vendredi 26 septembre 2014

Tableau de bord (parafiction 1)

26 septembre

Je suis certain que tout a commencé par ce rêve idiot.  (C'était il y a deux jours.)

Je vois Joe Dassin s'avancer en peignoir au bord de la piscine.  Dans les cieux, dans les bois, tout autour, ce n'est pas tant que je la distingue, mais il y a la chanson de L'été indien.  Joe a une étrange tête de suicidé, il abandonne son peignoir d'un geste nonchalant, et je le vois anormalement musclé, poilu, avec le logo de la banque TD tatoué dans le dos.  La suite n'est pas claire: il devrait plonger dans la piscine, mais quelque chose le retient.

Et c'est alors que je me suis réveillé avec ce goût de sang dans la bouche.  Il était quatre heures du matin.  J'étais indécis, en arrêt dans le couloir; je fixais la cafetière, j'étais vraiment indécis.  Je me rappelle être entré dans la salle de bains et avoir pissé sans conviction: entre mes doigts, ma queue avait la consistance d'un Brie triple crème.

Et puis ça a commencé.  Tandis que j'étais assis à la cuisine, indécis et fumant, ma jambe droite s'est dépliée et s'est mise à pilonner le sol.  Quatre coups.  Quatre coups de massue avant de revenir à sa position d'origine.  L'événement avait quelque chose d'ahurissant.  Je ne l'avais pas commandé, je ne l'avais pas anticipé.  J'avais assisté, ahuri et impuissant, au spectacle de ma jambe martelant le sol à quatre reprises.

Je -- moi -- n'avais pas fait ça.  Cela s'était fait tout seul.

J'ai pensé: ça y est, je suis possédé par l'esprit de Joe Dassin. Puis j'ai pensé: ce sont les nerfs, une déflagration nerveuse, atypique, sans doute, mais rien de plus.

C'est comme ça que ça a commencé.

(...)


mardi 2 septembre 2014

Notes pour une théologie esthétique 2

Creuser l’affinité esthétique (sinon ontologique) entre le concept de revenant, le cercle interrogatif et la pensée nietzschéenne de l’éternel retour du même. 

Si on ne «fait pas sens» de l’éternel retour, je ne suis pas certain qu’on lui rende justice pour autant lorsqu’on précipite la pensée du retour du côté du gouffre, du puits d’éternité et qu’on s’empresse de l’annexer à la nomenklatura des concepts abyssaux.  J’entends qu’il n’y ait peut-être pas de sens à tenter de discerner ce que «veut dire» l’éternel retour : cette pensée sera toujours plus riche de ce qu’elle tait que de ce qu’elle annonce, plus dense de ce qu’elle ne dit pas, ne veut pas dire, que des significations qu’on lui impose à partir des rengaines bien connues.  Cela dit, il y a deux plans de négation qu’on doit distinguer dès le départ : d’une part, ce que cette pensée «ne veut pas dire» du point de vue du malentendu simple et plat, et d’autre part ce qu’elle trahit de soi-même dans sa rétraction – non pas son sens, mais sa lumière, cette puissance de séduction qui se confond avec sa pudeur conceptuelle, l’éclat qu’elle libère dans son effondrement comme le font toutes les étoiles victimes de leur propre gravité.

*

On n’aborde pas la question du revenant, on y revient.  On est soi-même de retour au revenant: nul ne va, nul ne vient, tout revient, se croise à mi-chemin, s’effleure à mi-temps, se télescope à mi-distance, tout renvoie, se quitte à minuit, s’exile à midi -- et revient encore et renvoie à nouveau. 

Prophétisme sans dieu, mais saturé de fantômes.

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Revenant, passant…  Lorsque ces mots filent hors contexte, entendons-nous d’abord le substantif ou le participe présent?  L’ambiguïté n’est pas toujours possible.  Je dis : buvant, poussant, retardant…  j’entends aussitôt le verbe conjugué, même lorsque ces signifiants sont désamarrés de toute chaîne linguistique.

Mais que peut-on tirer, que peut-on penser de l’indécidabilité originaire de certains signifiants tombés du ciel?  Revenant, passant : des substantifs en instance d’évaporation? des courants d’airs qui tendent vers la pétrification? des verbes qui ralentissent en passant à proximité de leur nom ou des noms qui accélèrent en se projetant dans la spirale de l’action?

Entre le substantif et le participe, le «revenant» ne dit rien de ce à quoi il va, de ce dont il retourne, le «passant» ne révèle rien des lieux où il passe, des murs entres lesquels il dissimule sa dissimulation même…  Comment apprivoiser cette vacance grammaticale?

(Les chaînes linguistiques ne plombent pas le fantôme, ne l’annoncent pas, ne font pas résonner sa descente dans les escaliers de la parole.)

Passant, revenant : rien que le courant d’air glacé de ce qui file entre ça et ça et ça et ça et ça et ça.

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Le revenant, le passant…  Un peu comme on dirait : l’être – si tant est qu’on l’entende dans sa verbalité, même et en dépit de l’article défini.  L’être, le fait, l’événement écoeurant et pur d’être --  le neutre blanchotien ou l’il y a lévinassien plus encore que l’être heideggerien, ce sapin de Noël qui n’avoue jamais ses guirlandes…

De même : le revenant, le passant doivent s’entendre au participe même lorsque l’article défini les voue à un simulacre de substance.  Il y a le ce qui revient, il y a le ce qui passe...

Éternel retour du revenant ou infini passage du passant : la participation ne se fait présente – plus exactement elle ne se fait présence, ne se manifeste comme effet de présence --  que dans le retour du même dans l’entre-deux altéré du nom et du verbe.

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Selon Deleuze, l’éternel retour favoriserait le retour des forces actives au détriment des expressions maladives de la volonté de puissance.

Mais l’action, l’actif qualifie-t-il vraiment l’état de ce qui revient?  Ne qualifie-t-il pas d’abord le fait de revenir, le fait de revenant, abstraction faite de l’identité, puissante ou exténuée, de ce qui revient?

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(…)  Je suis un fantôme, je suis / deux fantômes, pas trois, pas quatre / mais j’ai de la clarté pour toute une vie. / Un drap qui bouge, quoi je hante.  (Michaël Trahan, Plates-bandes)

On ne sort pas du double.  Pas de salut par le trois ou le quatre, pas de chance forcée par le chiffre que la dialectique tient en réserve pour assurer l’évacuation intelligible de la hantise.


Exposé d’origine au refoulement du fissible --  quoi je hante.