire.  

La fille se redresse, se penche à nouveau, s'empare de la queue et crache.  Le glaviot se détache de sa bouche avec lenteur et précision.  Elle referme le bout de ses doigts sur le gland qui mousse au soleil et auquel elle imprime de micro-rotations.

Elle travaille en désaxé, se disloque l'épaule et le poignet comme si elle dévissait le couvercle d'un pot de confiture.

Un filament de bave relie ses lèvres décollées au sommet du gland.  Zoom in sur le méat urétral.  Lorsque la lumière incendie le filament, la pulsion scopique se déplace et une mouche à demi momifiée tourne sur elle-même au bout du fil d'araignée que le vent soulève.

*

Le terrain vague est le seul lieu où on n'arrive jamais à proprement parler.  C'est le seul lieu que l'on ne quitte jamais non plus à proprement parler.  De même, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'un endroit où on pourrait être, que l'on pourrait habiter ou par lequel on pourrait transiter pour se rendre à un autre endroit.

C'est un endroit qui est comme l'envers géoaffectif de tous les endroits.

Le terrain vague est une énigme urbaine qui demeure radicalement étrangère aux stratégies d'occupation qui se greffent sur les lieux communs, habités ou passants.  Son contour n'est jamais fixé de l'extérieur: il ne reçoit jamais sa définition du boisé, du salon de quilles ou du centre commercial qui le jalonnent objectivement.  

Disons plutôt que tout se passe comme si le vague du terrain vague, son indéfini même, déréalisait légèrement toutes les structures identifiables à proximité, les désamarrait d'elles-mêmes, les déportait d'un sens ou deux sans pourtant les déplacer.

Le salon de quilles est bien un salon de quilles, mais pas tout à fait.  Le boisé est bien un boisé, mais pas tout à fait.  Tout est bien ce qu'il est, mais pas tout à fait.  Le terrain vague est le signifiant urbain qui manque à sa place en exerçant une légère pression fantasmatique sur tout ce qui répond à sa place.  D’où son affinité avec le régime de la sensation pure.

*

Le soleil cuit comme un projecteur oublié entre les palmes et les plants de menthe liquide.  Une cigale vibre à mort dans la gloire recalée du sous-bois.

La fille ouvre les yeux et passe son gros orteil sur les lèvres du garçon, elle le frotte sur ses gencives plombées d'éclats de feuilles mortes et de crachous. 

Zoom in sur la maigreur éthiopienne de son doigt enfoncé jusqu'aux bagues dans la fente luxueuse: les roses vaginales tournent dans le sens de la nuit qui ne viendra pas.

Elle se déplace, frissonne, grogne un peu, puis s'accroupit, le cul planant à deux centimètres de la bouche écumante du garçon.

*

C'est pourquoi on ne rejoint jamais localement le terrain vague: on l'éprouve comme ce qui recule au fur et à mesure qu'on s'en rapproche, se rapproche au fur et à mesure qu'on s'en éloigne. Le vague du terrain est l'intimité même, un dedans de nature identique au frisson qui précède l'envie de ch***.

(Fermer les yeux sur certaines choses, c'est facile.  Mais essayez de fermer une langue.  Essayez pour voir -- si vous n'avez pas déjà fermé les yeux.  Une langue n'est pas quelque chose que l'on ferme si facilement.  Je m'explique.  Je m'explore.  On jase.)

Rien de ce qui est intensément poétique n'est étranger au frisson préfécal.  À ce titre, la délocalisation esthétique performée par la poésie trouve son analogon profane dans l'expérience du terrain vague.

Pour le reste, le salon de quilles de ville d'Anjou fait la job.

*

Zoom in sur l'anus qui s'ouvre comme trois quartiers d'orange.

Zoom in sur la queue qui éclate.

Zoom out sur le cul qui monte et descend entre les herbes calcinées.


A 16h58, la fille se rhabille, allume une cigarette, se ronge un ongle en regardant au loin.  Passé le centre commercial, les feux de circulation s'échelonnent jusqu'à l'autoroute 25, puis s'achèvent dans le vague au-delà qui l'attend.  Elle voudrait encore parler, elle ouvre la bouche, mais à la fin, elle redresse la courroie de son string et le jour se referme comme un briquet.