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Dans le monde, on rencontre
trois catégories de personnes : les fumeurs, les non-fumeurs et les
anti-fumeurs. Quiconque envisage la
chose avec un minimum d’objectivité conviendra que les moments forts de son
existence – j’entends les plus jouissifs, les plus lumineux, les plus festifs –
ont presque toujours été vécus en compagnie de gens appartenant à la première
catégorie, alors que les moments les plus poches, les plus sombres (et bien souvent les plus abrutissants)
ont été, neuf fois sur dix, voire dix-neuf fois sur vingt, vécus à proximité de
gens relevant de la troisième.
Je prends, à titre d’exemple,
ma voisine du 303. Il y a six ans de
cela, c’est elle-même qui me l’a confié, elle a coupé la cigarette après avoir
fumé pendant plus d’un demi-siècle au rythme de deux paquets par jour. Résultat?
Rien. La cigarette lui
fournissait une des rares distractions pacificatrices de sa vieillesse. En cessant de fumer, elle n’a absolument rien
gagné, si ce n’est la conviction d’avoir été investie, Dieu sait par qui, de la
mission écolo-fasciste consistant à veiller à la salubrité olfactive de notre
immeuble. La conséquence en est qu’elle
rumine une ignoble frustration, une haine inépuisable dont je fais
quotidiennement les frais.
Sitôt que je referme derrière
moi la porte de mon logement pour emprunter l’escalier du cagibi, elle sort de
sa tanière en maugréant et vide un flacon complet de Febreeze: Pissssch-pisch-pisch-piiiiisssschhhhh. Si au moins elle variait les fragrances… Nan.
Elle alterne avec un entêtement sadique entre le vaporisateur aux
agrumes et l’autre abomination qui pue la poudre pour bébés Johnson's.
Plutôt confondre mon cendrier
avec un bol de céréales que de respirer cette marde-là. Je me pince le nez et je gagne la rue en sinuant
entre les mouettes et les sacs à ordures.
*
Tout juste avant d’entrer dans
le métro, j’avale un comprimé d’Anafranil.
Une fois passé le tourniquet, je baisse la tête de crainte d’apercevoir
la fille-aux-cheveux-longs-et-noirs.
La rupture avec Marie-Mortelle
m’avait fait très mal. Je croyais
pourtant m’en être assez bien sorti jusqu’à ce que les hallucinations visuelles
se mettent à affluer. J’ai fini par
comprendre que certaines choses sont faites pour ne jamais arriver, mais si,
contre toute attente, elles arrivent quand même, on sait tout de suite que ça
relève de l’ordre du miracle, que ça ne durera pas et qu’une fois
l’enchantement dissipé, l’idée ne sera pas tant de composer avec la suite que
de survivre au révolu, de bien s’entrer dans la tête qu’il n’y aura pas, qu’il
n’y aura jamais plus de seconde unique
fois, si ce n’est dans quelque noir poème d’Edgar Allan Poe, ou encore dans
le discours des motivateurs plafonnés qui confondent les lendemains qui
chantent avec un appel à l’autorité de leur propre moustache.
Je circule de wagon en wagon
avec une poche de hockey complètement vide : c’est là-dedans que je vais
fourguer les 87 cartouches de Player’s Light que Tomei va me refiler. Le point de rendez-vous change à peu près à
toutes les deux semaines. Aujourd’hui,
les affaires se brassent dans une usine désaffectée de la rue Molson.
Son épave de conjoint (ou de
frère aîné, ou d’amant, ou d’oncle, difficile à dire) se tient dans l’ombre, un
peu en retrait comme à son habitude. Je
le repère tout de suite, calé de travers sur une pile de pneus usés avec une
bouteille d’eau Évian à la main. Je n’ai
jamais su pourquoi, mais il tient absolument à ce qu’on l’appelle Frank. Tout le monde ici – je veux dire : Tomei
et moi -- l’appelle Frank. Il n’a pas
trop la tête de l’emploi, je trouve, mais je ne suis pas le mieux placé pour juger
de ces choses.
Tomei émerge de l’entrepôt d’un
pas rapide, l’air casssant et les poings fermés. Quand elle marche dans ma direction, c’est
fou comme j’ai toujours l’impression qu’elle va me rentrer dedans, mais au dernier
moment, tout juste avant de me percuter, elle s’immobilise, serre les dents et
me toise du haut de ses quatre pieds trois pouces. Pas de niaisage, je sais, mais c’est plus
fort que moi, il faut que je trouve un moyen de détendre l’atmosphère, que je
verbalise l’inconfort suscité par son être-crissé-devant-moi. Je ne peux pas supporter qu’elle enfonce ses
petits yeux noirs dans les miens comme si j’étais un abruti à demi-toléré dont
il fallait constamment redresser le pantalon et claquer le derrière de la tête.
- Hééé, pas mal, ta nouvelle coiffure…
- You cut
shit and leave alone my hair. You have
money?
Là-bas dans l’ombre, perdu au
milieu des chaînes qui serpentent entre les blocs de béton et les retailles
mouvantes de papier journal, Frank y va d’un petit «ha ha» faiblard. Il ne commente jamais plus avant nos
entretiens, «ha ha», c’est tout ce qu’il se limite à dire. Je tends à Tomei la liasse de billets qu’elle
compte à toute vitesse en les effeuillant du revers du pouce.
- Good. This for you.
Next friday we meet again. I tell
you where soon.
Puis elle me tourne le dos sans
un mot de plus et regagne l’entrepôt. Je
marche en direction de Frank. Il fait
haha, je fais haha aussi, nous faisons haha ensemble bien gentiment pendant que
je loge les 87 cartouches de cigarettes dans le sac de hockey.
Quand je sors de l’usine, la
chaleur est toujours aussi écrasante.
Sur la montagne de détritus qui encombre l’entrée du métro d’Iberville,
deux mouettes engagent une lutte à finir par amour pour une boite de soupe
Habitant qui regorge d’asticots.
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