mercredi 26 avril 2017

Les vents solaires (feuilleton existentiel, 2)

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Je n’ai pas vu Fripouille depuis les deux derniers jours.  Je crois qu’il me boude de l’avoir grondé si fort à cause de la bestiole qu’il a ramenée à l’appartement l’autre matin.  Rien à faire, je ne peux pas supporter de buter sur une dégueulasserie sanglante qui gît toute taponnée sur le plancher de la salle de bain, d’autant que ces trouvailles morbides se multiplient depuis que les vidangeurs ont déclenché la grève.  Oui, mon chat s’est considérablement ensauvagé à force de courir les écureuils à travers les trouées de détritus.

Pascal dit que le cœur de l’homme est plein d’ordures : cela s’entend puisque dans ce domaine, malheureusement, la collecte ne s’effectue pas deux fois la semaine.  Mais je me demande tout de même comment Pascal aurait formulé la chose s’il avait vu le spectacle qu’offre la rue Saint-Hubert ces derniers temps.  Voilà plus d’un mois que les sacs s’échelonnent sur les trottoirs.  Leur instabilité pyramidale favorise les affaissements, les bris, les fissures, et si de surcroît le soleil se met à taper là-dedans, alors il faut voir à quelle vitesse la canicule liquéfie les osselets contondants, dépèce les épaves opalescentes et favorise la nécro-synthèse de toutes ces singularités qui émergent, ivres de lumière, des plastiques éventrés.  La vermine afflue en proportion des égouts et des buissons.  Autrefois, la ruelle était le territoire de chasse de Fripouille, à présent c’est son Eden, sa ligne de fuite, sa psychose.

Saleté de chat qui pue et que j’aime de toute mon âme, où donc es-tu passé?

Je me traîne jusqu’à la table de travail en zigzaguant entre les boites de cigarettes de contrebande.  Coincé entre le poêle et l’imprimante, dos arqué sur le tabouret qui me tient lieu de chaise orthopédique, j’adopte la position du charognard.  Je dispose d’un laptop de piètre qualité qui demeure branché en permanence sur tous les réseaux qui me raccordent plus ou moins étroitement à l’univers de mes semblables.  Je tape à gauche, je pioche à droite, j’enchaîne les télégrammes en faisant tourner les destinataires, je catapulte des éclats de discours tous azimuts, et puis j’attends. Les onglets se chevauchent sur la barre horizontale de l’écran comme des bardeaux sur le toit d’une maison de Provence.  Et pour lutter contre le sommeil,  je carbure au café, à l’Anafranil et aux notifications. 

À la cigarette aussi, mais sur ce plan, c’est un peu plus compliqué car je dois sans cesse composer avec la présence de la vieille agitée du 303, ma voisine de droite, souillon totale et garde-chiourme infatigable que Dieu a envoyée parmi les hommes afin de vaporiser du Febreze à tous les étages et postillonner de fureur à la face des pestiférés de mon espèce.  Elle ne m’aime pas et Fripouille le lui rend bien : il feule dès qu’il la voit, il en frémit de toutes ses antennes.

Ma voisine de gauche, celle du 301, est peut-être encore plus âgée que l’autre, mais au moins elle me fout la paix.  Je l’entends parfois : tôt le matin, sa voix me parvient de derrière la cloison quand elle se parle à elle-même ou qu’elle se met à chanter.  Les années l’enfoncent progressivement dans une démence très douce et dont les effets sont peu remarquables.  Si je l’entends souvent, en revanche je ne la vois presque jamais.  Je n’ai eu affaire à elle qu’une seule fois en deux ans, le jour où j’ai dû me débarrasser de mon sofa-lit et que j’ai vainement tenté de lui expliquer que l’huile végétale n’était pas la solution la plus indiquée pour venir à bout des punaises de lit.

Deux nouvelles notifications.  La première est de Tomei.  Elle me demande où j’en suis avec les deux dernières cargaisons de Player’s Light.  Lui répondre que je les ai disposées de manière à improviser une table à café n’est pas une option.  Soit, je lui écris de ne pas s’inquiéter, que vendredi soir prochain, comme d’habitude, je vais faire la tournée des parcs et lorgner du côté de la piste cyclable à la hauteur de Papineau.  Elle me répond vite et sec : You need.  The boss no happy otherwise.  Do quickly.  No fuck.

La seconde notification me reconduit dans la messagerie de Facebook.  Tiens, tiens, mon vieux prof de philo politique…  Il ne me tient pas rigueur de ce «baiser volé» à la librairie Gallimard, il a compris que je n’étais pas dans mon assiette, qu’on ne doit pas laisser un simple malentendu ruiner les possibilités qui nous sont données de «réfléchir en commun sur l’avenir du concept de nation», il me transmet ses amitiés, m’envoie presque aussitôt une demande qui va en ce sens, puis conclut en m’informant, «au cas où cela m’intéresserait», que le groupe se réunira chez lui le 8 mai prochain, que «Mathieu sera des nôtres» et qu’il ira même jusqu’à nous proposer un «plan d’action qui ne saurait laisser personne indifférent», mais dont il ne peut pas me révéler ici «les tenants et les aboutissants».

J’accepte la demande d’amitié de Raymond Gauthier et je compte désormais 192 amis sur Facebook.

Je laisse la paix de ce jeudi soir retomber sur le réseau dont je balaie distraitement le fil d’actualité.  Dans la colonne de droite, je repère les amis actifs dont la présence est signalée par un petit point vert.  En suspens entre les statuts polyscopiques qui défilent derrière l’écran, je goûte le même silence qu’un soir de neige lente.  Que venons-nous chercher ici que nous n’avons pas déjà perdu depuis longtemps?  Nous passons, nous apparaissons, nous nous dispersons.  Si c’est la solitude qui nous lie bien au-delà de l’amitié, fût-elle louche, lointaine, solaire ou nominale, alors je persévère encore un peu à proximité de cet amas de monades fantomatiques, et je voudrais que nous demeurions pour toujours dans cette sérénité sans objet, que les petits points verts ne s’éteignent pas tous les uns après les autres au fur et à mesure que la nuit progresse.


Que je ne me retrouve pas seul à une heure du matin avec pour seul compagnon muet un photographe italien de troisième zone qui vient tout juste de démarrer sa cafetière de l’autre côté de l’Atlantique. 

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