mercredi 22 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 5)

33 mars

J'ai reçu une invitation pour le lancement d'automne des éditions du ***

C'est demain soir.   Léa y sera, mais tout peut encore arriver d'ici demain; en fait, tout peut arriver d'ici les cinq prochaines minutes.  

Ma tâche est de me contenir, mais je fuis, je me déborde de plus en plus à chaque crise, et je ne sais plus par quel moyen improviser la règle de mes étourdissements.  

En traversant ce matin le boisé de St-Sulpice, Joe m'attendait.  Il avait une sale gueule.  Il gisait sur un  banc avec son peignoir ouvert et mâchait en silence un tas de feuilles mortes.

-- Es-tu Joe Dassin?

Il ne me voyait pas, mais quelque chose me disait qu'il avait bien entendu.  Au bout d'un moment, il recracha une une substance pâteuse, un cylindre mollasson moucheté de caractères cyrilliques.

-- Je suis Joe le Dasein.  Je suis le Joe dont il y va en son Joe de son Joe le plus propre. Je suis le son que rend l'éternité lorsqu'on la dépose sur la surface d'un esprit confus, pour ensuite l'oublier comme on oublie un rôti dans le four, et je voudrais te sucer les orteils, mais comme tu persistes à y voir un inconvénient, je n'ai pas à décliner davantage mon identité devant toi.  La suite te détruirait.  Nous nous reverrons au lancement demain soir.  Dis-toi seulement que la révolution est inévitable et que la lumière n'en est encore qu'à ses premiers pas.  


lundi 13 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 4)

0 mai

Hier soir, après le travail, je me suis rendu chez Léa.  Je n'avais pas besoin de lui parler, je n'étais pas, comme on dit, en veine de confidences, mais la perspective de me retrouver seul chez moi me terrifiait (le matin même, mes membres étaient partis à la dérive, chacun de leur côté, avant de s'immobiliser à la limite de leur extensibilité: pendant plus de dix minutes, j'avais adopté la position du X, écartelé à vide au milieu du salon, ligoté à une roue invisible, et il avait encore fallu que je crie pour rompre le sortilège et résoudre la crampe qui m'avait terrassé).

Léa avait cessé de boire depuis les derniers jours, mais je l'avais tout de même retrouvée sans le souffle, affalée sur la cuisinière comme si elle rentrait d'un marathon ou qu'elle était sur le point de restituer.  Elle portait toujours sa vieille veste de laine synthétique (je détestais cette veste, elle ne s'usait pas; même si Léa ne la portait jamais qu'à l'intérieur, elle conservait cette raideur de chose neuve que le temps n'atteint pas), mais ses jambes étaient nues et je voyais la raie de son cul à travers la toile de la petite culotte couleur crème.

--  Je veux te rentrer dedans.  Tout de suite.
--  Tu tombes mal, dit-elle.  J'ai raté mon rôti et j'ai le goût de boire.
--  Alors ouvre une bière et déshabille-toi.
--  Tu es dégoûtant.

Nous avions officiellement rompu il y a un mois, mais je disposais toujours de la clef de l'appartement; j'y venais parfois, même en son absence.  Elle me tolérait encore d'un point de vue physique, mais le mot «dégoûtant» lui venait de plus en plus souvent à la bouche lorsque je surgissais à l'improviste et que je la surprenais en train de vaquer à des tâches incompréhensibles.

--  J'ai vu Joe Dassin hier, dis-je.
--  Je te préviens, je ne suis pas d'humeur...
--  Commandons quelque chose puisque tu as raté ton poulet.
--  Pas mon poulet.  Mon rôti.  Tu me fatigues vraiment...

Sur sa table de travail, il y avait un livre de Derrida ouvert à la page 156.  Je lus: «la guerre même garde la trace testimoniale d'un accueil pacifique du visage».  Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait à traduire les oeuvres de Derrida en grec ancien.  Cet  acharnement m'assommait dans la mesure où il ne répondait à aucune exigence, aucune commande précise de l'extérieur, et plus elle y consacrait de temps, plus cette entreprise m'apparaissait forcenée: sa gratuité prométhéenne en devenait écoeurante (elle n'était d'ailleurs pas étrangère à notre rupture), et je me demandais si, à sa façon, Léa ne souffrait pas d'une déroute neurologique au moins égale à la mienne.

--  Ton travail avance, dis-je.
--  Que me veux-tu?
--  Je ne vais pas bien.  C'est pourtant clair.  Je ne vais pas bien, et je voudrais que tu m'apaises.
--  Bon,  Je veux bien coucher avec toi, mais tu dois mettre le condom d'abord, et je veux que tu fasses vite, je suis très occupée...

Léa avait ouvert la porte du poêle: elle était accroupie, observant l'intérieur du four, et une fumée âcre se répandait dans l'appartement.  Je vis le pli de ses cuisses et l'éventail que formaient ses orteils soutenant le poids de son corps plié en deux.  J'eus l'impression qu'elle allait peut-être chier sur le plancher de la cuisine (sa position le suggérait), mais elle n'en fit rien.  J'étais déjà très dur.  Elle se releva, le visage ruiné, puis se mit à rouler un joint.

--  Je croyais...
--  Je ne bois plus, dit-elle, mais je fume.  Pour la traduction.
--  Tu es belle.
--  Je sais.  Mets ça.

Elle me jeta une enveloppe de condom.  J'avais déjà abaissé mes pantalons, mon érection était violente et je ne savais plus si j'allais la lui mettre dans le con ou dans le cul, dans la bouche ou dans les mains.  Je m'avançai vers elle et m'emparai de deux mèches de ses longs cheveux que je nouai autour de ma queue, tirant de chaque côté pour comprimer le désir à la racine.

--  Aye, je ne veux pas, pas comme ça...  Mets le condom, j'ai dit.

Je défis le noeud de sa chevelure comme elle me le demandait.  Mes doigts tremblaient tandis que je tentais de déchirer l'enveloppe du condom.  Elle défit son horrible veste, et la pointe de ses seins s'irrita au contact de ma barbe naissante.  Le condom gisait comme une anémone gluante au creux de ma paume, mais je tremblais tellement que je ne parvenais pas à le dérouler sur ma queue.  (J'aurais voulu qu'elle me jette dans le four, qu'elle ferme la porte et qu'on en finisse.)

Ma maladresse l'exaspérait, je le comprenais à la manière dont elle soufflait dans le vide (son visage demeurait fermé).  Elle s'empara du condom, mais lorsque vint le moment de l'enfiler le long de ma queue, ce moment était déjà passé: elle recula.  Je ne comprenais pas.  Je vis la motte noire et torsadée de ses aisselles lorsqu'elle acheva le mouvement de rejeter ses cheveux vers l'arrière (je compris qu'elle avait cessé de se raser depuis qu'elle avait coupé l'alcool), mais elle recula encore avec le condom dans les mains.

--  Quoi?
--  Ta queue, dit-elle...
--  Quoi, ma queue?

Ma queue bandée s'était mise à tourner sur son axe, lentement d'abord, puis de plus en plus vite.  À la fin, elle tournoyait à vitesse maximale (comme une hélice avant le décollage), et je compris que le X m'avait repris.  Léa criait, je criais aussi, et ma queue tournait toujours.  Je la saisis à deux mains, mais la nausée me prit, je perdis aussitôt l'équilibre et m'affalai à proximité de la bibliothèque.  Je dus abandonner ma queue à son mouvement de rotation.  Je rampai en direction du four, m'emparai du filet de porc brûlant, mais je ne pus me résoudre à rien.  Je le balançai contre le mur où il laissa une marque de jus de citron

Léa hurlait derrière la porte de sa chambre.  Elle hurlait encore, une heure plus tard, quand tout fut fini et que j'allai m'enfermer à la salle de bains, laissant l'eau froide couler sur ma queue morte et ma main endolorie.



















mercredi 8 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 3)

55 octobre

Je n'ai pas rêvé de Joe Dassin cette nuit, mais je crois bien l'avoir aperçu au coin de Legendre et Christophe-Colomb tôt ce matin, alors que le ciel se déchirait à l'ouest.  Je l'entendais siffloter l'air de «Qu'est-ce que tu fais de moi?» tout en crachant méticuleusement à la tête des cyclistes qui passaient près de lui, mais les cyclistes ne semblaient pas le voir, ils filaient droit devant, et cette indifférence me semblait encore plus horrible que s'ils s'étaient arrêtés pour insulter ou battre Joe.

Quelque chose s'était mis en branle, je n'aurais su dire quoi au juste (les feux de circulation pantelaient dans l'aube noire) mais je sentais que cela n'était pas conçu pour faire marche arrière.

Ce matin encore, certains gestes ont recommencé à se détacher de moi et de ma volonté, à un point tel que le seul mot de «volonté» me donne à présent la nausée.

(Ce matin, en préparant la cafetière, mon index s'est de lui-même fourré dans mon oreille avec une telle violence et une telle force -- une force qui excédait de très loin celle que j'aurais pu lui imprimer si j'avais moi-même commandé ce geste --. que je crus qu'il allait perforer mon tympan; il n'y avait que le cri pour me délivrer de l'emprise de ce X, mais je ne le savais pas, ou plutôt, je le sus en criant et jusqu'à ce que la voix me manque et que je chie le sang par les narines.  Mon index était alors tombé, il avait chuté de mon oreille avec le reste de mes membres qui appuyaient mollement sur la courbe des choses comme les baguettes d'un pantin désarticulé.)

Ce journal ne me sauvera pas.  Pas plus que les oeuvres complètes de Jacques Derrida.

Je l'ai cru d'abord, mais je sais à présent qu'aussi loin que j'aille dans ces notations, elles ne rendront pas plus clair le motif de ma dépossession -- car je me dépossède, Joe Dassin le sait, et moi-même je n'en doute plus depuis l'épisode de la phrase entrée par effraction dans la lettre que j'ai remise l'autre soir à la Villatorta.


Désormais, tous les mots, toutes les phrases, tous les fragments par lesquels je tente d'illuminer mon effondrement me renvoient le même défi alphabétique que la phrase «je voudrais te sucer les orteils».  Car derrière le discours que je couche, le X poursuit son oeuvre de sape; tout ce que j'écris en surface se double en profondeur d'un discours, ou plus exactement, d'une fuite discursive, frondeuse et insolente par lesquels les mots se retournent et me tirent la langue: nous nous passons de toi pour exister, nous allons sans le sens, joue avec nous ou alors tais-toi.

Ce journal ne me sauvera pas pour la raison fort simple que ce n'est pas un journal, mais le récit de l'ailleurs avec lequel je dois composer si je dois entrer dans la joie de ne plus me revenir. 


mercredi 1 octobre 2014

Tableau de bord (parafiction 2)

39 avril

Blodeur m'a convoqué à son bureau ce matin.  Je devais avoir le massacre fiché en toutes lettres dans le front car j'avais mal dormi la veille et j'avais dû me traîner longtemps, à quatre pattes et de pièce en pièce, avant de pouvoir me tenir debout.

Comme d'habitude, Blodeur gisait étalé sur son pupitre, la langue sortie et la face écrasée dans un amoncellement de paperasses.  De l'index, il pointait une note de service que je reconnus tout de suite; je l'avais rédigée hier soir, puis expédiée à la secrétaire de Blodeur avant de sortir.

-- Wiosd nnvjklvksjvfijmkluyeueyee?

--  Oui, monsieur, cette note est bien signée de ma main.

--  Ynbsadripp?

--  Je les relis toujours avant de les expédier.  Pourquoi?  

-- Fe^riq9urt.

Blodeur maintenait obstinément son index pointé en direction de la note, Sa face se déplaçait comme une limace au milieu des fichiers, et je compris sa contrariété.  Quelque chose le contrariait, il avait repéré une anomalie dans la note que j'avais rédigée, sa langue écumait sur le bois du pupitre.  Il me semblait qu'il aurait dû la trancher d'un coup de dents.  (Mais elle aurait encore pu remuer, je le concevais.)

Je me penchai sur le bureau et je relus la note,  C'était une ébauche du plan d'assurance-mort que la compagnie devait produire à la demande du gouvernement.  En résumé, j'y indiquais comment nous devions procéder afin de limoger, de la façon la plus expéditive possible, le maximum d'employés à notre service, tout cela afin de permettre aux agents gouvernementaux de mater les dérèglements de l'économie locale.

--  EIHRGVLKER !!

À la demande de Blodeur, dont la langue mouillait sur une gomme à effacer, je relus attentivement le troisième paragraphe.  Au centre, je fus arrêté par une phrase qui contrastait avec le style sec, glauque et administratif des phrases ambiantes: elle était légèrement décalée; comme la face de Blodeur, elle dérivait sur la gauche.  Elle se lisait comme suit: je voudrais te sucer les orteils.

Je pâlis.  

Blodeur me demanda si, par hasard, je n'avais pas immiscé cette phrase grivoise dans le texte à l'intention de sa secrétaire, madame Villatorta, dont la réputation avait été mise à mal récemment au sein de l'entreprise. La rumeur courait que, moyennant quelques mots crus à l'oreille, elle pissait dans ses mains et vous lubrifiait la queue avec son urine avant de se l'introduire dans le cul.

Blodeur s'énervait, sa patience était à bout et sa tête butait contre la surface du pupitre.  Il exigeait des explications. écumant toujours dans l'amoncellement des feuilles, des stylos et des portables.

Je me confondis en excuses, sur le point de vomir, et je trébuchai en sortant de son bureau. 

Dans l'après-midi, je relus à plusieurs reprises la phrase incriminante, d'abord persuadé qu'on m'avait joué un tour idiot.  Puis au crépuscule, je me rendis au boisé de St-Sulpice avec une bouteille de rouge que je débouchai sur un banc.  Une fois la bouteille vidée, je m'affalai au tournant du sentier, je roulai sur le dos et relus la lettre sur le fond du ciel étoilé. Dans la pénombre, la phrase brillait.  Je compris que la phrase était de moi, mais qu'elle ne m'appartenait pas à proprement parler.  Je compris aussi qu'elle ne s'adressait pas à la secrétaire de Blodeur, mais à moi.  Elle était de moi, elle m'avait quittée provisoirement, puis me revenait enfin, elle me sautait à la face comme à son seul et unique destinataire.

La phrase «je voudrais te sucer les orteils» voulait (d'elle-même) me sucer les orteils.

(...)