samedi 27 mai 2017

Les vents solaires, 6


6


mstamour@monpsy.qc.ca

Cher Monsieur,

Je vous prie par la présente de bien vouloir renouveler ma prescription d’Anafranil dans les plus brefs délais.
 
Conformément au nouveau protocole d’intervention que vous avez établi, et dont je mesure très bien le caractère expérimental, je remplis ici ma partie du contrat : je vous écris, je vous explique, en échange de quoi  vous apposez votre signature illisible au bas de la prescription que vous avez toute liberté de modifier à la lumière de votre évaluation professionnelle.

Lors de notre dernière rencontre, vous m’avez demandé de clarifier ma conception politique du monde en lien avec les apparitions, beaucoup plus fréquentes ces dernières semaines, de la fille aux cheveux-longs-et-noirs.  Je ne suis pas sûr de pouvoir y arriver, je vous le dis franchement.  La rupture amoureuse est un sujet délicat et celui de la politique ne l’est pas moins, mais quant à dégager la nature exacte du rapport susceptible de nouer ces deux expériences abyssales, il serait prétentieux de ma part, ou à tout le moins prématuré, de prétendre pouvoir y parvenir ici plus clairement que je ne l’ai fait la dernière fois que nous avons abordé ce sujet.  Mais je veux bien essayer.

Quiconque désire se situer sur le plan des faits-et-rien-que-les-faits doit d’abord s’assurer d’éviter aussi bien le piège de la surinterprétation que celui de la sous-interprétation.  Or, à cet égard, la seule chose qui me semble parfaitement factuelle, c’est la coïncidence entre la rupture avec *** et la révélation qu’en politique tout est simultanément vrai.  Je dis «coïncidence» parce que je ne veux pas forcer ici la relation entre les événements et suggérer, par voie de fausse causalité, que la rupture avec *** aurait provoqué la révélation politique, ou que celle-ci, à l’inverse, aurait pu précipiter la séparation.  Ce serait là tomber dans le piège de la surinterprétation que j’évoquais plus haut.  Mais je ne peux pas non plus, par volonté forcenée de me soustraire à tout reproche de pensée magique, prétendre que le lien entre les deux événements soit une pure coïncidence.  Coïncidence, certes, mais pure?  L’affirmer catégoriquement équivaudrait à tomber dans le panneau de la sous-interprétation – qui n’est elle-même qu’une modalité de la surinterprétation quand on y pense, mais plus retorse dans la mesure où elle ne s’avoue pas son affinité de fond avec cette brutalité positiviste que je récuse tout autant que le dandysme herméneutique.

Tout ce que je dis, tout ce que je sais, cher monsieur, c’est qu’il y a eu coïncidence entre la rupture avec *** et la révélation politique.  Vous vous étonniez, l’autre jour, que j’utilise le terme de «révélation» pour qualifier l’idée qu’en politique, tout est simultanément vrai.  Il est juste qu’à première vue le terme peut paraître un peu fort, d’autant qu’il s’applique ici à une idée que vous avez eu la légèreté de considérer comme «relativement floue».  Mais c’est que vous négligez la prémisse à laquelle il faut constamment reconduire cette révélation sans quoi, de fait, elle perd de son acuité, à savoir que le monde est ontologiquement constitué de trous de cul, que tous autant que nous sommes, nous avons affaire au Cul comme à la chose dont nous sommes le trou immédiat.  Il ne s’agit pas ici, je vous le rappelle, d’un jugement moral, mais d’un état de choses ontologique.

Vous, moi, le livreur de journaux, le premier ministre du Québec, la pute et son client, l’écrivain et son critique, le prof et son étudiant, la mère et son enfant, le terroriste et sa victime, le proprio et son locataire, le bourgeois et son prolétaire, etc. ne sommes que des effectuations à géométrie variable, des trouées ponctuelles, plus ou moins profondes, plus ou moins explosives, de ce monde qui se réduit sans reste à un gigantesque Cul en perpétuelle ébullition.

Si cette révélation a d’abord pris pour moi un caractère politique, c’est tout simplement (du moins, c’est ma conviction) que la politique est le lieu par excellence où se vérifie l’affirmation relative à l’universalité du Cul, de même que l’énoncé qui en découle nécessairement, à savoir que dans un monde où tout est cul, il s’ensuit que tout est vrai, que tout, sans exception, est d’entrée de jeu voué à une vérité totale et simultanée.

Prenons par exemple l’affaire de Dominique Strauss-Kahn, survenue en mai 2011.  Vous vous souviendrez sans doute de cette sordide histoire d’agression sexuelle sur une femme de chambre dans un hôtel new-yorkais.  La question de savoir si le monsieur a pris l’initiative de trousser brutalement la madame, fidèle en cela à sa nature de prédateur sexuel, ou s’il n’a pas plutôt été victime d’un coup monté visant à torpiller définitivement sa carrière, cette question, dis-je, n’a pas lieu de se poser puisque les deux versions de l’affaire sont intimement et simultanément avérées.  Je veux dire : il est vrai que DSK a violemment agressé la femme de chambre, et il est non moins vrai que celle-ci lui a tendu un piège.  Tout est vrai, et l’agression, et le complot.  Mais comment en être certain, me demanderez-vous?  Mais parce que tout est Cul, comme je le soulignais plus haut.  DSK et la femme de chambre sont des trouées anthropologiquement déterminées du monde en tant que cul, ce que nous résumons de façon vulgaire en disant que ce sont deux trous de cul.  En résumé : la femme de chambre était une putain à la solde d’une organisation ayant comme objectif de faire tomber un étron flanqué d’une queue en état de trique permanente.

Prenons maintenant le cas de Gabriel Nadeau-Dubois, ou celui de Jean-François Lisée, ou celui de n’importe quelle figure politique d’ici qu’il vous plaira de considérer à titre d’exemple.  L’être-cul de nos politiciens ne s’effectue pas toujours dans le même sens, cela s’entend, mais il n’en demeure pas moins que chacun et chacune, Barrette tout autant que David, Massé non moins que Trudeau, reconduit son appartenance au Cul de façon chaque fois singulière, tantôt sur le mode de l’être-enculant, tantôt sur le mode de l’être-enculé, ce qui fonde l’affirmation selon laquelle tout est simultanément vrai puisque la vérité, par définition, n’a de sens qu’en regard de l’horizon du Cul, d’où l’idée que le jugement A ne saurait s’opposer radicalement au jugement B, que les deux jugements ne peuvent pas se contrarier en profondeur car ils ne sont que des ramifications incestueuses de l’Un-Cul, des trouées ontologiquement déclinées de la spirale auto-enculatoire qui nous emporte tous, et dont on ne peut pas faire sens pour la raison que c’est plutôt elle qui fait sens de tout, et au premier chef, de notre concept de «vérité».

(Cela dit, fort du respect que j’ai pour vous, et bien que je tienne votre capacité à ne vous étonner de rien en très haute estime: 1) je vous conseille vivement de relire à tête reposée le paragraphe précédent; 2) je vous déconseille, non moins vivement, d’abîmer votre esprit dans la contemplation d’une poignée de porte et de vous demander comment celle-ci pourrait, à son échelle, apparaître comme une effectuation de l’être-cul.  Cela peut sembler contre-intuitif, mais dans le cadre théorique où je me situe, je vous assure que le champ des objets est infiniment plus kinky que celui des êtres vivants.)

Sur ces mots, cher monsieur, je m’arrête, en espérant que ces précisions me vaudront le renouvellement de ma prescription pour le mois prochain.

Cordialement,
***


P.S.  Je me promets, dans un avenir proche, de vous en dire davantage sur mon travail de contrebandier.  Vendre des cigarettes à des mineurs n’est pas, j’en conviens, un travail des plus édifiants, mais il entretient avec ma conception politique des choses des liens étroits.  Je vous parlerai aussi de ce groupuscule de nationalistes honteux que j’ai rencontré récemment, et dont vous allez sans doute entendre parler très bientôt.  Je ne peux vous en dire plus pour le moment, mais soyez sûr d’une chose : ça va chier.

vendredi 26 mai 2017

Les vents solaires, 5

5

Gauthier habite le quartier Outremont où je n’avais pas mis les pieds depuis des lustres.  Outre quelques juifs hassidiques qui ressemblent vaguement aux gars de ZZ Top et une vieille bique entretenue aux seins refaits, je n’y ai pas croisé grand monde depuis le moment où j’ai bifurqué de la rue Bernard pour piquer à travers le parc. 

Dans le ciel, la lune pleine éclate comme un projecteur de 10,000 watts.  Aucun signe de la fille aux cheveux-longs-et-noirs.  De temps à autre, il fait bon se rappeler que la solitude a ses avantages et qu’on n’est pas pour autant le protagoniste d’une nouvelle de Lovecraft.

Dix minutes plus tard, je fais mon entrée dans le vaste salon du 876, Willowdale.  Gauthier est là, flanqué de quelques échalas, profil crève-la-faim with an attitude, qui se présentent à moi un peu froidement sous les prénoms de Patrick-Alexandre, Christophe-Éloi, Jacques-Michel, Simon-Victor, Pierre-Tristan et John-John.  À l’exception de ce dernier, manifestement plus amoché, et dont le sourire semble ontologiquement fendu jusqu’aux oreilles, les autres forment une compagnie de jeunes gens qui m’apparaissent comme des ploucs ombrageux, des névrosés de choc dont les études post-doctorales et autres passions germanophiles n’auront finalement servi à rien si ce n’est à entretenir chez eux une haine diffuse, infiniment recuite et ruminée, un état de ricanement halluciné, hautain et inflammable dont on sent qu’il pourrait en principe se cristalliser autour de n’importe quelle cause pourvu qu’elle leur permette de sortir les crocs et de foncer tête première dans le mur du Négatif.

Pour l’instant, ils gravitent autour de Mathieu Bock-Côté qui a pris place sur un fauteuil de facture victorienne, verre de scotch à la main, et qui tète un cigarillo en jetant à la ronde le regard d’un démon qui rêve.*

Le buffet froid a déjà été largement entamé : à l'exception de quelques cubes de fromage durcis et de noyaux d’olives noires qui plombent des assiettes empilées de travers, tout est consommé, et seul John-John s’acharne encore à pomper bruyamment la paille de plastique qui plonge dans le berlingot ratatiné de son petit jus Oasis.

Nous prenons place à notre tour sur des chaises paroissiales qui ont été disposées en demi-cercle autour du fauteuil de Mathieu-Bock, ce phare dans la nuit de notre culture occidentale.

Mes amis, dit Gauthier, mes amis…  Je vous présente *** que nous accueillons ce soir, un ancien étudiant lui aussi, et à qui je souhaite la bienvenue au nom de notre petite société.  Je vous aurais bien invité à vous servir un verre de rouge, mais je crains que…  Mais voilà, nous sommes déjà à sec, haha…  Qu’à cela ne tienne, j’ai demandé à mon épouse de faire un petit crochet par le dépanneur, et, ma foi, elle ne devrait plus tarder à présent…

Je jette un œil sur les photos de personnalités qui ont marqué l’histoire politique du Québec, et qui garnissent les murs du salon.  René Lévesque, Jean Lesage, Pauline Marois, Paul Rose…  Seul détail qui jure dans l’ensemble : une affiche laminée de Mélanie Joly, surmontée de l’inscription : «Un vote, une pipe».

- Trêve de formalités, nous sommes ici entre nous, n’est-ce pas, alors nous irons droit au but…   Chers amis, vous savez comme moi que le temps de la réflexion est depuis longtemps passé.  Voilà déjà bientôt deux ans que nous nous réunissons afin de débroussailler le concept de nation, d’en dégager les grandeurs et les misères, d’en cerner l’avenir incertain, et nos échanges là-dessus ont favorisé la formulation de questions inédites, parfois sensibles, voire abyssales, n’est-ce pas…  Mais ce soir, Mathieu-Bock, que vous connaissez tous, va nous proposer rien de moins qu’un plan d’action, oui, et si le mot n’est pas trop fort (il me corrigera le cas échéant), j’irais jusqu’à dire qu’il va nous présenter un projet d’intervention politique qui, ma foi, ne peut être décrit que comme l’aboutissement fatal et lumineux de…
- Maaaaa-thieu, Maaaa-thieu, Maaaa-thieu...
- Mais oui, John-John, Mathieu-Bock que voici va prendre la parole, mais tu dois nous promettre de ne pas l’interrompre comme l’autre fois, n’est-ce pas, mon petit?
- Ok, p’pa, promis…  Maaaaa-thieu…

Je ne vais pas bien.  Le gars va parler, il va tenir un discours atterrant, je le sais, je le sens, il me fixe dans les yeux, il ne me quitte pas du regard un seul instant et je ne peux pas plonger la main dans ma poche afin de bouffer une poignée d’Anafranil sans éveiller les soupçons de Christophe-Éloi, Tristan-Patente et compagnie.  J’enfonce les ongles dans le bois de la chaise et je baisse la tête.

Alors voilà, sans plus tarder, je…  Mathieu-Bock, la parole est à toi.

La mine affligée au-delà de toute mesure, l’absolu objet du désir inspire à fond, se redresse sur le fauteuil, se penche légèrement et stabilise la position de ses coudes sur les genoux en faisant tournoyer les glaçons au fond de son verre.  Il ferme les yeux, ouvre la bouche -- mais rien ne vient, la nuit ne coule pas de source, on sent qu’une parole immense se cherche confusément dans les profondeurs, mais qu’elle ne saurait se trouver avant d’avoir surmonté une détresse immémoriale.

Une fébrilité électrisante affleure à la surface des corps crispés, tordus sur les chaises de bois, projetés vers l’avant en attente du dernier grand soir concevable à l’ouest de Park Avenue.  Mathieu-Bock s'ébranle, la terre tremble, cette fois, pas de doute, la parole est en chemin, elle monte à l’amour comme une coulée de lave brute irriguant à rebours les veines d’un volcan.  C’est parti!

- ALULULE?  ALALULULULLE! LOILOLOLOILOILOLILILOLLLLULE!  LULALULAULAULALLUULLLLELELELELLILILULUULLE!

(…) 

mardi 23 mai 2017

Ariana et le sens intime de la terreur


Je réagis rarement à chaud aux événements de l’actualité.  D’Ariana Grande, je ne connais à peu près rien, sinon une chanson, Into you, sur le beat de laquelle je me rappelle avoir swigné un soir de vent fort à l’automne dernier.

Quand j’ai pris connaissance ce matin de ce qui s’est produit peu après la fin de son spectacle à Manchester, la seule question qui me soit venue à l’esprit, c’est : À quoi pourrait bien ressembler un monde dans lequel la question de Dieu – cette question-là en tant que question – serait littéralement inconcevable, ne pourrait venir à l'esprit de personne?

Ou encore, sous une forme moins radicale : quoi d’un monde dans lequel la question de Dieu serait a priori aussi inintéressante que celle des nuages de l’an passé (pour reprendre une expression de Cervantès)?

Donc un monde dans lequel la question de Dieu serait à ce point ennuyeuse que sa formulation s’interromprait en cours de route, s’arrêterait à deux cents mètres du point d’interrogation qui la magnétisait, si ennuyeuse, en fait, que ce point lui-même s’étonnerait de sa propre existence tout au bout d’une question qui ne l’a jamais atteint, à tel point que le point serait contraint d’improviser en solo la formulation qui aggrave son suspens en ces termes : Et si j’allais prendre une bière plutôt que de niaiser à l'horizon d'un acte manqué?

De ce monde, je ne connais à peu près rien, sinon un matin de vent mort où je m’étais déchiré les doigts en feuilletant les oiseaux.

vendredi 19 mai 2017

Les vents solaires, 4

4


Dans la forêt toute proche, le vent s’abat d’un seul coup et les arbres grincent comme de vieilles portes d’armoire.  Il est tôt.  Au pied de la pente gravelée de pierres blondes, l’eau du lac jouit de la même immobilité qu’une nappe de sirop parvenue aux limites de son écoulement.

Je ne sais pas encore si mon amie viendra me rejoindre.  Hier, elle s’appelait Marie-Miroitante.  Avant-hier, c’était Marie-Massacre parce qu’elle se reprochait d’avoir tiré une grenouille à la carabine à plomb.  Aujourd’hui, je ne sais pas quel sera son nom, je ne crois pas qu’elle en décide à l’avance, elle attend de voir comment le monde s’ouvre, se ferme ou se fracture autour d’elle, le nom ne vient qu’après.

Je saisis la pierre la plus plate que j’aie trouvée sur la rive, je prends mon élan puis je l’expédie de toutes mes forces en direction du lac.  Un-deux-trois-quatre-cinqsixsepthuitneuf.  Mon record personnel est de onze rebonds.  Je me donne jusqu’à la fin de l’été pour le battre.  Ma belle-mère dit que je n’ai pas assez de force dans le bras, que c’est déjà un miracle si j’ai réussi à franchir le cap des dix rebonds.  Saleté de belle-mère.  Marie-Minérale me dit que je ne la déteste pas assez.  Que ce n’est pas suffisant de la traiter de saleté de belle-mère, que je devrais la traiter de cochonceté de truie totale.  Je trouve qu’elle y va quand même un peu fort.  Parce que c’est une chose de détester ma belle-mère, c’en est une autre de se pogner le zouizoui comme je l’ai fait hier en cachette tandis qu’elle niaisait les deux pieds dans l’eau avec son bikini fleuri.  Ça, je ne l’ai pas dit à Marie-Mironton, mais c’est un fait : j’aime les boules bien jackées de ma belle-mère, surtout quand elle est en costume de bain, les pieds dans la flotte boueuse, et que la pointe de ses tetons se tord de froid et aspire à la plus extrême hébétude à travers le motif tropical de son haut de bikini.  La détester est une épreuve éblouissante.

Je m’empare d’une pierre encore plus plate que la précédente, et en me relevant, j’aperçois Marie-Sans-Nom qui marche sur le chemin de terre.  Elle a encore attaché ses longs cheveux noirs.  L’autre jour, quand je lui ai demandé pourquoi elle ne les laissait pas flotter librement, elle m’a répondu que c’était parce qu’elle ne voulait pas que les oiseaux se prennent dedans quand elle court dans la forêt.  J’ai trouvé ça niaiseux comme explication.  Je l’aime mieux quand elle a les cheveux détachés et qu’elle les laisse traîner derrière elle comme une nuit liquide, sans fond et sans étoiles.

Elle s’est levée il n’y a pas longtemps, ça paraît dans sa face.  Elle se laisse glisser en gougounes sur la pente caillouteuse, perd momentanément l’équilibre puis le rattrape à grandes enjambées dans la poussière.

- T’as apporté ta carabine à plomb?
- Non.  Pourquoi?  Regarde la roche que je viens de trouver!
- Je veux plus qu’on tire les grenouilles, ça me lève le cœur.
- C’est une roche parfaite,  je vais battre mon record!
- En repensant aux grenouilles, hier soir, j’ai presque vomi mon sundae aux cerises.
- T’en as tiré rien qu’une…
- Ben ça m’a levé le cœur quand même, pis je veux plus en tirer.  Plus jamais.

Le reflet des montagnes frémit dans l’eau du lac, la permanence de l’été n’est déjà plus qu’une rumeur réduite au claquement d’une portière à proximité du chalet, le vent se lève avec une nuée de mouches noires, s’abat à nouveau à la lisière de la forêt, vire sur ses gonds, puis fait claquer la robe de Marie-Matinale avant de disparaître dans la poussière du chemin.  Le silence enveloppe nos visages soudain invalidés par cette immensité sans emploi.


- Pour vrai, pourquoi t’attaches toujours tes cheveux?


…………………je……………je………………………………………………………………………je………………………………………………….je……………………………………………………............je je je jejeje je jeje m’éveille avec la queue dans la bouche d’une pute guatémaltèque.

Me suis endormi pendant que la fille me pompait.  Osti.  Je me reviens de très loin et tout à fait de travers, mais pas de doute : je suis bien ici, dans ce studio, avec elle – qui elle? quoi elle? – oui, ça va, du calme, je me reviens, je la reconnais.  Elle a interrompu le mouvement de succion, mon gland appuie mollement contre ses lèvres et elle m’observe, les yeux grand ouverts, comme si elle n’en revenait pas elle-même que je me sois assoupi en pleine pipe.  Elle se redresse, hésitante.

Ça va, lé bou messiou?

Me souvenir de son nom.  Je me rappelle qu’elle a parlé du Guatemala, mais son nom ne me revient pas.  Roberta?  Robertina?  Bernadetta?  J’aperçois une gouttelette de sperme sur l’aile de son nez, donc je suppose que j’ai joui pendant mon sommeil.  Je me relève vaille que vaille avec un milliard de pensées écrasées sur le pare-brise de ma conscience.

Tou vou prenne la douche?
- Peut-être, je sais pas, excuse-moi, haha, crisse, je…  Non, en fait, je vais… 
- Prenne ton temps, lé bou messiou, prenne ton temps.
- Attends, je veux juste vérifier quelque chose.

Je tire le portable de la poche de mon jeans suspendu au dossier de la chaise et je triture l’écran à deux pouces.   Rien, si ce n’est un message de Raymond Gauthier que je lirai tout à l’heure et une notification de Google : Il semble que vous soyez au salon de massage Azteca en compagnie d’une courtisane nommée Magdalena.

Je me penche sur la poche de hockey qui est demeurée par terre tout ce temps, à proximité du matelas et du flacon de K-Y, et j’en extrais deux cartouches de Player’s Light que je tends à la fille.

Tiens, pour ton garçon.  Fernando, c’est ça?
- Gustavo.

C’était l’entente, ça lui convient, je la paierai en espèces la prochaine fois.  Elle noue la serviette de bain autour de sa taille, pose ses petites mains brûlantes sur mes épaules, se dresse sur la pointe des pieds puis me fait la bise comme une lointaine cousine au jour de l’an.


Lorsque je débouche dans la nuit de Villeray, je me mets à grelotter comme une marde. J’avale aussitôt deux comprimés d’Anafranil et tout en marchant en direction de la rue Christophe-Colomb, je parcours en diagonale le message de Gauthier.  Je crois comprendre que la réunion d’après-demain portera sur le thème de la fracture identitaire et de la dissolution néo-gauchisante du concept de nation.  À peu de choses près, il n’est pas impossible que Mathieu Bock-Côté prenne la parole en bedaine, crache le sang et en appelle aux armes de la lucidité renouvelée, mais j’ai probablement manqué ce dernier point, je grelotte trop, je reprendrai la lecture du message une fois rentré chez moi, en espérant que Fripouille n’ait pas dégueulassé la chambre de bain avec ses débris de rats crevés. 


mercredi 3 mai 2017

Les vents solaires (feuilleton existentiel, 3)

3

Dans le monde, on rencontre trois catégories de personnes : les fumeurs, les non-fumeurs et les anti-fumeurs.  Quiconque envisage la chose avec un minimum d’objectivité conviendra que les moments forts de son existence – j’entends les plus jouissifs, les plus lumineux, les plus festifs – ont presque toujours été vécus en compagnie de gens appartenant à la première catégorie, alors que les moments les plus poches, les plus sombres (et bien souvent les plus abrutissants) ont été, neuf fois sur dix, voire dix-neuf fois sur vingt, vécus à proximité de gens relevant de la troisième.

Je prends, à titre d’exemple, ma voisine du 303.  Il y a six ans de cela, c’est elle-même qui me l’a confié, elle a coupé la cigarette après avoir fumé pendant plus d’un demi-siècle au rythme de deux paquets par jour.  Résultat?  Rien.  La cigarette lui fournissait une des rares distractions pacificatrices de sa vieillesse.  En cessant de fumer, elle n’a absolument rien gagné, si ce n’est la conviction d’avoir été investie, Dieu sait par qui, de la mission écolo-fasciste consistant à veiller à la salubrité olfactive de notre immeuble.  La conséquence en est qu’elle rumine une ignoble frustration, une haine inépuisable dont je fais quotidiennement les frais. 

Sitôt que je referme derrière moi la porte de mon logement pour emprunter l’escalier du cagibi, elle sort de sa tanière en maugréant et vide un flacon complet de Febreeze: Pissssch-pisch-pisch-piiiiisssschhhhh.  Si au moins elle variait les fragrances…  Nan.  Elle alterne avec un entêtement sadique entre le vaporisateur aux agrumes et l’autre abomination qui pue la poudre pour bébés Johnson's.

Plutôt confondre mon cendrier avec un bol de céréales que de respirer cette marde-là.  Je me pince le nez et je gagne la rue en sinuant entre les mouettes et les sacs à ordures.

*

Tout juste avant d’entrer dans le métro, j’avale un comprimé d’Anafranil.  Une fois passé le tourniquet, je baisse la tête de crainte d’apercevoir la fille-aux-cheveux-longs-et-noirs.
 
La rupture avec Marie-Mortelle m’avait fait très mal.  Je croyais pourtant m’en être assez bien sorti jusqu’à ce que les hallucinations visuelles se mettent à affluer.  J’ai fini par comprendre que certaines choses sont faites pour ne jamais arriver, mais si, contre toute attente, elles arrivent quand même, on sait tout de suite que ça relève de l’ordre du miracle, que ça ne durera pas et qu’une fois l’enchantement dissipé, l’idée ne sera pas tant de composer avec la suite que de survivre au révolu, de bien s’entrer dans la tête qu’il n’y aura pas, qu’il n’y aura jamais plus de seconde unique fois, si ce n’est dans quelque noir poème d’Edgar Allan Poe, ou encore dans le discours des motivateurs plafonnés qui confondent les lendemains qui chantent avec un appel à l’autorité de leur propre moustache.

Je circule de wagon en wagon avec une poche de hockey complètement vide : c’est là-dedans que je vais fourguer les 87 cartouches de Player’s Light que Tomei va me refiler.  Le point de rendez-vous change à peu près à toutes les deux semaines.  Aujourd’hui, les affaires se brassent dans une usine désaffectée de la rue Molson. 

Son épave de conjoint (ou de frère aîné, ou d’amant, ou d’oncle, difficile à dire) se tient dans l’ombre, un peu en retrait comme à son habitude.  Je le repère tout de suite, calé de travers sur une pile de pneus usés avec une bouteille d’eau Évian à la main.  Je n’ai jamais su pourquoi, mais il tient absolument à ce qu’on l’appelle Frank.  Tout le monde ici – je veux dire : Tomei et moi -- l’appelle Frank.  Il n’a pas trop la tête de l’emploi, je trouve, mais je ne suis pas le mieux placé pour juger de ces choses. 

Tomei émerge de l’entrepôt d’un pas rapide, l’air casssant et les poings fermés.  Quand elle marche dans ma direction, c’est fou comme j’ai toujours l’impression qu’elle va me rentrer dedans, mais au dernier moment, tout juste avant de me percuter, elle s’immobilise, serre les dents et me toise du haut de ses quatre pieds trois pouces.  Pas de niaisage, je sais, mais c’est plus fort que moi, il faut que je trouve un moyen de détendre l’atmosphère, que je verbalise l’inconfort suscité par son être-crissé-devant-moi.  Je ne peux pas supporter qu’elle enfonce ses petits yeux noirs dans les miens comme si j’étais un abruti à demi-toléré dont il fallait constamment redresser le pantalon et claquer le derrière de la tête.

Hééé, pas mal, ta nouvelle coiffure…
- You cut shit and leave alone my hair.  You have money?

Là-bas dans l’ombre, perdu au milieu des chaînes qui serpentent entre les blocs de béton et les retailles mouvantes de papier journal, Frank y va d’un petit «ha ha» faiblard.  Il ne commente jamais plus avant nos entretiens, «ha ha», c’est tout ce qu’il se limite à dire.  Je tends à Tomei la liasse de billets qu’elle compte à toute vitesse en les effeuillant du revers du pouce.

Good.  This for you.  Next friday we meet again.  I tell you where soon. 

Puis elle me tourne le dos sans un mot de plus et regagne l’entrepôt.  Je marche en direction de Frank.  Il fait haha, je fais haha aussi, nous faisons haha ensemble bien gentiment pendant que je loge les 87 cartouches de cigarettes dans le sac de hockey.


Quand je sors de l’usine, la chaleur est toujours aussi écrasante.  Sur la montagne de détritus qui encombre l’entrée du métro d’Iberville, deux mouettes engagent une lutte à finir par amour pour une boite de soupe Habitant qui regorge d’asticots.