vendredi 28 décembre 2018

Sartre et ses fantômes (un conte de Naël)


1.

Le vieux Sartre se lève, aussi désorienté qu'Ozzy Osbourne quand le téléphone sonne dans l'immeuble voisin. Il fait trois pas en direction d'on ne sait quoi, plonge la main dans le bol de comprimés de corydrane qu'il se met à bouffer avec le même entrain et la même sécheresse tonitruante que des bretzels vieux de six mois. 

-- Chimone? (scrountch, gnarf, schlouip)... Chimone, t'es là? 

Personne. Il n'arrive pas à se rappeler si Simone lui a dit qu'elle couchait avec Claude Lanzmann ou si ce n'est pas plutôt avec ce petit frappé de Bernard-Henri patente. 

Le pacte de la transparence tient toujours entre elle et lui, mais il a quand même fermé sa yeule au sujet de la visite nocturne des fantômes de Mauriac et de Camus. Il suce à ceci, et puis à quoi bon désormais? 

Sartre fait un pas devant, deux pas derrière, un pas de côté: on dirait un solo de continental au super ralenti. Il pose un regard de murène hilare sur les feuillets épars de son *Flaubert* qu'il n'achèvera jamais, il le sait à présent. 

Puis la corydrane kicks in, et le voilà lancé sur une trajectoire diagonale (épatante écrevisse!) qui le mène inexorablement à la première petite case de son calendrier de Naël. ...................


2.

Sartre se lève, tout guilleret.

Il s’étonne d’avoir un jour parlé de la nausée en des termes qu’il croyait pourtant irrévocables. Sa contingence ne le bouleverse plus comme autrefois, la dimension tragique de son irruption dans le monde ne lui arrache plus de ces extases crucifiantes comme il en a connues dans les années 30, à l’époque où il s’emballait pour la phénoménologie husserlienne, les batcaves du quartier latin, les madames tunues et les psychotropes berlinois.

Fini tout ça. En revanche, il lui arrive parfois de dire *fuck* à tous les trois mots, plus particulièrement lorsqu’il chantonne des airs de Naël. C’est plus fort que lui : Falala-lala-la-fucking-la (…) It’s beginnning to look a lot like fuck this (…) Sur la route-euuh, para-papam-fuck (…)

Le docteur Cailleux appelle ça la pulsion de fuckitude, et il n’y aurait sans doute pas lieu de s’en inquiéter si ce n’était que c’est pire, lui semble-t-il, depuis la venue des fantômes.

Hier soir encore, tandis qu’il passait la corydrane au blender, Mauriac est revenu le hanter : il était bien là, le vieux pet, avec sa tête de protonotaire dédaigneux, perché de travers sur le bout du comptoir et grimé comme un lutin:

-- !! le tit zezu va te puniye pis tu vas aller en enfaaye !!
-- François, de grâce… Si cela peut te consoler, sache que je regrette d’avoir dit que Dieu n'est pas un artiste, et toi non plus…
-- !! tu vas aller en enfaaye quand meigne pis simone aussi !!
 -- Simone? Pourquoi Simone?
-- !! tu sais ben !! à cause qu’à l’a écrit le deuxième sesssse !!

Mais c’était hier, mais c’était il y a si longtemps, et ce matin, rien ne pourrait entamer la bonne humeur de Sartre tandis qu’il rampe laborieusement en direction du sapin, un fuck à la fois, et s’en va planter son quenoeil-écrevisse à deux centimètres de la quatrième petite case de son calendrier de Naël.


3.

Sartre se lève un peu plus tard que d'habitude, oscille un moment sur ses genoux cagneux puis hasarde un pas en avant.

Les nuits, les murs, les matins, les planchers, les soirs, les plafonds, tcheteri, tchetera, pas facile de stabiliser le chaos domestique, sans compter les gueules inconnues qu'il croise de plus en plus souvent dans l'appart... Et Simone qui butine infatigablement à travers tout ça sans qu'il ne comprenne plus très bien de kossé ni en vue de quoi.

Sartre fait un autre pas, s'écroule (astique de bavette encombrante) puis se relève en prenant appui sur le rebord de la fenêtre.

Tout en bas, dans la rue, un tas compact composé de gilets noirs fonce dans un autre tas, moins compact celui-là, composé de gilets jaunes. Plus loin, des étudiants à genoux, les mains verrouillées derrière la tête, sont tenus en joue par la raison d'État.

Il lui revient d'avoir dit quelque part que le marxisme est l'horizon indépassable de notre temps. Il s'est trompé, il le sait à présent. L'horizon indépassable de notre temps (de tous les temps, en fait), ce n'est pas le marxisme, c'est le fascisme.

Et tout à ces bonnes pensées, il remballe ses babines flottantes et se penche sur l'en-soi miniaturisé de la septième petite case de son calendrierdnaël.


 4.

C’est le douze du douze et Sartre est levé depuis 3 heures 27 du matin. Il est assis à la table de cuisine, immobile, les yeux fermés et la gueule en apesanteur au-dessus d’un bol de gruau Quaker plombé de mottons de corydrane.

-- !! pssst !! saate, pssst !!

Il ouvre un œil, le gauche en l’occurrence (l’oeil droit demeure parké en double entre les concepts d’aliénation sérielle et de groupe en fusion).

-- !! saate !! icitte !!

Des profondeurs épicées de la bibliothèque, un mirage de feux de Bengale et de paillettes à pétards l’interpelle. Pas facile de distinguer de qui il s’agit avec tous ces gaz lacrymogènes qui montent de la rue et s’immiscent un peu partout dans l’appart.

-- !! tu me ‘econnais pas? c’est moi, zeozes !!
-- Plaît-il?
-- !! ben oui, zeozes bataille !! tsé le boy toy de madame edwada, lol !! entéka, c’est cool l’enfaaye !! amène ta gang !! c’est plein de tailgates pis de barbecue canadieunne tayeu !! ‘gad ben ça, boy zeozes va te montrer !!

La facétieuse fée des étoiles se rapproche, lève la jambe et coince un escarpin grouillant de vers contre le tabouret de la bibli. Sartre commence à s’arracher la face à deux mains :

-- Pourquoi fais-tu cela?
-- !! tu vois, ze suis dzoe dassin !!
-- Je suis fou…
-- !! mais non, tu dois ‘egader : ‘egad !!

À la fin, Sartre s’écroule et il ne faut pas moins de six Foucault, trois Deleuze et huit Lacan pour le hisser jusqu’à la douzième petite case du calendrier que l’on sait..............


 5.

Sartre se lève, vaguement nauséeux. Il voudrait se rendre à la salle de bain, mais ce petit teigneux de Bernard-Henri chosebine lui barre la route en brandissant un de ses ouvrages.

-- !! saate, faut tu lises mon bouquin tintitulé la babayie à vizaze humain !! l’existentialisse est un totalitayisse !!

Sartre déplace doucement le jeune énarvé, le dépose à proximité de Simone qui feint l’indignation comme c'est le cas chaque fois qu'il lui tète le bout des oreilles.

Le couloir qui mène à la salle de bain est soudain plongé dans l’obscurité : le plancher et le plafond se télescopent, les murs chavirent, et à l’instant où Sartre risque un pas, puis deux, en direction de l’abîme boroméen, une douce mélodie émane de la chambre du fond :

D’où viens-tu, Albert 
D’où viens-tuuu? 
De la décapotable-eu 
Toute décâlissée 
Pis le toit ouvrable-eu 
À place du dentier…… 

Sartre reconnaît tout de suite le fantôme de Camus. Il a pourtant l’air en forme avec sa dégaine de douchebag méditerranéen, son œil de perroquet concupiscent et sa tuque de pénouelle.

-- !! saate, psst! viens icitte, z’ai queque sssoze à te diye !!
-- Albert, tu… inutile de me tourmenter davantage, nous nous sommes déjà tout dit, je me suis exprimé sur notre amitié une fois pour toutes dans les Temps Modernes, tu ne peux pas l'avoir oublié…
-- !! tsutt, tsuut !! écoute ben !! z’ai vu simone weil l’autre zour !! ein en enfaaye elle aussi lol !! pis sais-tu kessé à m’a dit quand ze l’ai invitée à veniye me ‘ezoindre dans le zacuzi ?? !!
-- Ça suffit, Albert, maintenant, tu te tais et tu vas me faire le plaisir de…
-- !! à m’a dit : astag me too mon esti !!

Trois heures plus tard, tout était déjà oublié. Une rose à la boutonnière et les bras chargés de paquets, Jean-Paul Sartre revenait des Galeries Lafayette en compagnie de Simone de Beauvoir, puis ouvrait la dix-huitième petite case de son calendrier.