samedi 18 avril 2015

Tableau de bord (parafiction 9)

129 mai

(...)

Ma fausse carte du parti de la Surautérité ne m'a été d'aucun secours: le policier casqué à qui je l'ai montrée l'a déchirée sous mes yeux et m'a aussitôt saisi au collet en me demandant où je m'étais procuré ce document.  Je n'étais alors qu'à quelques pas de l'entrée de la Chapelle Ardente.  Avant que j'aie pu bredouiller la moindre explication, je recevais un puissant coup de matraque dans les jambes, puis un autre dans les côtes.

On m'a par la suite conduit dans le vestiaire de la Chapelle en compagnie d'autres manifestants. Nous étions une douzaine à ramper dans les diamants tandis que les coups pleuvaient et que les officiers donnaient l'ordre aux pitbulls d'État d'arracher les dernières loques de vêtements qui nous pendaient au corps. Une fois dénudés, on nous a contraint à faire la file dans la nef de la Chapelle pendant que les hauts-parleurs enfilaient des tubes de musique pop des années 80.

Dans les gradins qui surplombaient l'allée principale de la nef, de grands bourgeois, des élus, des PDG flanqués de leurs escortes analphabètes nous chahutaient, nous lançaient à la tête des boites de Kraft Diner, et parfois même des canettes de Molson qui explosaient à nos pieds en moussant. Tout au bout de la file, les manifestants étaient contraints tour à tour à sucer le phallus dressé de statues de bronze modelées à l'effigie d'Adam Smith, de Milton Friedman ou d'Éric Duhaime, après quoi, moyennant quelques matraquages de courtoisie, on les expulsait de la Chapelle, quand on ne les acheminait pas carrément en direction du Confessionnal où on les soumettait à un traitement de rééducation neuro-économique axé pour l'essentiel sur une lecture compulsive des éditoriaux d'Alain Dubuc, et dont ils ressortaient hébétés, dans un état pitoyable, proche de la décérébration.

Mon tour allait venir lorsque le garde qui m'avait intercepté un peu plus tôt me saisit aux cheveux et me contraignit à emprunter un escalier latéral qui menait au sous-sol.
--  Ferme ta gueule et ne te retourne pas, chuchota-t-il, compte-toi chanceux d'être encore en vie et de n'avoir perdu aucune des douze catégories de ton entendement.

Torus.

Tout en bas de l'escalier, il me poussa à l'intérieur d'une petite pièce encombrée d'aubes, d'étoles et d'une panoplie d'objets ecclésiastiques qui avaient dû appartenir aux prêtres qui géraient les activités de la Chapelle à l'époque où la liberté de religion n'avait pas encore été déclarée inconstitutionnelle en vertu de la loi P-92.  Je reconnus aussitôt Léa: elle était attablée aux côtés du Joe, vêtue d'une robe de nuit transparente, et fumait nonchalamment en pressant son pied contre le sexe d'un homme chauve et corpulent qu'on avait dénudé, puis ligoté solidement à un prie-Dieu qui trônait au centre de la pièce.  Le prisonnier avait de toute évidence été passé à tabac: son oeil droit était tuméfié; ses jambes crochues et gangrenées se délitaient à la jonction des rotules comme deux pantins dont on aurait coupé la moitié des cordes.

--   Ouf, dit Torus en retirant son casque, je n'aurais jamais cru qu'un bonnet de policier puisse être aussi lourd...  Sans blague, ajouta-t-il en lançant ses gants de cuir au visage du prisonnier, comment faites-vous pour mettre une pensée devant l'autre avec ça sur la tête?

Le prisonnier ne répondit rien,  Il se contenta de pisser dans sa culotte de guerrillero: on voyait le tissu de la fourche noircir progressivement entre les orteils distendues de Léa.

--  Un sacrement apocryphe nous lie indissolublement à la révolution.  Ce que nous avons commencé nous le finirons. *

La voix provenait d'un homme dans la cinquantaine qui se tenait à l'écart, atrocement défiguré: il triturait un objet circulaire qu'il bisoutait à intervalles réguliers, et que je pris d'abord pour une balle de golf.

--  Ne te trouble pas, Hubert, dit le Joe  Nous sommes ici entre amis.  Et ne joue pas comme ça avec ton oeil de verre, c'est déjà une chance qu'on ait pu le retrouver dans les buissons de Villa-Maria.  Tu ne voudrais certainement pas l'égarer de nouveau, n'est-ce pas?  Allons, trêve de plaisanterie, nous n'avons plus beaucoup de temps.

Léa retira son pied du sexe du captif et écrasa sa cigarette tout en posant sur moi un regard vide et comme revenu de tout.  Le Joe s'approcha du prisonnier et se mit à lui caresser la tête tout doucement tandis que Torus prenait place derrière le prie-Dieu.
-- Quel est ton nom?
-- Caporal  Berge...

Torus abattit son poing sur le crâne du prisonnier, qui étouffa.

--  Non, dit le Joe, pas ton grade dont nous n'avons que crisser. Ton nom.  Ton nom de jeune fille.
--  La...  la délicate essence.
-- Voilà.  Que manges-tu?
--  De la marde.
--  Quel est ton mets préféré?
--  Le caca burger.
--  Et en quoi as-tu toujours désiré te déguiser à l'Halloween?
--  En ballerine obèse qui mange des beignes fourrés au caca.
--  Fort bien.

On n'entendait plus rien dans la pièce, si ce n'est le clapotement lingual du classique qui suçotait son oeil de verre.  Léa s'était accroupie à ses pieds et avait posé sa tête sur ses genoux; elle cherchait à l'apaiser en chantonnant une berceuse où il était vaguement question de têtes guillotinées dont les yeux continuaient à vous fixer, même une fois rendues à la terre secouée des siècles anciens.

-- Vous êtes des terroristes, murmura le prisonnier.

Le sang coulait à présent de ses oreilles, il n'en avait plus pour très longtemps.

--  Non, pas tout à fait, répondit le Joe qui avait commencé à se déculotter, nous appartenons à quelque chose qui est encore plus grand que la terreur, quelque chose que la terreur même présuppose et sans quoi elle serait sans effet.  Cette chose, mon horrible ami, c'est la frayance.  Nous en sommes les agents nocturnes.  Nous effrayons en fracassant, nous effarons en fanfaronnant, nous frayons de plume et d'esprit à travers toute résistance corvéable à merci, nous frayons continûment, de jour comme de nuit, jusqu'à ce que vienne le néant ou la révolution... Maintenant...  maintenant, tu vas nous dire où sont les neuf autres...  nous avons Hubert, mais les neuf autres... Donatien, Antonin, Arthur, Isidore, Freidrich, Emil, Georges, Edgar et Ferdinand...  tu sais où ils se cachent et tu vas nous le dire...

Les trois phallus du Joe émergèrent de sa culotte.  Celui de droite et celui de gauche étaient bandés, mais celui du centre, nommé Nous-ne-pardonnons-pas, refusait de se lever.
--  Tu vas nous le dire... sous peine de connaître un plaisir que la mort aura beaucoup de mal à déficeler... tu vas parler...

Le Joe se mit à luire et à grincer des dents.  De la main droite, il empoigna le phallus de gauche, Nous-n'oublions-pas, et de la gauche, il saisit le phallus de droite, Expectez-nous, puis il les branla furieusement, avec un synchronisme parfait, cependant que le phallus mort du centre libérait, goutte à goutte d'abord, puis plus généreusement par la suite, un filet d'urine noire et sirupeuse.  Les mains croisées sur son bas-ventre, Joe le Dasein se branla de la sorte pendant de longues minutes jusqu'à ce que les phallus secoués crachent le youyou en mêlant leurs noms à l'hymne de leur plaisir respectif: expectez-pas-n'oublions-nous-pas-nous-nous-nous-pas-nous-n'expectez-pas-blouip-blouip, etc.

Mais soit qu'il fut à demi-inconscient, soit que sa formation l'eut déjà préparé à cette forme de torture métapolitique, toujours est-il que le prisonnier ne semblait pas outre mesure impressionné par le spectacle.  Alors Joe remballa ses triplés et ordonna à Léa de procéder à une mise à jour du système libidinal du captif.

Lentement, Léa se releva, puis, après avoir déposé un doux baiser sur le crâne défenestré du classique, elle escalada le prie-Dieu et enfourcha le prisonnier de façon à ce que la tête disparaisse dans la toison de son sexe.
--  Suce-moi, dit-elle.

J'eus le réflexe de m'interposer, mais Torus me saisit aussitôt par le coude et me tira rudement vers lui:
--  Du calme, Poussin Skribe, on lui a pété toutes les dents, il ne peut pas la mordre...

Je pleurais, mais ce n'était pas mes larmes: c'est le X qui pleurait en moi, et j'eus alors conscience que ce n'était pas non plus une multitude de larmes qui coulaient de mes yeux, mais la même larme, une seule et unique larme paradoxalement répétée et différée d'elle-même à l'infini dans l'éternel retour de ma jalousie morbide.

Les cris du prisonnier se perdaient dans la fourrure de Léa, et son souffle morvait sur les muqueuses atrocement distendues qui lui recouvraient le visage comme les abats d'une pieuvre dépecée.  À genoux entre les jambes écartées du captif, le Joe lui dévorait les couilles, ne s'interrompant que pour recracher les poils qui lui barbouillaient le fond de la gorge.

Torus braqua son pistolet contre ma tempe:
--  Ose prononcer le nom de Bataille, et je te tue sur le champ, je le jure.

Toujours à l'écart, le classique s'agitait de plus en plus: son oeil avait roulé sous la chaise où le prisonnier agonisait et où Léa bavait à bout de force, défigurée par la nuit de son plaisir

--  La révolution viendra comme l'amour nous est venu, un certain 24 juin, alors que tous les deux, nus et glorieux, nous nous sommes entretués sur un lit d'ombre, au-dessus d'une vallée vaincue qui apprenait à marcher au pas.  Elle viendra à la manière de l'événement absolu et répété qui nous a consumés et dont la plénitude me hante ce soir. *

À la fin, je m'effondrais.  Il n'y avait plus que Torus pour me soutenir.

--  Je sais, je sais, dit-il, mais les camarades entretiennent toujours des doutes sur la profondeur de ton engagement.  Vois comme elle jouit, et regarde-toi...  Nous devons savoir si tu es prêt... C'est elle ou la révolution.  Choisis.
--  Où est la différence?
--  Tu as tout compris.  Bienvenue dans l'organisation, camarade.


* En Aquin dans le texte























vendredi 3 avril 2015

Tableau de bord (parafiction 8)

117 avril

Les jours passent, le temps file et l'éternité pue de la gueule.

Il y a des siècles, Torus m'a demandé de lui fournir un rapport détaillé sur mes activités d'infiltration esthétique.

Je lui ai envoyé une lettre qui s'ouvrait sur les mots suivants:

TABLEAU DE BORD
par
Billy Bob Britton

Je ne voyais pas la nécessité d'en rajouter pour le moment, et je crus, un peu naïvement sans doute, qu'il allait se satisfaire de cette déclaration de bonne volonté.  Deux jours plus tard, il m'écrivit à nouveau pour me manifester le mécontentement des camarades: le sentiment généralisé était qu'on ne pouvait plus compter sur moi.

Nous étions donc d'accord sur un point.

Hier, Torus est revenu à la charge en me fixant rendez-vous à la Chapelle Ardente.  Je vais, disait-il en substance, te présenter quelques motifs susceptibles d'électriser ton inspiration déficiente.

*

Déjà la nuit,  Les rues du centre-ville fourmillent de manifestants.  Au coin d'Amherst et de St-Empire, j'ai vu la Ligue des enfants terribles se fondre à la Coalition des débosseleurs de concepts: dans le temps de le dire, tout ce beau monde était férocement chargé, poivré et détympanisé par les soldats du SPVM, et des ceintures cloutées, piquetées d'éclats de verre et de lames de rasoir, étaient déroulées, puis rivés au bitume fondant de toutes les intersections névralgiques.

Des sabots de Denver recouvrent le visage d'une centaine de manifestants étendus sur le trottoir de St-Empire: ceux qui ne sont pas encore morts d'asphyxie agonisent entre les débris fumants d'un hélicoptère qui a été bazooké un peu plus tôt par la Guilde des mémés de l'amour sans bon sang.  Les rumeurs veulent que les soldats aient aussitôt répliqué en dynamitant un centre de personnes âgées que l'on soupçonnait de servir de couverture à des fauteurs de révolution de la première vague.

Au coin de McMetall, deux pitbulls d'État se disputent le ventre d'une femme enceinte dont les doigts déchiquetés dérivent en douceur, pareils à des vers de pêche, sur une pancarte fracassée dont on peut toujours lire le slogan: Dans votre cul et dans votre face, gros laids qui ne pensent qu'à faire la piasse.

Au sommet du Mont-Royal, j'aperçois l'enseigne clignotante de la Chapelle Ardente.  Balayée d'est en ouest par les phares des hélicoptères, la montagne ruisselle de sang versé sur tous ses flancs: des soldats patrouillent rageusement sur les sentes, mais Torus m'a assuré qu'en cas d'interpellation, je n'aurais qu'à leur montrer ma fausse carte de membre du parti de la Suraustérité pour qu'ils consentent à me laisser passer,

Un jeune poète crucifié entre deux érables vermoulus me supplie de le décrocher.  Si c'est là le sort qui m'attend, pensais-je en filant sous le faisceau des phares, je ferais peut-être mieux d'abandonner la cause de la révolution et devenir relationniste pour le compte des Éditions du gentil dauphin.