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Je n’ai pas vu Fripouille
depuis les deux derniers jours. Je crois
qu’il me boude de l’avoir grondé si fort à cause de la bestiole qu’il a
ramenée à l’appartement l’autre matin. Rien
à faire, je ne peux pas supporter de buter sur une dégueulasserie sanglante qui
gît toute taponnée sur le plancher de la salle de bain, d’autant que ces
trouvailles morbides se multiplient depuis que les vidangeurs ont déclenché la
grève. Oui, mon chat s’est
considérablement ensauvagé à force de courir les écureuils à travers les
trouées de détritus.
Pascal dit que le cœur de
l’homme est plein d’ordures : cela s’entend puisque dans ce domaine,
malheureusement, la collecte ne s’effectue pas deux fois la semaine. Mais je me demande tout de même comment
Pascal aurait formulé la chose s’il avait vu le spectacle qu’offre la rue
Saint-Hubert ces derniers temps. Voilà
plus d’un mois que les sacs s’échelonnent sur les trottoirs. Leur instabilité pyramidale favorise les affaissements,
les bris, les fissures, et si de surcroît le soleil se met à taper là-dedans,
alors il faut voir à quelle vitesse la canicule liquéfie les osselets
contondants, dépèce les épaves opalescentes et favorise la nécro-synthèse de toutes ces singularités qui émergent, ivres de
lumière, des plastiques éventrés. La vermine
afflue en proportion des égouts et des buissons. Autrefois, la ruelle était le territoire de chasse de Fripouille,
à présent c’est son Eden, sa ligne de fuite, sa psychose.
Saleté de chat qui pue et que
j’aime de toute mon âme, où donc es-tu passé?
Je me traîne jusqu’à la table
de travail en zigzaguant entre les boites de cigarettes de contrebande. Coincé entre le poêle et l’imprimante, dos
arqué sur le tabouret qui me tient lieu de chaise orthopédique, j’adopte la
position du charognard. Je dispose d’un
laptop de piètre qualité qui demeure branché en permanence sur tous les réseaux
qui me raccordent plus ou moins étroitement à l’univers de mes semblables. Je tape à gauche, je pioche à droite,
j’enchaîne les télégrammes en faisant tourner les destinataires, je catapulte
des éclats de discours tous azimuts, et puis j’attends. Les onglets se
chevauchent sur la barre horizontale de l’écran comme des bardeaux sur le toit
d’une maison de Provence. Et pour lutter
contre le sommeil, je carbure au café, à
l’Anafranil et aux notifications.
À la cigarette aussi, mais sur
ce plan, c’est un peu plus compliqué car je dois sans cesse composer avec la présence
de la vieille agitée du 303, ma voisine de droite, souillon totale et garde-chiourme infatigable
que Dieu a envoyée parmi les hommes afin de vaporiser du Febreze à tous les
étages et postillonner de fureur à la face des pestiférés de mon espèce. Elle ne m’aime pas et Fripouille le lui rend
bien : il feule dès qu’il la voit, il en frémit de toutes ses antennes.
Ma voisine de gauche, celle du
301, est peut-être encore plus âgée que l’autre, mais au moins elle me fout la
paix. Je l’entends parfois : tôt le
matin, sa voix me parvient de derrière la cloison quand elle se parle à
elle-même ou qu’elle se met à chanter.
Les années l’enfoncent progressivement dans une démence très douce et dont
les effets sont peu remarquables. Si je
l’entends souvent, en revanche je ne la vois presque jamais. Je n’ai eu affaire à elle qu’une seule fois
en deux ans, le jour où j’ai dû me débarrasser de mon sofa-lit et que j’ai vainement
tenté de lui expliquer que l’huile végétale n’était pas la solution la plus indiquée
pour venir à bout des punaises de lit.
Deux nouvelles notifications. La première est de Tomei. Elle me demande où j’en suis avec les deux
dernières cargaisons de Player’s Light.
Lui répondre que je les ai disposées de manière à improviser une table à
café n’est pas une option. Soit, je lui
écris de ne pas s’inquiéter, que vendredi soir prochain, comme d’habitude, je
vais faire la tournée des parcs et lorgner du côté de la piste cyclable à la
hauteur de Papineau. Elle me répond vite et sec : You need. The boss no happy
otherwise. Do quickly.
No fuck.
La seconde notification me reconduit
dans la messagerie de Facebook. Tiens, tiens, mon
vieux prof de philo politique… Il ne me
tient pas rigueur de ce «baiser volé» à la librairie Gallimard, il a compris
que je n’étais pas dans mon assiette, qu’on ne doit pas laisser un simple
malentendu ruiner les possibilités qui nous sont données de «réfléchir en
commun sur l’avenir du concept de nation», il me transmet ses amitiés, m’envoie presque aussitôt une demande qui va
en ce sens, puis conclut en m’informant, «au cas où cela m’intéresserait», que
le groupe se réunira chez lui le 8 mai prochain, que «Mathieu sera des nôtres»
et qu’il ira même jusqu’à nous proposer un «plan d’action qui ne saurait
laisser personne indifférent», mais dont il ne peut pas me révéler ici «les
tenants et les aboutissants».
J’accepte la demande d’amitié
de Raymond Gauthier et je compte désormais 192 amis sur Facebook.
Je laisse la paix de ce jeudi
soir retomber sur le réseau dont je balaie distraitement le fil
d’actualité. Dans la colonne de droite,
je repère les amis actifs dont la présence est signalée par un petit point
vert. En suspens entre les statuts polyscopiques qui
défilent derrière l’écran, je goûte le même silence qu’un soir de neige lente. Que venons-nous chercher ici que nous n’avons pas
déjà perdu depuis longtemps? Nous passons,
nous apparaissons, nous nous dispersons.
Si c’est la solitude qui nous lie bien au-delà de l’amitié, fût-elle
louche, lointaine, solaire ou nominale, alors je persévère encore un peu à
proximité de cet amas de monades fantomatiques, et je voudrais que nous
demeurions pour toujours dans cette sérénité sans objet, que les petits points
verts ne s’éteignent pas tous les uns après les autres au fur et à mesure que
la nuit progresse.
Que je ne me retrouve pas seul
à une heure du matin avec pour seul compagnon muet un photographe italien de
troisième zone qui vient tout juste de démarrer sa cafetière de l’autre côté de
l’Atlantique.
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