vendredi 26 mai 2017

Les vents solaires, 5

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Gauthier habite le quartier Outremont où je n’avais pas mis les pieds depuis des lustres.  Outre quelques juifs hassidiques qui ressemblent vaguement aux gars de ZZ Top et une vieille bique entretenue aux seins refaits, je n’y ai pas croisé grand monde depuis le moment où j’ai bifurqué de la rue Bernard pour piquer à travers le parc. 

Dans le ciel, la lune pleine éclate comme un projecteur de 10,000 watts.  Aucun signe de la fille aux cheveux-longs-et-noirs.  De temps à autre, il fait bon se rappeler que la solitude a ses avantages et qu’on n’est pas pour autant le protagoniste d’une nouvelle de Lovecraft.

Dix minutes plus tard, je fais mon entrée dans le vaste salon du 876, Willowdale.  Gauthier est là, flanqué de quelques échalas, profil crève-la-faim with an attitude, qui se présentent à moi un peu froidement sous les prénoms de Patrick-Alexandre, Christophe-Éloi, Jacques-Michel, Simon-Victor, Pierre-Tristan et John-John.  À l’exception de ce dernier, manifestement plus amoché, et dont le sourire semble ontologiquement fendu jusqu’aux oreilles, les autres forment une compagnie de jeunes gens qui m’apparaissent comme des ploucs ombrageux, des névrosés de choc dont les études post-doctorales et autres passions germanophiles n’auront finalement servi à rien si ce n’est à entretenir chez eux une haine diffuse, infiniment recuite et ruminée, un état de ricanement halluciné, hautain et inflammable dont on sent qu’il pourrait en principe se cristalliser autour de n’importe quelle cause pourvu qu’elle leur permette de sortir les crocs et de foncer tête première dans le mur du Négatif.

Pour l’instant, ils gravitent autour de Mathieu Bock-Côté qui a pris place sur un fauteuil de facture victorienne, verre de scotch à la main, et qui tète un cigarillo en jetant à la ronde le regard d’un démon qui rêve.*

Le buffet froid a déjà été largement entamé : à l'exception de quelques cubes de fromage durcis et de noyaux d’olives noires qui plombent des assiettes empilées de travers, tout est consommé, et seul John-John s’acharne encore à pomper bruyamment la paille de plastique qui plonge dans le berlingot ratatiné de son petit jus Oasis.

Nous prenons place à notre tour sur des chaises paroissiales qui ont été disposées en demi-cercle autour du fauteuil de Mathieu-Bock, ce phare dans la nuit de notre culture occidentale.

Mes amis, dit Gauthier, mes amis…  Je vous présente *** que nous accueillons ce soir, un ancien étudiant lui aussi, et à qui je souhaite la bienvenue au nom de notre petite société.  Je vous aurais bien invité à vous servir un verre de rouge, mais je crains que…  Mais voilà, nous sommes déjà à sec, haha…  Qu’à cela ne tienne, j’ai demandé à mon épouse de faire un petit crochet par le dépanneur, et, ma foi, elle ne devrait plus tarder à présent…

Je jette un œil sur les photos de personnalités qui ont marqué l’histoire politique du Québec, et qui garnissent les murs du salon.  René Lévesque, Jean Lesage, Pauline Marois, Paul Rose…  Seul détail qui jure dans l’ensemble : une affiche laminée de Mélanie Joly, surmontée de l’inscription : «Un vote, une pipe».

- Trêve de formalités, nous sommes ici entre nous, n’est-ce pas, alors nous irons droit au but…   Chers amis, vous savez comme moi que le temps de la réflexion est depuis longtemps passé.  Voilà déjà bientôt deux ans que nous nous réunissons afin de débroussailler le concept de nation, d’en dégager les grandeurs et les misères, d’en cerner l’avenir incertain, et nos échanges là-dessus ont favorisé la formulation de questions inédites, parfois sensibles, voire abyssales, n’est-ce pas…  Mais ce soir, Mathieu-Bock, que vous connaissez tous, va nous proposer rien de moins qu’un plan d’action, oui, et si le mot n’est pas trop fort (il me corrigera le cas échéant), j’irais jusqu’à dire qu’il va nous présenter un projet d’intervention politique qui, ma foi, ne peut être décrit que comme l’aboutissement fatal et lumineux de…
- Maaaaa-thieu, Maaaa-thieu, Maaaa-thieu...
- Mais oui, John-John, Mathieu-Bock que voici va prendre la parole, mais tu dois nous promettre de ne pas l’interrompre comme l’autre fois, n’est-ce pas, mon petit?
- Ok, p’pa, promis…  Maaaaa-thieu…

Je ne vais pas bien.  Le gars va parler, il va tenir un discours atterrant, je le sais, je le sens, il me fixe dans les yeux, il ne me quitte pas du regard un seul instant et je ne peux pas plonger la main dans ma poche afin de bouffer une poignée d’Anafranil sans éveiller les soupçons de Christophe-Éloi, Tristan-Patente et compagnie.  J’enfonce les ongles dans le bois de la chaise et je baisse la tête.

Alors voilà, sans plus tarder, je…  Mathieu-Bock, la parole est à toi.

La mine affligée au-delà de toute mesure, l’absolu objet du désir inspire à fond, se redresse sur le fauteuil, se penche légèrement et stabilise la position de ses coudes sur les genoux en faisant tournoyer les glaçons au fond de son verre.  Il ferme les yeux, ouvre la bouche -- mais rien ne vient, la nuit ne coule pas de source, on sent qu’une parole immense se cherche confusément dans les profondeurs, mais qu’elle ne saurait se trouver avant d’avoir surmonté une détresse immémoriale.

Une fébrilité électrisante affleure à la surface des corps crispés, tordus sur les chaises de bois, projetés vers l’avant en attente du dernier grand soir concevable à l’ouest de Park Avenue.  Mathieu-Bock s'ébranle, la terre tremble, cette fois, pas de doute, la parole est en chemin, elle monte à l’amour comme une coulée de lave brute irriguant à rebours les veines d’un volcan.  C’est parti!

- ALULULE?  ALALULULULLE! LOILOLOLOILOILOLILILOLLLLULE!  LULALULAULAULALLUULLLLELELELELLILILULUULLE!

(…) 

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