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Gauthier habite le quartier
Outremont où je n’avais pas mis les pieds depuis des lustres. Outre quelques juifs hassidiques qui ressemblent
vaguement aux gars de ZZ Top et une vieille bique entretenue aux seins refaits,
je n’y ai pas croisé grand monde depuis le moment où j’ai bifurqué de la rue
Bernard pour piquer à travers le parc.
Dans le ciel, la lune pleine
éclate comme un projecteur de 10,000 watts.
Aucun signe de la fille aux cheveux-longs-et-noirs. De temps à autre, il fait bon se rappeler que
la solitude a ses avantages et qu’on n’est pas pour autant le protagoniste d’une
nouvelle de Lovecraft.
Dix minutes plus tard, je fais
mon entrée dans le vaste salon du 876, Willowdale. Gauthier est là, flanqué de quelques échalas,
profil crève-la-faim with an attitude,
qui se présentent à moi un peu froidement sous les prénoms de Patrick-Alexandre,
Christophe-Éloi, Jacques-Michel, Simon-Victor, Pierre-Tristan et John-John. À l’exception de ce dernier, manifestement
plus amoché, et dont le sourire semble ontologiquement fendu jusqu’aux
oreilles, les autres forment une compagnie de jeunes gens qui m’apparaissent
comme des ploucs ombrageux, des névrosés de choc dont les études post-doctorales
et autres passions germanophiles n’auront finalement servi à rien si ce n’est à
entretenir chez eux une haine diffuse, infiniment recuite et ruminée, un état
de ricanement halluciné, hautain et inflammable dont on sent qu’il pourrait en
principe se cristalliser autour de n’importe quelle cause pourvu qu’elle leur
permette de sortir les crocs et de foncer tête première dans le mur du Négatif.
Pour l’instant, ils gravitent
autour de Mathieu Bock-Côté qui a pris place sur un fauteuil de facture
victorienne, verre de scotch à la main, et qui tète un cigarillo en jetant à la
ronde le regard d’un démon qui rêve.*
Le buffet froid a déjà été
largement entamé : à l'exception de quelques cubes de fromage durcis et de noyaux
d’olives noires qui plombent des assiettes empilées de travers, tout
est consommé, et seul John-John s’acharne encore à pomper bruyamment la paille
de plastique qui plonge dans le berlingot ratatiné de son petit jus Oasis.
Nous prenons place à notre tour
sur des chaises paroissiales qui ont été disposées en demi-cercle autour du
fauteuil de Mathieu-Bock, ce phare dans
la nuit de notre culture occidentale.
- Mes amis, dit Gauthier, mes amis… Je vous présente *** que nous accueillons ce
soir, un ancien étudiant lui aussi, et à qui je souhaite la bienvenue au nom de
notre petite société. Je vous aurais
bien invité à vous servir un verre de rouge, mais je crains que… Mais voilà, nous sommes déjà à sec, haha… Qu’à cela ne tienne, j’ai demandé à mon
épouse de faire un petit crochet par le dépanneur, et, ma foi, elle ne devrait
plus tarder à présent…
Je jette un œil sur les photos
de personnalités qui ont marqué l’histoire politique du Québec, et qui garnissent
les murs du salon. René Lévesque, Jean
Lesage, Pauline Marois, Paul Rose… Seul
détail qui jure dans l’ensemble : une affiche laminée de Mélanie Joly,
surmontée de l’inscription : «Un vote, une pipe».
- Trêve de formalités, nous sommes ici entre nous, n’est-ce pas, alors nous
irons droit au but… Chers amis, vous savez comme moi que le temps
de la réflexion est depuis longtemps passé.
Voilà déjà bientôt deux ans que nous nous réunissons afin de
débroussailler le concept de nation, d’en dégager les grandeurs et les misères,
d’en cerner l’avenir incertain, et nos échanges là-dessus ont favorisé la
formulation de questions inédites, parfois sensibles, voire abyssales, n’est-ce
pas… Mais ce soir, Mathieu-Bock, que
vous connaissez tous, va nous proposer rien de moins qu’un plan d’action, oui,
et si le mot n’est pas trop fort (il me corrigera le cas échéant), j’irais
jusqu’à dire qu’il va nous présenter un projet
d’intervention politique qui, ma foi, ne peut être décrit que comme
l’aboutissement fatal et lumineux de…
- Maaaaa-thieu, Maaaa-thieu, Maaaa-thieu...
- Mais oui, John-John, Mathieu-Bock que
voici va prendre la parole, mais tu dois nous promettre de ne pas l’interrompre
comme l’autre fois, n’est-ce pas, mon petit?
- Ok, p’pa, promis… Maaaaa-thieu…
Je ne vais pas bien. Le gars va parler, il va tenir un discours
atterrant, je le sais, je le sens, il me fixe dans les yeux, il ne me quitte
pas du regard un seul instant et je ne peux pas plonger la main dans ma poche
afin de bouffer une poignée d’Anafranil sans éveiller les soupçons de
Christophe-Éloi, Tristan-Patente et compagnie.
J’enfonce les ongles dans le bois de la chaise et je baisse la tête.
- Alors voilà, sans plus tarder, je… Mathieu-Bock, la parole est à toi.
La mine affligée au-delà de
toute mesure, l’absolu objet du désir inspire à fond, se redresse sur le
fauteuil, se penche légèrement et stabilise la position de ses coudes sur les
genoux en faisant tournoyer les glaçons au fond de son verre. Il ferme les yeux, ouvre la bouche -- mais
rien ne vient, la nuit ne coule pas de source, on sent qu’une parole immense se cherche
confusément dans les profondeurs, mais qu’elle ne saurait se trouver avant d’avoir
surmonté une détresse immémoriale.
Une fébrilité électrisante affleure à la surface des corps crispés, tordus sur les chaises de bois, projetés
vers l’avant en attente du dernier grand soir concevable à l’ouest de Park
Avenue. Mathieu-Bock s'ébranle, la terre tremble, cette fois, pas de doute, la parole est en chemin, elle monte à l’amour
comme une coulée de lave brute irriguant à rebours les veines d’un volcan. C’est parti!
- ALULULE? ALALULULULLE! LOILOLOLOILOILOLILILOLLLLULE! LULALULAULAULALLUULLLLELELELELLILILULUULLE!
- ALULULE? ALALULULULLE! LOILOLOLOILOILOLILILOLLLLULE! LULALULAULAULALLUULLLLELELELELLILILULUULLE!
(…)
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