mercredi 3 mai 2017

Les vents solaires (feuilleton existentiel, 3)

3

Dans le monde, on rencontre trois catégories de personnes : les fumeurs, les non-fumeurs et les anti-fumeurs.  Quiconque envisage la chose avec un minimum d’objectivité conviendra que les moments forts de son existence – j’entends les plus jouissifs, les plus lumineux, les plus festifs – ont presque toujours été vécus en compagnie de gens appartenant à la première catégorie, alors que les moments les plus poches, les plus sombres (et bien souvent les plus abrutissants) ont été, neuf fois sur dix, voire dix-neuf fois sur vingt, vécus à proximité de gens relevant de la troisième.

Je prends, à titre d’exemple, ma voisine du 303.  Il y a six ans de cela, c’est elle-même qui me l’a confié, elle a coupé la cigarette après avoir fumé pendant plus d’un demi-siècle au rythme de deux paquets par jour.  Résultat?  Rien.  La cigarette lui fournissait une des rares distractions pacificatrices de sa vieillesse.  En cessant de fumer, elle n’a absolument rien gagné, si ce n’est la conviction d’avoir été investie, Dieu sait par qui, de la mission écolo-fasciste consistant à veiller à la salubrité olfactive de notre immeuble.  La conséquence en est qu’elle rumine une ignoble frustration, une haine inépuisable dont je fais quotidiennement les frais. 

Sitôt que je referme derrière moi la porte de mon logement pour emprunter l’escalier du cagibi, elle sort de sa tanière en maugréant et vide un flacon complet de Febreeze: Pissssch-pisch-pisch-piiiiisssschhhhh.  Si au moins elle variait les fragrances…  Nan.  Elle alterne avec un entêtement sadique entre le vaporisateur aux agrumes et l’autre abomination qui pue la poudre pour bébés Johnson's.

Plutôt confondre mon cendrier avec un bol de céréales que de respirer cette marde-là.  Je me pince le nez et je gagne la rue en sinuant entre les mouettes et les sacs à ordures.

*

Tout juste avant d’entrer dans le métro, j’avale un comprimé d’Anafranil.  Une fois passé le tourniquet, je baisse la tête de crainte d’apercevoir la fille-aux-cheveux-longs-et-noirs.
 
La rupture avec Marie-Mortelle m’avait fait très mal.  Je croyais pourtant m’en être assez bien sorti jusqu’à ce que les hallucinations visuelles se mettent à affluer.  J’ai fini par comprendre que certaines choses sont faites pour ne jamais arriver, mais si, contre toute attente, elles arrivent quand même, on sait tout de suite que ça relève de l’ordre du miracle, que ça ne durera pas et qu’une fois l’enchantement dissipé, l’idée ne sera pas tant de composer avec la suite que de survivre au révolu, de bien s’entrer dans la tête qu’il n’y aura pas, qu’il n’y aura jamais plus de seconde unique fois, si ce n’est dans quelque noir poème d’Edgar Allan Poe, ou encore dans le discours des motivateurs plafonnés qui confondent les lendemains qui chantent avec un appel à l’autorité de leur propre moustache.

Je circule de wagon en wagon avec une poche de hockey complètement vide : c’est là-dedans que je vais fourguer les 87 cartouches de Player’s Light que Tomei va me refiler.  Le point de rendez-vous change à peu près à toutes les deux semaines.  Aujourd’hui, les affaires se brassent dans une usine désaffectée de la rue Molson. 

Son épave de conjoint (ou de frère aîné, ou d’amant, ou d’oncle, difficile à dire) se tient dans l’ombre, un peu en retrait comme à son habitude.  Je le repère tout de suite, calé de travers sur une pile de pneus usés avec une bouteille d’eau Évian à la main.  Je n’ai jamais su pourquoi, mais il tient absolument à ce qu’on l’appelle Frank.  Tout le monde ici – je veux dire : Tomei et moi -- l’appelle Frank.  Il n’a pas trop la tête de l’emploi, je trouve, mais je ne suis pas le mieux placé pour juger de ces choses. 

Tomei émerge de l’entrepôt d’un pas rapide, l’air casssant et les poings fermés.  Quand elle marche dans ma direction, c’est fou comme j’ai toujours l’impression qu’elle va me rentrer dedans, mais au dernier moment, tout juste avant de me percuter, elle s’immobilise, serre les dents et me toise du haut de ses quatre pieds trois pouces.  Pas de niaisage, je sais, mais c’est plus fort que moi, il faut que je trouve un moyen de détendre l’atmosphère, que je verbalise l’inconfort suscité par son être-crissé-devant-moi.  Je ne peux pas supporter qu’elle enfonce ses petits yeux noirs dans les miens comme si j’étais un abruti à demi-toléré dont il fallait constamment redresser le pantalon et claquer le derrière de la tête.

Hééé, pas mal, ta nouvelle coiffure…
- You cut shit and leave alone my hair.  You have money?

Là-bas dans l’ombre, perdu au milieu des chaînes qui serpentent entre les blocs de béton et les retailles mouvantes de papier journal, Frank y va d’un petit «ha ha» faiblard.  Il ne commente jamais plus avant nos entretiens, «ha ha», c’est tout ce qu’il se limite à dire.  Je tends à Tomei la liasse de billets qu’elle compte à toute vitesse en les effeuillant du revers du pouce.

Good.  This for you.  Next friday we meet again.  I tell you where soon. 

Puis elle me tourne le dos sans un mot de plus et regagne l’entrepôt.  Je marche en direction de Frank.  Il fait haha, je fais haha aussi, nous faisons haha ensemble bien gentiment pendant que je loge les 87 cartouches de cigarettes dans le sac de hockey.


Quand je sors de l’usine, la chaleur est toujours aussi écrasante.  Sur la montagne de détritus qui encombre l’entrée du métro d’Iberville, deux mouettes engagent une lutte à finir par amour pour une boite de soupe Habitant qui regorge d’asticots.


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